Le corps de Wolgorn, poussé au-delà de ses limites, commença à se désagréger au milieu des cèdres sacrés. Sa carcasse carbonisée fut aussitôt réduite en cendre et balayée par le vent. Avant que cela ne se produise, une sphère luminescente parme s'en extirpa et fila telle une comète à travers les dimensions. L'âme du Spectre voyagea jusqu'en Enfer, son Étoile Maléfique ayant encore besoin de lui malgré son échec. Progressivement, la conscience lui revint et il sentit que là où il s'était totalement abandonné dans son combat contre le Humbaba, il retrouvait de la substance. La lumière lui parvint de nouveau, tout comme ses sensations physiques et ses yeux se rouvrirent brusquement. Le Russe, jusqu'à présent inerte, eut le réflexe de se relever et vit où il était.

Retour à la Demeure du Jugement, comme après sa défaite contre Éléonore. Wolgorn continua de regarder autour de lui et s'aperçut que des Squelettes étaient en train de le soigner. Son corps était presque intégralement recouvert de bandages et il n'était même pas arrivé à se redresser. Allongé et exténué, le moindre de ses efforts pour se mouvoir le faisait terriblement souffrir. En dépit de toute la pratique sur son flux de douleur, il en était réduit à l'impuissance. Le Bourreau vit alors que Rogos se trouvait juste à côté, lui aussi dans un piteux état. Si le Dullahan était avec lui, cela ne pouvait dire qu'une chose : le Mésopotamien n'était pas tombé. Ainsi le Russe avait bel et bien perdu contre lui, ajoutant une disgrâce supplémentaire à son compte.

Minable. Il n'y avait pas d'autres mots : il se sentait complètement minable. Plus que tout, l'Exécuteur désirait gagner, prouver à tous qu'il était le meilleur parmi les guerriers d'Hadès et laver son honneur. Hélas, sa faiblesse l'avait mené à échouer une fois de plus, le pire étant qu'il ne pouvait se permettre d'en avoir l'habitude. Sa honte le submergea et les larmes coulèrent à flots, imprégnant le tissu qui le pansait. Tout ce qu'il pouvait faire était pleurer comme un enfant et se lamenter sur sa nullité. Si seulement Wolgorn avait eu plus de force, il aurait pu l'emporter ou au moins faire match nul. Non, il ne pouvait décemment exiger plus de puissance s'il ne donnait rien en retour et ne faisait pas d'efforts. S'il pouvait encore s'apitoyer sur son sort, c'était bien parce qu'il gardait trop de choses superflues en lui.

C'en était fini de retarder l'échéance, il devait sauter le pas et se convertir définitivement en monstre. Néanmoins, cette perspective si proche l'angoissait et il ne pouvait rien accomplir dans sa condition physique. Se faisant violence pour se remettre sur pieds, le Russe essaya de se convaincre que ce n'était qu'un mauvais moment à passer, rien de plus. Les Squelettes qui l'entouraient essayèrent de le dissuader de se forcer ainsi, mais il réussit finalement à se lever. Ce fut extrêmement pénible et les muscles du Bourreau enduraient une véritable torture permanente. Haletant et vacillant, il posa le regard sur Rogos et se demanda s'il était parvenu à terrasser le Humbaba. De tout évidence, il préférait ne pas le savoir. Ce qui l'inquiétait le plus, c'était Oblivion et ce qu'elle était devenue. S'était-elle chargée du gardien et de la hache ou bien s'était-elle lâchement enfuie, laissant ses compagnons sur le carreau ?

Wolgorn devait prestement se remettre en route pour avoir le fin mot de l'histoire. Trop fatigué pour bouger, il tomba à genoux et le temps de reprendre son souffle, ordonna aux larbins :

"Allez me chercher un manteau ! Tant que vous y êtes, ramenez aussi ce qu'il reste de mon Surplis à la forge !"

Prostré, le Bourreau profita de ce battement pour récupérer et contempla les éclats de son armure, répandus sur les pavés. Les Squelettes essayaient laborieusement de les rassembler et d'autres d'ajuster les bandages de leur supérieur tout en finissant de lui appliquer du baume. Son enveloppe corporelle était donc en si piètre état que cela ? C'était à croire que les multiples résurrections de l'Exécuteur tarissaient l'énergie de son étoile. Balayant cette idée de son esprit, il sécha ce qui lui restait de ses larmes.

