Dès que je mets le pied dans la salle dorée, un violent étourdissement accompagné d'une puissante vague de chaleur me fait tituber et je m'empêtre dans les chaînes les plus près avant de me retrouver lamentablement par terre. Le bruit des fioles de verres s'entrechoquant contre le métal n'aide pas à me faire reprendre mes esprits plus rapidement ; cette fois, l'attaque mentale est encore plus puissante. Mes ongles ensanglantés grattent le sol de pierre à la recherche d'un appui, de quoi m'accrocher à la réalité, mais même la pire des douleurs ne suffit pas.
Des souvenirs... Il me faut d'autres souvenirs...
Ma rencontre avec le serpent ailé. Nous nous étions battus, il croyait que ma mort suffirait à arrêter Phobos. Peut-être avait-il raison ; mais je ne suis pas prêt à mourir aussi facilement. Au final, c'est le dieu panique qui l'a tué. Je l'aurais probablement épargné...
Et après, Ntikuma s'est dévoilé à nous.
Mes sens me reviennent. Autant un sauveur qu'un poids mort, l'encapé m'a surpris dès que je l'ai vu pour la première fois, autant par ses multiples talents que par sa faiblesse. Il ne peut pas se battre, ne peut pas se défendre... et quand je l'ai trop énervé, il a tenté de me tuer. Oh, j'ai bien réussi à lui faire ouvrir les yeux. S'il croit que moi je suis un monstre, il s'en saurait mordu les doigts une fois sous le contrôle du faux Anansi. Il est trop naïf pour son propre bien. On dirait un enfant à qui on n'a jamais appris à ne pas parler aux étrangers.
Mais lui aussi m'a permis d'être libre. M'a fait ouvrir les yeux sur ce qui m'habitait. Et de plus... il a créé une armure noire.
Phobos est peut-être un fléau, mais sa présence a su me donner une armure et une place au sein de l'Ordre. Sans ça, je perds ma place. Mais si lui peut m'en forger une autre...
-Tu n'avais pas besoin de moi pour posséder l'armure. Elle n'a pas d'âme, pas de vie, n'importe qui aurait pu la porter. Ainsi sont faites vos armures noires. Pourquoi cette précision? Enfin, moi qui me croyait spécial... raison de plus pour ne pas vouloir de lui, si le fait qu'il me bannit lentement et sûrement de mon propre corps n'est pas suffisant.
Je tourne la tête pour observer la fiole la plus proche de moi, se balançant encore après la secousse occasionnée par ma chute. Le liquide à l'intérieur est clair, et une étiquette l'identifie comme étant du peroxyde...
Ma mère s'en servait pour désinfecter les blessures, quand j'étais petit. Mais c'était en petites quantités, autrement ça faisait un mal de chien...
Dans ce cas-ci, ça ne peut pas faire de mal, non?
D'un geste sec, j'attrape la petite bouteille et tire pour la libérer de la chaine. Celle-ci se défait lentement et l'instant d'après, toutes les autres fioles qui y étaient retenues se fracassent sur le sol, répandant leur contenu sur la pierre.
Heureusement que je ne peux pas ressentir de peur. Sinon, j'aurais senti mon cœur se serrer sous la panique.
Mais aurait-ce vraiment été la cause?
La cage est maintenant libre d'une de ses chaines, mais une autre s'est resserrée autour du verrou. J'observe l'assemblage longuement avant de me diriger vers une autre chaîne, examinant avec attention les fioles qui s'y trouvent avant d'en choisir une.
-Pourquoi tu perds ton temps avec ça? Tu n'as plus besoin de lui... J'arrête mon geste, fixant les fioles d'un regard vide. C'est une bien bonne question. Une fois la première bouteille choisie, je n'y ai pas vraiment pensé : il y a plusieurs manières d'atteindre la coupe, selon Hygie, mais très peu pour le faire et sauver mon compagnon. Pourquoi prendre le risque, alors? Pour le défi?
Ou simplement parce que je ne veux pas le voir mourir?
Non pas que je l'apprécie particulièrement, cet imbécile muet. Mais après tout ce temps à dépendre de lui pour survivre, ne pas avoir à le faire maintenant me semble... étrange. Ce serait plus simple si c'était lui qui accomplissait le rituel. Et après... c'est un forgeron. Il sait créer des armures et des artefacts. Même si je n'ai pas "besoin" de lui maintenant... il serait plus que dommage de ne pas l'avoir dans le futur.
-Qu'est-ce que ça peut bien te faire? Au moins, j'essaierai. Tant pis si j'échoue. Phobos ne dit rien, mais je sens la colère monter en lui, une lourde boule d'énergie brûlante qui me lacère la peau et fait bouillonner mon sang. Et quand je porte enfin mon résolu sur une des fioles.
Une flamme ardente s'échappe de ma paume et fait éclater le verre fragile.
-Non! Dans un mouvement frôlant le désespoir, j'attrape la chaîne, empêchant les autres fioles de tomber. C'est à l'aveuglette que j'en choisis une nouvelle, et pas vraiment par choix : entre mes mains, le métal se met à fondre...
C'est pas vrai!
Qu'est-ce qui lui prend...
…
J'ai encore besoin de Ntikuma.
C'est la seule explication. Malgré ce que j'en pensais, et malgré toutes les indications qui pourraient démontrer le contraire, il a encore un rôle à jouer dans cette mission. Peut-être que je ne pourrai pas accomplir le rituel moi-même : je ne peux même plus toucher à quoi que ce soit. Mais s'il meurt maintenant, si je me retrouve seul...
Il m'aurait eu. Il a failli m'avoir. Mentalement, je traite le dieu panique de tous les noms en laissant une vague colère m'emporter, mais la seule raison pourquoi je la ressens, c'est parce que mon divin parasite la vit aussi.
-CRÉTIN! Tu ne peux pas le sauver! Tu m'appartiens! La chaleur de mes mains est si forte que je sens ma peau s'effriter lentement, impossible de bouger mes doigts... quelle plaie. Mais pourtant, pour une raison qui m'échappe, je ne suis toujours pas prêt à abandonner. Et malgré la stupidité de mon propre entêtement, je croise les doigts et j'espère que j'aurai encore assez de chance pour m'en sortir une fois de plus.
Et cette fois... je n'y crois pas... je vais garder quelqu'un d'autre en vie.
-Je... je suis un chevalier noir... je n'appartiens... à personne... Je tire sur la chaîne à moitié fondue et dépose la partie restée entre mes mains sur le sol, prenant garde à ne pas briser les fioles. J'ai peut-être pu faire attention cette fois... mais ce n'est rien comparé à toute la cacophonie que je viens de déclencher.
La chaîne disparue, les autres tombent toute dans une rapide succession de cliquetis et de coup de fouet dans l'air. Et avec elles, le reste des fioles de verre. Le bruit causé est infernal. Mais la cage est ouverte, et la coupe est à ma portée.
L'incertitude m'empêche de savourer cette nouvelle victoire qui n'en est peut-être même pas une.