-« Dans la tradition grecque, le labyrinthe apparaît comme une figure singulièrement isolée. Le seul récit que la mémoire nous ait livré le désigne comme le royaume solitaire du Minotaure, mais un royaume dont le vrai maître est un artisan, Dédale, qui semble se tenir dans l'ombre de Minos mais dont le nom, par sa polysémie, évoque le plus intime et le plus secret du labyrinthe. Délimitant l'espace où surgit la forme monstrueuse du Minotaure, deux récits sur la souveraineté confluent qui font se croiser le destin de Minos et la biographie de Thésée. Et dans ce tracé narratif, on peut d'emblée pointer deux repères. D’une part, la présence du taureau aux deux extrémités du récit. Par l'amant d'Europe, sa mère, Minos est d'ascendance taurine autant que le fils de Pasiphaé. Ressemblance rehaussée par l'homonymie : Asterios, l'Étoile, est à la fois le nom du père de Minos, et pour le Minotaure comme un surnom, un nom en plus. Tandis que l'aventure Crétoise de Thésée se ferme sur regorgement sacrificiel du taureau de Crète, capturé à Marathon et processionné jusque sur l'Acropole. Et d’autre part, la conquête de la souveraineté. Par son ambition excessive, Minos est un roi malade, frappé doublement dans sa puissance de fécondité. Et par sa victoire sur le monstre du labyrinthe, insigne pervers de la souveraineté Crétoise, Thésée prétend à l'autorité royale sur la terre d'Attique… »

Eurydice et sa sœur, Cassandre, écoutaient avec attention les propos tenus par Gareth, ce dernier tenait un enseignement portant sur la symbolique du Labyrinthe. Voici, plusieurs mois qu’il enseignait à ses élèves l’intérêt de dominer l’espace d’affrontement.
Perdue dans ses pensées, Eurydice observait le visage de son maître, cette mâchoire carrée, volontaire, un véritable appel aux baisers. Sa barbe de quelques jours, ses épaules larges offraient une ode à la virilité. Toujours rêveuse, elle écoutait sa voix grave bien plus qu’elle ne l’entendait.

-« … Le labyrinthe invite à l'exégèse, et l'entrelacement de carrefours et de couloirs ramifiés entraîne irrésistiblement l'interprète dans mille et un parcours. La fascination qu'exerce un symbolisme réputé universel n'est sans doute pas étrangère à sa nature graphique de tracé aporétique et de chemin le plus long enfermé dans l'espace le plus court. »

Quant à sa sœur ? Bien plus attentive, elle notait attentivement les délires magistraux du chevalier d’or. Eprouvait-elle seulement la même attirance pour leur maître ? Peut-être qu’il préférait Cassandre ? Plus attentive, plus intelligente, à même de se saisir intuitivement des données complexes qu’elles ingurgitaient… Une pointe de jalousie naissante poussait Eurydice à comparer leurs différences physiques. Quasiment identiques, les jeunes femmes affichaient quelques différences pour qui prenait le temps de les observer. Cassandre présentait un port de tête hautain, élégant, une assurance qu’elle-même n’avait pas.

« …Que ce soit de là ou d'ailleurs que le symbole du labyrinthe donne à penser, il est hautement vraisemblable qu'il ne se laisse pas réduire à un sens univoque ni dans toutes les cultures ni même en une seule. Et si notre imaginaire, à l'habiter encore, remonte sans errance vers le royaume de Crète et la destinée du Minotaure, peut-être nous autorise-t-il à découvrir et à délimiter le champ d'évocation interne, tracé par la culture grecque quand elle se raconte le labyrinthe. En somme, un itinéraire dont le seul objet serait d'éprouver les contraintes d’un… »

Plus elle réfléchissait plus la liste des qualités de sa sœur s’allongeait, nerveuse,
courroucée, Eurydice brisa son crayon entre ses doigts. « Un soucis Eurydice ? » demanda Gareth d’une voix douce.

-« Non, désolée » répondit-elle un peu sèche.

Tout irait parfaitement mieux sans Cassandre… Tout irait mieux si elle se retrouvait seule avec Gareth. Elle lui montrerait qu’elle n’était plus l’adolescente, la jeune apprentie qu’il avait accueillit six ans plus tôt… Eurydice leva doucement la main et interrompit Gareth.

-« La symbolique du Labyrinthe que vous présentez m’évoque un voyage… Une épreuve initiatique dont l’objet diffère selon le but recherché : le traverser ou atteindre son centre. Dans un cas l'épreuve symboliserait le dernier voyage de l'homme vers la mort. Dans l’autre une succession d’épreuve, le centre du Labyrinthe n’est pas une fin en soi, encore faut-il pouvoir en sortir. L’image d’un individu devant sacrifier une partie de lui-même pour survivre. Celui qui parvient à sortir devient un initié, il ouvre une nouvelle phase de sa vie… Quant au premier, son entrevue avec la mort doit lui permettre de sauver son âme. » Constata la jeune femme.