Assis sur les marches blanches de la Demeure du Jugement, Wolgorn buvait un breuvage tonifiant préparé par les Squelettes. Le goût de la mixture était infecte et il était sur le point de vomir tant c'était insoutenable. Le Bourreau inspecta ensuite ses blessures et s'aperçut qu'il était intégralement brûlé, témoignage des laquais à l'appui. C'était pire que ce qu'il croyait et les soins intensifs qu'on lui prodiguait finirent par le transformer en momie. Complètement couvert de bandages, il était méconnaissable et se sentait terriblement amoindri. Même avec la régénération spectrale, son corps allait mettre du temps à retrouver sa forme d'origine. Et encore, tous ces combats accumulés allaient certainement lui laisser des séquelles. Qu'importe, s'il devait se battre pour Hadès, il n'avait pas à se préoccuper de son apparence physique.

Rogos, qui était jusque-là évanoui, se réveilla à son tour et nota la présence du Russe. Ce dernier fixa sévèrement sous ses bandelettes son collègue, curieux malgré tout de connaître l'issue de la mission. Le Dullahan lui raconta alors qu'il avait réussi à enrôler Oblivion et qu'ils s'étaient donnés rendez-vous à la cité d'Elis. Elle avait probablement mis la main sur la hache de Humbaba et réussi à s'échapper de la Forêt de Cèdres. Néanmoins, tout cela ne restait que suppositions et manifestement, l’Étoile de l'Ombre avait perdu contre le démon ancien. Dire que Wolgorn s'était acharné durant son duel contre le Mésopotamien et lui se pointait avec une défaite et de vagues promesses ! Le Bourreau, jusque-là déprimé et léthargique, se sentit bouillir et réprimait son envie d'étrangler son confrère. En plus, celui-ci s'était permis de l'humilier avec le concours de la Berserker, c'était impardonnable.

"Rogos... Et si elle ne tient pas parole ? Et si elle s'était faite misérablement buter ?" gronda l'Exécuteur.

Si cela se trouvait, la mission était d'ores et déjà un fiasco. Qu'allaient-ils répondre à Minos de cela ? Il jeta un regard lourd de colère à son camarade et serra les poings, tandis que les Squelettes déglutissaient devant son énervement. Heureusement, l'un d'entre eux revint avec le manteau qu'avait demandé le Russe et le lui enfila consciencieusement. Le sbire tenta de l'apaiser en lui massant les épaules en même temps qu'il l'habillait. Cependant, rien n'y faisait, d'autant plus qu'un autre troufion annonça qu'ils n'étaient pas en mesure de réparer leurs Surplis. Il n'y avait donc rien qui fonctionnait correctement aux Enfers ! La Guerre Sainte les avait donc laissés aussi pitoyablement sous-équipés ? Wolgorn avait bien envie de décapiter un Squelette pour reconstituer son armure, mais il doutait que le sang de ces raclures soit d'une quelconque utilité. Rogos était encore hors de propos, surtout qu'il projetait de lui filer une correction s'il venait à s'être trompé sur le compte d'Oblivion.

Tant pis, avec ou sans Surplis, il irait à Elis sans tarder. Bien qu'affaibli après sa résurrection, le Bourreau était assez rafistolé pour se mouvoir seul. Ses muscles étaient lourds et essorés, ses nerfs douloureux et ses poumons essoufflés, mais il n'en avait cure. D'un ton plein de reproches, il s'adressa au Dullahan après s'être redressé :

"Je m'en vais à Elis, j'ai assez traîné ici. J'espère pour toi qu'Oblivion sera là-bas, Rogos."

Ceci dit, Wolgorn couvrit sa tête avec la capuche du manteau et commença à descendre les escaliers du tribunal en claudiquant. Sa démarche et son attirail lui donnaient l'allure d'un vagabond estropié, mais au fond de son cœur brûlait une fureur renaissante. Jusqu'ici il était trop doux en qualité de bourreau, mais ses collègues allaient apprendre à le craindre.