En dépit de tous les progrès accomplis par l’humanité pendant cette période, les derniers siècles s’étaient révélés singulièrement riches en conflits et atrocités en tout genre. Le XXème siècle en particulier avait repoussé les limites de l’horreur et vu se dérouler des boucheries d’une échelle sans précédent alors que les nations soi-disant civilisées mettaient leur science au service de la barbarie la plus noire.

De l’autre côté de l’équation, les Spectres négligeaient depuis longtemps la majeure partie de leurs fonctions, focalisés qu’ils étaient sur leur rôle de guerriers conquérants aux ordres d’Hadès – avec l’insuccès que l’on sait. Les chevaliers infernaux qui auraient dû servir de psychopompes, guidant les âmes errantes vers l’Au-delà, étaient en conséquence immédiatement renvoyés à leur emprisonnement par leurs ennemis athéniens, et les morts sans repos proliféraient en leur absence. Des morts sans repos comme le fantôme rampant pitoyablement aux pieds du Cyclope, dont le corps spirituel était couvert de brûlures si terribles qu’il en devenait impossible à identifier : le philippin n’arrivait même pas à deviner quel âge avait pu avoir le défunt au moment de son trépas, ni même s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme !

« Et tu dis qu’il y en a combien, des comme ça ? » demanda-t-il, absolument dégoûté. Ce n’était pas le premier esprit mutilé sur lequel ils étaient tombés depuis leur arrivée ici ; en fait, ce n’était même pas le seul à être présent dans son champ de vision à cet instant, et tous semblaient revivre sans cesse leur agonie. Depuis plus de sept décennies, à en croire sa partenaire.

« Je ne suis pas sûre. » avoua Andréa, scrutant le paysage nocturne depuis le toit où ils s’étaient placés. « Autour de 35000 morts selon les estimations – difficile d’être certains, on a jamais réussi à retrouver tous les cadavres –, mais quant à savoir combien d’entre eux sont restés coincés dans le monde des vivants... »

L’ancêtre grogna, abandonnant son observation du pauvre revenant. Les Alliés n’y étaient pas allés avec le dos de la cuillère en « libérant » Dresde de ses maîtres nazis ; les bâtiments avaient beau avoir été reconstruits depuis que la ville avait été rasée dans un bombardement incendiaire, toutes les reliques du passé ne disparaissaient pas aussi facilement. Ses rues grouillaient toujours de centaines d’ectoplasmes aux chairs calcinées par la tempête de feu qui avait mis fin à leur existence, aux corps broyés quand leurs maisons s’étaient écroulées sur leurs têtes ou tentant désespérément de respirer pour ceux qui avaient péri étouffés par la fumée – et il ne s’agissait sans doute que d’une fraction du véritable total. Les rares apparitions du lot à avoir conservé ou regagné un semblant de conscience essayaient en vain d’attirer l’attention des passants, mais aucun d’eux n’était capable de les voir.

« J’ose pas imaginer ce que ça doit donner à Auschwitz ou à Hiroshima. »

« Moi si, et je m’en serais bien passée. Allons-y, qu’on en finisse... »

Les deux Étoiles Terrestres étaient venues mettre fin à ce triste spectacle. Un geste peut-être futile au vu du nombre d’âmes en peine qui s’accumulaient depuis des millénaires que les Spectres négligeaient l’un de leurs devoirs essentiels, mais la Liche insistait tout de même pour s’en charger ; elle était l’une des seules à pouvoir le faire. Son Cosmos commença à s’élever, et le vieillard redoubla immédiatement de vigilance : il y avait bien trop de morts pour que la polonaise puisse prendre le temps de les exorciser un par un – cela prendrait des jours –, alors il lui fallait avoir recours à une méthode plus brutale. Une méthode qui risquait d’alerter tous les éveillés à la ronde, ce pourquoi il l’avait accompagnée dans ce recoin d’Allemagne, afin d’assurer sa protection.

