Le docteur raconta à Reagan que Blueman était l'homme qui l'avait acheminé jusqu'à leur hôpital, après avoir pris le relais d'une équipe de secours en hélicoptère. Selon ses propos, il avait été sauvé par une milice privée, sans doute les employés d'un riche particulier qui tenait à lui. Le punk faisait vraisemblablement partie de cette milice et il allait dorénavant se charger de veiller sur l'Oiseau de Paradis durant sa convalescence. L'intéressé, ses capacités intellectuelles passablement amoindries par la fatigue et la morphine, n'avait presque rien entravé de ce que le médecin racontait et dû se faire résumer la situation de manière concise : Blueman était un ami et il n'avait rien à craindre tant qu'il serait là. Néanmoins, le Chevalier Noir continua à dévisager ce prétendu "ami" avec méfiance, même si son œil torve ne parvenait à exprimer que son hébétude.
"Hé ben, il n'a pas l'air en forme le Reagan doc'." souligna discrètement le voyou à l'oreille de Butcher.
"C'est normal, nous lui avons administré une dose de morphine et il souffre encore de ses concussions cérébrales." répliqua son interlocuteur.
"Autant dire qu'il aura du mal à mobiliser toutes ses facultés cognitives avant un bon moment.""J'crois qu'il est un peu tôt pour lui faire la liste des dommages qu'il s'est ramassé...""En effet. Mais je me demande comment ce malheureux a-t-il réussi à se mettre dans un état pareil ?""Le boulot doc', notre métier est plutôt risqué et il n'a pas eu d'pot."Le médecin fronça les sourcils d'une mine perplexe et nota sur son carnet l'évolution de la condition de son patient. Ce dernier poursuivit d'un air distrait l'observation de sa chambre et des loustics qui discutaient devant lui. Au moins il avait une chambre individuelle, ce qui allait lui éviter de souffrir la présence d'un intrus supplémentaire. Ceci étant, le dénommé Blueman n'avait pas une tronche très commode, on pouvait faire mieux pour le rassurer après la panique et la détresse qu'il avait éprouvées. En parlant de tronche, Reagan s'était aperçu en entendant des sifflements émis par sa bouche et son nez qu'il avait un soutien respiratoire. Son incapacité à tourner sa tête de droite à gauche lui laissait aussi penser qu'on l'avait flanqué d'un collier cervical. De mieux en mieux !
Leur conversation terminée, Blueman demanda à Butcher qu'on le laisse seul un instant avec le renégat avant que les infirmiers ne poursuivent les soins. Le docteur accepta sa requête et quitta la pièce, non sans saluer son patient au passage. Le punk s'installa ainsi sur une chaise au chevet de l'Oiseau de Paradis puis s'assura que personne ne les écoutait. Ayant confirmé que nul ne les espionnait, il se présenta en bonne et due forme :
"Comme le doc' vous l'a dit, m'sieur Reagan, j'me nomme Blueman. J'suis un troufion de l'Ordre Noir chargé d'encadrer vos missions et d'vous soutenir en cas de coup dur. Vous pouvez voir ça comme un éboueur ou un inspecteur des travaux finis."Le Chevalier Noir écarquilla alors les yeux, signifiant qu'il avait réussi à capter son attention. Que ce barbare peinturluré soit un larbin de Death Queen Island ne le surprenait guère, mais une confirmation était toujours la bienvenue. Il demeurait qu'il ne pouvait pas communiquer dans son état et se demandait comment Blueman comptait-il poursuivre une conversation qui ne tourne pas au monologue. Celui-ci sembla s'apercevoir de ce risque et apporta de lui-même une conclusion à la discussion :
"Mouais... On n'va pas aller bien loin à ce rythme... De toute façon, vous devriez retrouver l'usage de la parole d'ici quelques jours. D'ici là, je m'occuperai de vous et viendrai vous voir tous les jours. J'ai aussi pas mal de choses à vous dire à titre perso, j'suis sûr que ça vous intéressera. Allez, j'me casse !"Intrigué par ces mots, l'Oiseau de Paradis leva un sourcil et poussa un grognement interrogateur. Toutefois, le punk ne remarqua pas son expression faciale songeuse et s'en alla à son tour, des infirmiers entrant dans la chambre une fois qu'il fut parti. Le personnel médical s'empressa ainsi de changer ses perfusions et de vérifier si sa santé s'améliorait. On lui conseilla ensuite de s'endormir, ce qui était une excellente suggestion vu qu'il était encore somnolent et que de toute manière il n'avait rien d'autre à branler à part s'ennuyer ferme. Aidé par une piqûre salvatrice de morphine, Reagan piqua un roupillon et oublia ses soucis.
