Quand la porte s'ouvre, Bilodeau-Tanguay est encore derrière moi et ne peut s'empêcher de jeter un coup d'oeil à l'intérieur.
-Kossé...-Merci, Théo. Entre, Marchesi, il n'y a rien à craindre.Sur le deuxième lit, assis en face de Ben, se trouve un homme que je n'ai jamais vu avant, je l'aurais remarqué. Il doit mesurer plus de deux mètres et a la carrure qui va avec, un tas de muscles et de veines saillantes qui courent sous sa peau. Une touffe de cheveux noirs surmonte son visage aux traits si prononcés qu'ils en sont presque caricaturaux, et ses yeux d'un bleu profond me suivent avec attention alors que j'avance lentement vers le "docteur". Je le fixe et il détourne le regard assez vite, s'intéressant soudainement au fouillis de Papanek. Un autre curieux... Il pourrait être aussi menaçant que Wolgorn, ou du moins aussi menaçant qu'il l'a déjà été avant de finir tout ratatiné, mais sa posture et son expression ne dégage aucune hostilité, au contraire, il parait presque effrayé...
-Voici Alastor Roth, mon autre patient en ce moment. Alastor, je te présente Leticia Marchesi. -Bonjour.Le géant tente un sourire, qui lui semble bien plus difficile que ce ne devrait être. Je ne lui rends pas, me contentant de reporter mon attention sur Papanek pour lui demander où il veut en venir. Voyant mon geste, le chauve hausse les épaules.
-Je voulais vous présenter, c'est tout... Hm... Merci Théo, ce sera tout.-T'es sur que t'as pas besoin que...-Oui. Théo, donc, est resté dans l'embrasure de la porte, à observer le nouveau avec méfiance. Ne l'a-t-il pas déjà rencontré? Après un temps, il s'en va enfin, me laissant avec les deux hommes. Je sens le regard d'Alastor qui m'examine avec intérêt, et de petits spasmes parcourent ses mains. Attirée malgré moi par le geste, je remarque les petites cicatrices sur ses poignets, et autre chose... Voilà pourquoi Bilodeau-Tanguay se méfie...
Papanek se râcle la gorge.
-Donc. En l'état, vous êtes deux membres avec beaucoup de potentiel, mais vos problèmes de santé font que vous n'êtes pas encore aptes à être envoyé sur le terrain. Beaucoup trop de nos supérieurs croient que vous n'êtes pas assez fiables pour travailler avec les autres. J'aimerais bien leur prouver le contraire.De "santé", hein. Il nous regarde à tour de rôle avec un mince sourire.
-J'ai déjà hâte au jour où Khalil va se pointer à ma porte pour me dire "vous aviez raison, monsieur Papanek". À chacun ses fiertés.-Docteur...Roth commence à trépigner sur son lit, faisant trembler le sol, en tapotant son poignet. Papanek hoche la tête et pointe la porte du menton. Le géant ne demande pas son reste et se lève pour quitter la chambre. Après quelques secondes, le chauve me fait signe de prendre place devant lui, ce qui me permet surtout de constater à quel point le matelas d'Alastor est mince. Est-il vraiment lourd à ce point?
Papanek se pince l'arrête du nez et ferme les yeux.
-Désolé, Alastor est très routinier. Rends-moi service. Ne m'appelle pas "docteur".-... Pourquoi?-Parce que je ne suis pas docteur. J'ai des diplômes, des maîtrises, des mineures et j'en passe, mais je n'ai ni doctorat ni license ni rien d'autre qui puisse me donner ce titre. Et même si j'en avais, je n'aime pas comment ça sonne.Je ne suis pas sure de tout comprendre. Il prend une grande inspiration.
-Enfin, assez parlé de moi.Un sursaut me prend au cœur. J'avais presque oublié. Dans une dernière tentative de gagner du temps, je pointe la porte.
-Je...-Tu n'as pas autant de secrets que tu le penses, Marchesi, autrement tu ne serais pas ici. Je sais que tu ne me fais pas confiance, à moi comme à tout les autres, et vu ce qui t'es arrivé, je ne peux pas te blâmer. Ce ne sera pas bien rassurant, mais je sais que tu pourras comprendre, alors écoute bien : si FIRMAMENT voulaient vraiment poursuivre ce que d'autres ont commencé, ils l'auraient déjà fait.En disant ça, le chauve pointe mon visage. Mon coeur rate un battement. Ma langue se tortille dans ma bouche asséchée et j'ai chaud, très chaud... je peux presque entendre une petite voix au fond de ma tête me hurler de garder contenance, de ne pas me laisser avoir, mais je ne peux que baisser la tête, la respiration saccadée et sans savoir quoi répondre. Ben ne sourit plus. Il sait qu'il a visé juste.