L’énergie de la jeune fille continua de s’intensifier, et les ombres autour d’eux s’épaissirent avant de se mettre à converger entre ses mains, alors qu’elle ouvrait en grand la porte vers l’Au-delà que contenait son Surplis. Un orbe d’une noirceur absolue se matérialisa dans le creux de sa paume droite ; tous les fantômes de la ville réagirent instantanément à l’apparition de cette déchirure connectant la Terre au Royaume Abyssal. C’était comme si le phénomène les avait tirés du cauchemar dans lequel ils étaient plongés depuis près de trois-quarts de siècle pour le remplacer par une peur panique qui les poussait à s’éloigner à toute allure de l’épicentre.

« Je comprend pourquoi tu disais que ce serait pas discret. » remarqua le philippin en voyant les défunts s’enfuir dans une cacophonie inaudible pour le commun des mortels. Au lieu de lui répondre, l’Étoile Terrestre de l’Immortalité mit toute sa puissance dans sa technique, décuplant du même coup la taille de la sphère.

Le mouvement des revenants s’inversa brutalement avec la complétion de l’arcane ; si celui-ci n’avait aucun effet sur le plan physique, il exerçait néanmoins l’équivalent spirituel de la force gravitationnelle d’un trou noir. Happés par l’attraction du portail, leur dernière connexion avec le monde matériel fut sectionnée sans cérémonie et ils furent tous entraînés vers le duo de Spectres malgré tous leurs efforts pour s’échapper. Pendant un moment, Xing Huo ne parvint plus à voir ni l’ouverture ni sa collègue, toutes deux cachées par le flot d’âmes hurlantes précipitées dans les profondeurs infernales. D’interminables secondes s’égrenèrent ainsi jusqu’à ce que le flux se tarisse avec la disparition du dernier fantôme présent dans le champ d’action de la technique. Andréa mit alors fin au phénomène et faillit s’effondrer, les jambes en coton ; seule l’intervention de son coreligionnaire lui évita de se retrouver à terre.

« La vache… tu crois qu’on les a tous eus ? »

Ça n’avait pas manqué, quelqu’un les avait détectés. L’Étoile Terrestre de la Brutalité avait cru que sa collègue plaisantait lorsqu’elle l’avait prévenu qu’elle avait le don de tomber sur d’autres éveillés au gré de ses pérégrinations ; il comprenait maintenant qu’il aurait dû la prendre plus au sérieux. Il dévisagea l’étrangère qui venait de se révéler à eux, répondant à une question adressée à la Liche : pas d’armure en vue, mais ça ne voulait pas dire grand-chose quand n’importe quel chevalier compétent pouvait faire apparaître la sienne d’une pensée. De plus, l’inconnue devait forcément avoir ressenti la puissance du cosmos de la polonaise et si elle avait choisi de les approcher malgré tout, c’est qu’elle devait avoir confiance en ses capacités.

« Une autre éveillée ici en même temps que nous ? Le monde est petit. À qui avons-nous l’honneur ? » interrogea l’ancêtre en adoptant une posture prudente et en se plaçant entre la nouvelle arrivante et Andréa – après s’être assuré que cette dernière pouvait rester debout sans assistance. Sa collègue examina également leur interlocutrice avec suspicion mais décida plutôt de répliquer à ce qu’elle devait prendre pour une critique de sa performance :

« La culpabilité n’a rien à voir avec ça, et l’objectif n’est pas tant de les aider à trouver le repos que de les faire partir de ce monde où ils n’ont plus leur place. »

« C’est pas comme si on avait le temps de les aider tous individuellement à régler leurs affaires en suspens et à se débarrasser des regrets qui les retiennent sur Terre. » opina le vieillard. En admettant qu’il soit encore possible de communiquer avec des âmes qui avaient totalement sombré dans la démence ou l’apathie et dont les proches devaient eux-mêmes être morts depuis longtemps, ce qui était loin d’être une certitude.

« Quant à ceux qui restent, l’appel de l’Au-delà a endommagé leur ancrage dans cette réalité, et j’aurai davantage d’énergie à leur consacrer au prochain coup puisque j’ai déjà nettoyé le plus gros. » compléta la jeune fille, qui n’en était pas à son premier exorcisme de masse et n'avait pas besoin qu'on lui explique son travail.