Une semaine plus tard, il ne pouvait toujours pas se débarrasser de l'impression d'avoir été tabassé par des ours, écrasé par un troupeau de bisons puis mâché par un requin blanc. Si le Chevalier Noir pouvait de nouveau faire usage de la parole, du moins quand il n'avait pas la mâchoire anesthésiée, le reste de son corps était loin d'être opérationnel. La journée précédente, le docteur Butcher lui avait déroulé la liste des blessures, fractures, déchirures, commotions, traumatismes, torsions et autres lésions qu'il avait subies, et celle-ci était indécemment kilométrique. Certains de ses muscles, organes, os, vertèbres et tendons avaient subi des dégâts que même les spécialistes les plus chevronnés n'arrivaient pas à concevoir. Les médecins se demandaient d'ailleurs comment cela se faisait-il qu'il soit encore vivant après un tel supplice, mais même l'Oiseau de Paradis ne pouvait se l'expliquer.
Fidèle à sa parole, Blueman vint le visiter quotidiennement histoire de vérifier qu'il aille bien et pour lui parler. Il ne disait pour le moment rien de passionnant, car il s'agissait surtout que Reagan s'habitue de nouveau à suivre une conversation et évite de se morfondre. Cependant, il était temps que ce punk révèle enfin quelles étaient ses véritables intentions à son égard. Sévèrement déprimé et amer, le Chevalier Noir n'était pas dupe : personne de sensé au sein de la Confrérie ne s'embêterait avec lui une fois réduit à l'état d'épave sans exiger une faveur de sa part. Au fond, il savait à quel point il était haï et méprisé à Death Queen Island, mais il était habituellement trop orgueilleux pour s'en formaliser.
"Qu'est-ce que tu veux de moi au juste, Blueman ?" demanda finalement le renégat éclopé d'une voix erraillée.
"Tu es conscient que tu m'as à ta merci ?""Ouaip, mais vous buter ne m'emballe pas des masses..." avoua le voyou après un reniflement, le visage fermé.
"Et la mission, que s'est-il passé ? Est-ce que les filles ont réussi à ramener le trésor ?""J'sais pas, tout ce que je peux dire c'est que la p'tite asiat' est celle qui vous a chargé dans l'hélico. Je n'ai aucune info précise sur ce qu'est devenue la seconde, mais j'parie qu'elle est encore en vie, quelque part dans le monde. M'est avis qu'il vous faudra aller les interroger vous-même."Reagan étouffa une série de jurons entre ses lèvres gonflées, ne laissant filtrer qu'un grommellement inintelligible. Dire qu'il devait sa peau à cette foutue dinde à face de citron ! Il espérait pour ce duo d'emmerdeuses qu'elles ne l'avaient pas laissé se faire démonter la figure pendant qu'elles fuyaient comme des lâches... La prénommée Yasu l'avait certes secouru alors qu'elle aurait pu l'abandonner à son agonie, mais rien ne garantissait qu'Olivia avait joué franc jeu pendant la quête. Si elles étaient parvenues à récupérer la boîte convoitée par Éris, il pouvait toutefois leur pardonner son humiliation sur ce coup-là. Mais si d'aventure ce n'était guère le cas, l'Oiseau de Paradis risquait de finir submergé par sa rancune.
"Quant à pourquoi je ne vous ai pas tué, c'est très simple : j'adore votre style !" déclara Blueman avec enthousiasme.
"HEEEEEEEEEEEEEIN ?!" mugit agressivement son vis-à-vis, persuadé qu'il se moquait de lui.
"Non, j'vous jure m'sieur Reagan ! J'adore la manière dont vous faites souffrir les gens et les massacrez, je trouve que c'est l'éclate totale ! Vous savez, à part vous, on ne sait plus s'amuser à Death Queen Island ! J'essaye de faire profil bas de mon côté, mais ça fait plaisir de rencontrer un homme qui sait jouir de ce que la vie offre de plus drôle !""Ah, d'accord." opina laconiquement l'estropié, assez étonné par ces paroles.
Allons bon, voilà qu'il se coltinait un taré en guise de gardien pour son séjour à l'hôpital ! Néanmoins, il n'avait pas de leçons à lui donner, car il avait conscience de son goût prononcé pour le sang et la méchanceté gratuite. N'étant pas encore satisfait par cette révélation, Reagan continua de questionner son auxiliaire de convalescence :
"Approuver ma philosophie de vie, c'est très bien, mais tu me caches encore quelque chose... Arrête de tergiverser et dis-moi franchement ce que tu veux.""Devenir votre acolyte !" proclama avidement l'intéressé.
"Je suis sûr que si on s'associe vous et moi, on peut faire des étincelles !""Héhéhé... BAHAHAHAHAHAHA ! Tu plaisantes j'espère ? HARHARHARHAR-"L'hilarité du Chevalier Noir fut interrompue net par une douloureuse quinte de toux qui dégénéra ensuite en une crise d'asphyxie. Trop paniqué pour se vexer du refus apparent de son interlocuteur, Blueman appela les infirmiers afin qu'ils le stabilisent et lui évitent de s'étrangler. Le personnel médical congédia le punk, ne voulant pas qu'un invité ne les gêne durant leur travail, tout particulièrement dans des circonstances aussi fâcheuses. Visiblement, il leur fallait reporter cette discussion à un autre jour...