À force de taper sur la pierre la plus près pour compter les secondes, Ntikuma avait déjà perdu le compte. Un seul moment de distraction où il avait osé penser à autre chose et il ne se souvenait déjà plus de s'il avait atteint les neuf cent ou pas. C'était pourtant suffisant pour lui révéler le temps qui s'était écoulé depuis que la gamine et le motard avaient pénétré dans la Caserne : trop. Qu'est-ce qui pouvait prendre autant de temps?
En voyant la silhouette de la petite qui croulait sous le poids de celui qu'ils étaient venus chercher, le petit être regretta de s'être posé la question. Le père ne pouvait même pas marcher seul, le sang qui suintait de ses genoux ne donnait qu'une obscure idée de ce qu'il avait subi là-dedans, et sa fille n'avait même pas trouvé la force de marcher jusqu'ici seule, Ntikuma avait fini par la porter jusqu'à leur destination. Leur demander de subir la punition prévue pour eux, même sur quelques mètres, brisait le coeur de l'Ashanti qui ne pouvait plus attendre de sortir de sa cachette pour se porter à leur secours. Maintenant, il aurait la chance de les aider réellement.

Mais leur allié inattendu, le péon au casque en forme de crâne, surgit derrière la petite famille en gesticulant comme un pantin, mais le forgeron crut voir un signe formé à l'arrache, celui d'attendre. Ses vêtements teints en gris grâce à son cosmos offrait un camouflage parfait au milieu du paysage volcanique, sans être particulièrement "voyant" pour un éveillé, mais s'il fallait qu'il se dévoile au mauvais moment... Selon le motard, personne n'était autorisé à assister la fillette dans sa sentence, et l'Oiseau du Paradis avait encore trop de fidèles sur l'île pour qu'ils se permettent de prendre cette chance. Un autre problème en soi, qu'il avait soulevé tout de suite au moment de se mettre en route:

-Vous êtes vu avec eux au village, tout le monde va le savoir en moins de cinq minutes. Même au Colisée je prendrais pas de chance...

Ce qui voulait dire que le seul endroit sûr où abriter les deux victimes était le Laboratoire, ce qui était tout sauf convenable. Ils avaient besoin de soins, tous les deux, et si Reagan n'avait ne serait-ce que l'ombre d'un doute sur ce qui se passait, c'était aussi la cachette la plus évidente... Mais ils n'avaient pas le choix.

Dès que leur allié se mit à donner ses ordres d'une voix sèche, mais basse, plutôt que de hurler, Ntikuma su que quelque chose n'allait pas.

-Allez, grouille-toi! Et pas un mot, on dérange pas le Seigneur Reagan et ses invités!

Non. Il était encore là, et il n'était pas seul! Ne pouvant pas prendre la chance qu'un possible éveillé plus sensible à ses alentours ne remarque sa présence, la silhouette —maintenant plus grise que rouge— entreprit de se déplacer sans se départir de son camouflage, encourageant la gamine de quelques signes dès qu'elle le pouvait en attendant le signal pour se mettre au travail. Et cela prit bien trop de temps, pour une distance bien trop courte. Ce n'est que lorsque l'entrée de la Caserne fut hors de leur vue que le motard permit d'aider, sans pour autant laisser le forgeron se servir de ses pouvoirs. Ce dernier ne perdit pas de temps et récupéra la petite, pendant que le péon chargeait le père sur son dos, et ils purent avancer bien plus vite avant que les dangers de la route ne les arrêtent encore. On ne l'appelait pas le Chemin des Supplices pour rien...

-Bon, on pourra pas aller plus loin comme ça. Faites votre truc, mais soyez discret!

Heureusement que les autres forgerons n'étaient pas là, ils auraient fait un commentaire désobligeant. Retenant un ricanement, Ntikuma déposa son fardeau et s'agenouilla devant la petite équipe, fermant les yeux pour se concentrer. Le cosmos lumineux qui s'échappa de ses mains ne perdit pas de temps à s'activer, créant une sorte de civière qui pouvait autant être portée à deux que traînée au sol sans blesser la victime. Le motard et la fillette entreprirent tout de suite d'y déposer le père, pendant que l'Araignée examinait le terrain pour repérer les endroits qui poseraient le plus problème. Avec son pouvoir, s'en débarrasser serait plutôt simple.

-Reagan était en train de causer avec une femme, là-dedans. Je... Je crois que c'était une déesse.

Un long frisson parcourut le dos du petit être, qui lança un dernier coup d'œil au sentier derrière eux comme s'il avait peur que la dite femme apparaisse pendant que leur garde était baissée. Les raisons pourquoi elle serait là, en compagnie de Reagan, il n'y en avait pas des tonnes, et cette nouvelle avait de quoi les terrifier. Finalement, le désir de liberté des Black Knights était bien faible si la première offre de puissance venue leur faisait oublier leur parole.
Des pensées bien dures, que Ntikuma ne pouvait qu'appliquer aussi à lui-même. Et pour avoir été là, il savait dans quel genre de panneau Reagan risquait de tomber, mais il ne pouvait rien contre quelqu'un qui n'écoutait pas. Il devait être arrêté, comme Iblis...
Non. Cette fois, il le ferait dans les règles. Et ensuite, peut-être qu'il écoutera.

À partir de là, la traversé fut bien plus rapide, autant parce que le chemin devenait plus praticable que parce que l'encapé se déplaçait vite et incitait ses compagnons de voyages à en faire autant. Quand la silhouette du Laboratoire apparut enfin, ce n'est que là qu'il arrêta la troupe pour livrer ses instructions : le motard partirait le premier pour le village, la fillette emmènerait son père au Laboratoire où ils resteraient tous les deux cachés, et le forgeron attendrait que tout le monde soit bien parti pour rejoindre le port et quitter l'île, le temps d'aller chercher de l'aide. Car il y avait encore moyen de lier l'utile à l'agréable, et cette mésaventure lui avait rappelé à quel point il avait besoin de plus d'amis en ce monde. Le péon gratta nerveusement la surface peinte de son casque avant de lui offrir un petit salut de la main.

-Faites-vous pas tuer.

La fillette y alla de ses propres remerciements, puis disparut à son tour en laissant le petit être seul. Ce n'était pas le genre de voyage qu'il pensait avoir à faire un jour, mais pour que cette histoire touche enfin à sa fin, c'était un mal nécessaire : se rendre là où tout avait commencé.