Ayant fini de répondre, les deux Spectres tentèrent une nouvelle fois de deviner l’identité de celle qui leur faisait face. L’absence d’armure les empêchait de déduire l’allégeance de la blonde au premier coup d’œil, et son physique ne correspondait à aucun des chevaliers dont ils avaient connaissance. Toutefois, son apparente expertise en matière d’âmes errantes réduisait les possibilités… et l’une d’elles se retrouva vite au devant des pensées du Cyclope : se pourrait-il que le dénommé Razal ait succombé aux blessures infligées par la Liche et qu’ils aient affaire au nouveau Cancer ? Si c’était le cas et qu’elle était venue venger son prédécesseur, il allait y avoir du grabuge...

La nouvelle venue avait une curieuse interprétation des raisons qui retenaient les défunts en ce monde. Regrets et culpabilité étaient deux choses bien distinctes après tout et quand les morts s’accrochaient à ce plan d’existence, c’était généralement moins par crainte de ce que renfermait l’Au-delà que parce qu’il leur restait des choses à accomplir sur Terre, des proches dont ils ne voulaient pas être séparés ou, comme cela devait être le cas pour la grande majorité des victimes de la conflagration de Dresde, parce que nul n’avait pu accomplir les rites funéraires et leur donner de quoi payer le Passeur. Ou, plus dérangeant encore, parce que leur trépas avait été si horrible qu’ils en avaient perdu l’esprit et revivaient en boucle leurs derniers instants, incapables de se rendre compte de leur situation. C’était du moins l’expérience qu’en avait la Liche – ou plutôt les Liches, puisqu’elle pouvait également s’appuyer sur les souvenirs de Kochtcheï.

Elle se retint cependant de donner voix à cette divergence d’opinions, n’ayant nulle envie de se lancer dans un débat philosophique, théologique ou sémantique. Elle avait mieux à faire, comme par exemple évaluer la menace potentielle que représentait la blonde – qui s’avançait à présent sans peur vers le philippin – ainsi que ses motifs.

« C’est normal d’être prudents, la plupart des gens nous portent pas dans leur cœur. C’est votre comportement à vous qui est bizarre. » rétorqua l’ancêtre. En effet, les grands méchants Spectres avaient plutôt tendance à inspirer l’effroi, le mépris ou l’agressivité. Rares étaient ceux qui les traitaient comme le faisait l’inconnue, et ces individus-là étaient le plus souvent soit inconscients, soit extrêmement sûrs d’eux.

« Enchantée, Amelia. Nous sommes Andréa de la Liche et Xing Huo du Cyclope. » intervint la polonaise quand leur interlocutrice se présenta enfin. Les deux infernaux échangèrent un regard surpris lorsque cette dernière démontra une fois de plus son originalité en disant qu’elle ne pensait pas qu’ils faisaient du mal à qui que ce soit. Tous deux savaient que le processus auxquels les âmes errantes étaient soumises par la jeune fille était tout sauf agréable et que si elles pouvaient voir ça, les familles s’offusqueraient de la façon plus que cavalière dont les servants de Thanatos « guidaient » leurs chers disparus vers leur ultime destination.

« On ne doit pas avoir la même définition de « personne » ou de « faire du mal », je crois... » fit la Liche, dont les illusions concernant ses méthodes s’étaient depuis envolées.

« Vous savez qui nous sommes et ce que nous sommes, mais ce n’est pas notre cas. Et si vous nous disiez quelle faction vous représentez, maintenant ? » questionna le vieillard, jugeant cette information plus importante, car il était peu probable qu’une éveillée choisissant d’aller taper la discute avec deux Étoiles Maléfiques de leur niveau plutôt que de prendre ses jambes à son cou ait pu passer sous le radar d’une divinité ou des renégats de Death Queen Island.