-Allons. J'ai vu ton dossier. Tu as exactement les mêmes blessures qu'à ton arrivée, fraîches comme si elles venaient tout juste d'être faites. Et personne n'a besoin de sutures aussi longtemps. C'est un résidu cosmique très tenace qui non seulement empêche tes tissus de se régénérer, mais qui rejette toute "aide" extérieure, naturelle comme cosmique. C'est très puissant. Ton ancien employeur ne peut rien contre toi, alors sois honnête, Leticia : est-ce que c'est Kaganovich qui t'as fait ça?-... Non...Je déglutis pour chasser un goût horrible dans le fond de ma gorge, sans succès. Je ne suis pas obligée de lui répondre... Je sais ce qu'il tente de faire, il veut dresser une sorte de portrait, pour comprendre comment je fonctionne, exactement ce qui n'est pas censé arriver. Et cette ligne entre la réalité et la fiction me parait de plus en plus fine, donc jouer le mur de glace est tout sauf difficile.
-Tes anciens... collègues?-Non.Mais Papanek n'est pas découragé par mes réponses courtes. Il me fait parler, c'est déjà une amélioration.
-Un ennemi, donc. Un vrai. Quel niveau, selon toi? Trois, quatre?-Cinq.-Et toi? Tu étais éveillée à ce moment-là?Je hausse les épaules, puis lève les yeux pour observer Ben, qui s'est penché un peu plus vers l'avant, ne clignant presque pas des yeux. Ce simple contact visuel lui arrache un sourire satisfait.
-Tu es plus puissante, maintenant. Avec le bon entraînement, tu pourrais même devenir une niveau 3, et ton assaillant te paraitrait beaucoup plus faible. Imagine la raclée que tu pourrais lui mettre.Je n'ose pas lui dire que quand je retrouverai celui qui m'a fait ça, je ne compte pas m'arrêter à une simple raclée. Juste imaginer l'avoir devant moi, visualiser la colère brûlante et la satisfaction de le détruire morceau par morceau, me fait respirer plus fort et trembler de rage.
Papanek poursuit l'interrogatoire, mais en voyant que je ne réponds plus du tout à ses questions, il finit par me faire signe de partir, en me demandant de repasser le voir dans la semaine. Il veut que je puisse sortir de la base, moi aussi, et donc il veut me préparer un masque comme celui qu'il portait quand je l'ai rencontré pour me permettre d'avoir l'air plus... normale. Je ne réponds rien à cela et me contente de quitter la chambre, errant dans les couloirs sans savoir où je vais. Combien de temps vais-je devoir faire ça? Difficile de se sentir en confiance, quand la moitié de la base semble avoir comme tâche de surveiller mes moindres gestes... Quand j'arrive dans les lieux plus publiques, une voix m'appelle dans une pièce déjà derrière moi:
-Marchesi! Attends!Par réflexe plus que par envie, je me retourne pour voir Alastor, essouflé et en sueur, qui vient en courant vers moi en faisant trembler le sol sous chacun de ses pas. Bon sang qu'il est grand... ça ne devrait même pas être normal. Il s'arrête, souffle un peu et rassemble ses pensées.
-Euh... désolé, je sais que c'est un peu indiscret, mais... j'ai, euh... j'ai entendu des gens parler de toi, et ils disaient que... que t'avais soulevé un des nouveaux, là, le russe blond, à bout de bras, juste comme ça, et que tu l'avais lancé! C'est vrai?Je fronce les sourcils. Mais qu'est-ce qu'il a à me demander ça? Je hoche la tête, curieuse, et Roth ouvre grand les yeux.
-Wow. P... Pardon, c'est juste que... eh bien, je pensais que t'aurais été plus... euh... plus... tu sais...La figure du géant, déjà bien coloré par l'effort, est maintenant complètement rouge et il ne me regarde même plus dans les yeux. Oh, je sais très bien ce qu'il veut dire, mais bizarrement, ça ne m'insulte pas autant que ce qu'il redoute. Pas besoin d'être un expert pour voir que ma force est disproportionnelle à ma taille et à ma carrure, mais dans ce monde de dieux et de cosmos c'est on ne peut plus normal. Du moins, c'est ce que je croyais... Je hausse les épaules et Alastor respire un peu avant de continuer, prenant bien garde à ne pas s'enfoncer plus que nécessaire. Ça a quelque chose de déstabilisant, de voir quelqu'un comme lui si facilement intimidé...
-Bon, je dois y aller. Je retourne à la salle de musculation, si... si tu veux venir...Alors que je m'apprête à accepter, faute d'avoir mieux à faire, je m'arrête, soudainement méfiante. Non, il n'aurait quand même pas...
-C'est Papanek qui t'as dit de dire ça?Son silence coupable ne fait que le confirmer, mais la vérité me laisse quand même sous le choc. Sans attendre ses explications, je tourne les talons et part d'un pas rapide, ravalant mes insultes. Ça, par contre! C'est ridicule, tout simplement ridicule! Et il pensait que je ne m'en rendrais pas compte! Pour qui il me prend?
Ça ne se passera pas comme ça!