Gareth, qui appréciait ce type de digression, demanda à son étudiante : « C’est ainsi que tu le conçois ? »
-« C’est ainsi que je l’ai conçu… » répondit-elle.
-« Conçu ? Montre nous » termina le Chevalier d’Or dans un sourire.

Ravie de l’invitation de son mentor, Eurydice se redressa, ouvrit un portail dimensionnel et entraîna Gareth et Cassandre à sa suite. Tous trois se retrouvèrent au cœur du Palais de Lumière, un univers personnel issu de réalités tangibles et illusoires aux couleurs chatoyantes… Eurydice y évoluait avec aisance, les différents flux lumineux rejoignaient l’éveillée puis la quittaient pour mieux la retrouver. Les larges ouvertures du palais, laissaient transparaître des créatures fabuleuses, tout à la fois majestueuses et insignifiantes…

- « Eurydice… » prononça Cassandre, le souffle coupé… Tout aussi impressionné, le Chevalier d’Or ne trouvait pas les mots adéquats pour exprimer ce qu’il ressentait.

Satisfaite de son petit effet, Eurydice débuta ses explications : « Ce Palais est conçu sur le modèle d’un labyrinthe en rhizome. C’est un réseau entrelacé et infini de voies dans lequel tout point est connecté à divers autres points mais où rien n'empêche l'instauration, entre deux nœuds, de nouvelles liaisons, même entre ceux qui n'étaient pas reliés avant. » Elle mêlait à ses explications plusieurs démonstrations. Le rhizome est un lieu des conjectures, des paris et des hasards, des hypothèses globales qui doivent être continuellement reposées, une structure en rhizome changeant constamment de forme.

Parfois, Gareth stoppait son avancé devant les représentations oniriques qu’arboraient les murs du palais… Froides, chaudes, étranges mais profondément diverses. Quant à sa Cassandre son regard oscillait entre plusieurs émotions, toutefois, l’incompréhension dominait.

-« Comment as-tu… ? » Entama Gareth, avant qu’Eurydice ne lui coupe la parole. « Essentiellement la nuit, je dors peu et donc j’ai un peu de temps. J’ai débuté cette création il y a cinq ans environ… Depuis que je sais ouvrir une faille dimensionnelle en somme. »

Le trio consacra les heures suivantes à la visite intégrale du Palais, les intérieurs et extérieurs furent présentés dans leurs moindre détails. L’étudiante prit le soin de révéler les différents atouts qu’elle confectionnait pour l’endroit et les avantages martiaux qu’elle pouvait en tirer.

Gareth pouvait observer le soin apporté aux détails par son étudiante… Plus le temps passait plus il prenait en considération les différents effets du palais sur sa propre maîtrise cosmique. « Impressionnant… Vraiment impressionnant. » pensa-t-il à haute voix.
-« Un tel endroit doit te demander une consommation cosmique bien supérieure à un simple transfert dimensionnel ? » demanda Cassandre sans porter la moindre attention à sa sœur.

-« Pas tant que ça… Je veux dire au début oui, mais la création du palais repose en grande partie sur des éléments tangibles. Tout n’est pas qu’illusions. Aujourd’hui il fonctionne en quasi-autonomie… Par moment je suis obligée d’y constituer une réserve cosmique mais c’est de plus en plus rare. »

Agacée, Cassandre insista « le rhizome doit bien te demander un peu d’énergie ? » Heureuse de l’agacement affiché par Cassandre, Eurydice lui répondit que non. Le rhizome fonctionnait à partir de schémas aléatoires pour lesquels elle avait élaboré une grille de lecture unique.

Le Palais de Lumière avait été conçue à l’image d’une machine informatique préprogrammée, il fonctionnait de manière automatique en fonction des consignées inscrites par Eurydice… La modification des consignes, elle, entrainait néanmoins une demande cosmique bien supérieure, bien trop importante pour pouvoir combattre simultanément.

« Un faux rhizome pour toi et un vrai pour ceux que tu y enfermes… Ingénieux. Enfin, sauf si l’adversaire parvient à en décrypter le fonctionnement. » résuma Gareth.

Elle se garda toutefois, de révéler le fonctionnement précis du palais et la manière dont elle s’y prenait pour y maintenir une charge cosmique continue. La fin de la visite approchait et Eurydice les renvoya doucement au cœur du troisième temple, la journée touchait à sa fin et Gareth, songeur, renvoya les deux jeunes femmes dans leurs quartiers respectifs…