« Se réjouir ? N’exagérons rien. » fit le vieillard d’un ton blasé. Les déconvenues que les infernaux avaient l’habitude d’essuyer avaient exacerbé leur tendance naturelle à voir le mal partout, ce qui les poussait à considérer avec la plus grande méfiance toute interaction cordiale ou même simplement pacifique avec des individus étrangers à leur faction. Toujours à l’affût d’une entourloupe. D’aucuns auraient qualifié cette attitude de complexe de persécution, mais le Cyclope était convaincu que le discours de ces hypothétiques critiques changerait du tout au tout s’il leur présentait Éris : avec des « amis » comme la Discorde, les Spectres n’avaient plus besoin d’ennemis !

« Merci de votre compréhension. » poursuivit la polonaise après avoir écouté Amelia déclamer les vertus de la bonne marche de l’ordre naturel et leur avouer le caractère récent de son éveil au cosmos. Très impressionnant, si elle disait la vérité ; en admettant que ses pouvoirs se soient révélés peu avant l’allocution d’Athena à Tokyo, cela voulait dire qu’il lui avait à peine fallu un an et demi pour arriver à un niveau suffisant pour ne pas se sentir menacée en présence des deux soldats de l’Au-delà. Une vitesse de progression exceptionnelle pour laquelle il n’y avait pas trente-six explications possibles : soit ils étaient face à un talent tout aussi exceptionnel, soit elle avait eu un excellent maître, soit elle avait eu une vie très mouvementée au cours de laquelle elle s’était retrouvée à maintes reprises en situation de vie ou de mort, soit elle avait pris un raccourci à la manière des Spectres et de leurs Étoiles Maléfiques.

« Et qui vous a appris à vous servir de vos dons ? C’est que le cosmos, ça ne se cultive pas si facilement. » demanda Andréa, inquisitive. Xing Huo, lui, aurait aimé savoir si c’était le discours d’Athena qui avait donné l’idée à la blonde de les traiter comme des bêtes curieuses plutôt que comme de dangereux zélotes. Parce que c’était plutôt sur les crimes des Marinas que la soi-disant Déesse de la Sagesse avait passé l’éponge – et oui, ça lui restait toujours en travers de la gorge, même après tout ce temps.

Mais au lieu de laisser cette vieille rancœur remonter à la surface, le philippin choisit de répondre aux questions d’Amelia : « Ça ne sert à rien de parler de ce qui arriverait si vous n’étiez pas éveillée vu que ce n’est pas le cas. Pour le reste, aucune chance : on ne vous connaît ni d’Ève ni d’Adam et les belles paroles ne suffisent pas. »

Les instructions du Faucheur en la matière étaient claires comme de l’eau de roche : Il ne voulait que des serviteurs dont Il pouvait se débarrasser aisément dès le premier soupçon de déloyauté. Guère difficile dans le cas des Squelettes ou de leurs autres collaborateurs humains mais pour les éveillés, la seule garantie acceptable était le statut de mort-vivant – que le fils de Nyx pouvait changer en « mort » tout court à tout moment, simplement en retirant Sa bénédiction. La blonde n’avait certes pas demandé à rejoindre les rangs des Spectres eux-mêmes, mais le Cyclope doutait que Thanatos accepte de lui laisser ce genre de liberté, et comme elle venait de dire qu’elle n’était pas prête à mourir…

La Liche acquiesça, confirmant ce qu’affirmait son collègue. Il restait toutefois une dernière question sans réponse ; « Est-ce qu’on a déjà vu un Dieu, hein ? » marmonna-t-elle avant de se remémorer ses expériences passées. Voyons voir… Izanagi, Poséidon, Hadès, Thanatos, Phantasos, Skoll, Fenrir, Athena, Éris… la jeune fille comptait sur ses doigts alors qu’elle égrenait mentalement les noms.

« Une bien belle collection. » opina sagement l’ancêtre en voyant le total, mais il était évident qu’il se retenait d’éclater de rire. Elle réprima elle-même un sourire ; ils en parlaient avec légèreté maintenant mais sur le coup, bon nombre de ces rencontres avaient été absolument terrifiantes. Elle n'en avait pas l'air comme ça, mais la gamine avait un sacré CV !

« Vous vous êtes éveillée comme ça, par hasard, et vous avez progressé largement en autodidacte ? En suivant un apprentissage qui conviendrait plus à une prêtresse qu’à autre chose ? » résuma la polonaise, sceptique. C’était difficile à croire : s’il y avait bien des prodiges dont le cosmos s’activait un jour sans raison apparente, de tels cas étaient excessivement rares. La grande majorité de leurs congénères devaient leurs capacités soit à l’intervention d’une divinité, soit à un entraînement inhumain et souvent traumatisant. Et tous, même les prodiges, devaient passer par la case entraînement s’ils souhaitaient développer leurs aptitudes jusqu’à pouvoir rivaliser avec celles de l’élite.

« J’en connais qui seraient jaloux. » ajouta Xing Huo, qui avait eu plus ou moins le même raisonnement et qui se demandait comment les morts – non-éveillés et absolument pas au courant des affaires divines dans leur immense majorité, les Spectres ayant appris depuis longtemps et à leurs dépens qu’il valait mieux ne pas laisser les âmes des chevaliers défunts traîner n’importe où – avaient pu lui enseigner quoi que ce soit.

« Y’a pas de mal, c’est qu’une expression. » reprit-il après l’accès d’auto-dérision d’Amelia. « Mais je crois que vous vous sous-estimez. Vous avez réussi à arriver jusqu’ici après tout, alors qu’on a choisi le toit du plus haut bâtiment aux alentours et qu’on a fermé la porte menant à l’intérieur histoire de n’être ni vus, ni dérangés. »

Un bon plan en théorie, même s’il n’avait au final pas si bien marché que ça. En tout cas le statut de la blonde devait lui conférer un certain degré d’amplification athlétique, parce que gravir l’immeuble ou bondir d’un toit voisin pour les rejoindre n’était pas à la portée du premier venu ; si elle était capable de ça, elle devrait pouvoir se débrouiller en combat. Quant à l’utilité pratique de sa nécromancie, ce n’était pas parce qu’un tel pouvoir n’avait pas d’application violente directe qu’elle ne pouvait pas en faire un usage intelligent ; tous les chevaliers d’une faction n’étaient pas nécessairement des combattants et de telles capacités étaient parfaites en matière d’espionnage, par exemple !

« Ne soyez pas si prompte à déclarer que votre don est inoffensif ; certains Saints d’Athéna ont le même genre de pouvoirs, et ils sont célèbres pour leur capacité à arracher l’âme des gens. » nota ainsi la Liche en faisant attention à ne rien dire de ses propres facultés, au cas où leur interlocutrice saurait déjà pertinemment tout ça et serait en train de les mener en bateau.

Tous deux considérèrent ensuite leurs paroles lorsqu’Amelia les interrogea sur les êtres supérieurs qu’ils avaient déjà eu l’occasion de rencontrer – des rencontres dont ils se seraient volontiers passé, pour certaines. Comment pouvaient-ils exprimer leur ressenti ? Le voulaient-ils vraiment, alors qu’ils ne conversaient après tout qu’avec une parfaite inconnue ? Leur collègue russe, aussi rigide qu’irascible, aurait pu très justement leur faire remarquer qu’ils étaient censés faire leur travail et non papoter avec des étrangers.

« Ça dépend de ce à quoi on s’attend. » énonça finalement le Cyclope. « Puis c’est pas comme si on les avait tous vus non plus. »

« En effet ; je pense que la meilleure réponse serait « tout ça et plus encore », pour ceux à qui votre description s’applique. » compléta sa camarade.

Ah, il semblerait que la Liche ait mal interprété les propos de la blonde, celle-ci faisant vraisemblablement partie de ceux qui s’étaient éveillés à la suite d’un profond traumatisme. Non que cela soit une rareté dans les rangs des factions divines, bien au contraire : dans nombre de cas, l’entraînement infernal que subissait les apprentis chevaliers avait précisément pour but de briser la psyché de l’aspirant avant de la reforger pour la rendre capable de remodeler le monde à sa guise. Même les factions préférant recruter par des moyens plus expéditifs et moins aléatoires comme les Spectres ou les Marinas étaient généralement des rassemblements d’individus au passé chargé – à l’exception peut-être de Rogos et d’Andréa elle-même, qui étaient des personnes parfaitement normales avant leur conversion –, tant il était vrai que les gens heureux et équilibrés n’étaient généralement pas prêts à dédier leur âme à la croisade d’une divinité génocidaire.

« Je vois. On ne vous en demandera pas plus si vous n’avez pas envie d’en parler. Vos progrès restent néanmoins étonnants, en l’absence d’instruction formelle. » rétorqua la polonaise sans totalement lâcher le morceau mais sans trop insister non plus. Elle s’amusa de la prise de conscience tardive – feinte ou non feinte, là était la question – de leur interlocutrice quant à la prouesse physique qu’elle avait dû accomplir pour les rejoindre, et échangea pour la énième fois un regard circonspect avec le philippin lorsqu’Amelia assimila ce qu’elle venait d’apprendre des techniques ancestrales du Cancer.

« Ben oui, ils font ça. » confirma l’ancêtre, perplexe devant cette réaction. « Nous voir précipiter des centaines de fantômes qui n’avaient rien demandé en Enfer ça vous fait rien, mais nous entendre parler d’un type qui fait pareil en combat avec ses adversaires ça vous chiffonne ? C’est pas plus horrible que d’autres façons de tuer des gens, pourtant. Au moins c’est rapide, c’est propre et ça laisse un cadavre en bon état. »

Drôle de double-standard, effectivement. Et puis les Saints étaient censés être les gentils de l’histoire (même si leur image avait été quelque peu écornée ces temps-ci) tandis que leurs opposants cherchaient à détruire, corrompre ou asservir l’humanité ; c’était assez étrange d’entendre quelqu’un prendre ces derniers en pitié.

« Franchement, il y a pire. » acquiesça la jeune fille. « Ce n’est peut-être pas la façon la plus honorable ou la plus chevaleresque de se battre mais quand il s’agit de sauver le monde, il faut avoir le sens pratique. »

Deux Spectres qui se faisaient les avocats des Saints, si leurs coreligionnaires pouvaient les voir… Ceci dit, le fait que certains de leurs ennemis héréditaires usent de telles méthodes face aux menaces sérieuses était un baume pour leur amour-propre : de quoi auraient-ils l’air s’il suffisait d’une bande de boy-scouts plaqués or débitant des discours vomitifs sur le pouvoir de l’amour et de l’amitié pour les humilier à chaque Guerre Sainte ? De ce point de vue, l’existence du Cancer et d’autres guerriers d’Athéna au style de combat moins fair-play était une bonne chose… tant que ledit Cancer ne commençait pas à se livrer au genre de pratiques blasphématoires auxquelles Razal avait fait allusion.

« Il y a des limites, évidemment. » murmura la Liche, surtout pour elle-même. « Manipuler les âmes c’est une chose, mais les détruire… C’est un pouvoir qui ne devrait appartenir qu’aux Dieux des Enfers ; qu’un mortel prétende se l’arroger, c’est le summum de l’hérésie ! »

Ce fut au tour du Cyclope de hocher la tête : à la guerre comme à la guerre, certes, mais même la guerre avait ses règles. Il ne fallait cependant pas s’attendre à ce que leurs rivaux de toujours en aient quoi que ce soit à faire des lois sacrées de l’Au-delà...

Encore une fois, Xing Huo ne comprenait pas ce qu’Amelia trouvait de si choquant dans le mode opératoire du protecteur du quatrième temple. Que l’espérance de vie d’une personne soit écourtée par l’entremise d’une balle, d’une lame, du poison ou d’une technique plus ésotérique, quelle importance ? Certes, ce n’était guère naturel, sauf qu’à ce compte-là tous les éveillés étaient coupables du même crime, le psychopompe attitré du Sanctuaire étant loin d’être le seul à utiliser son cosmos pour infléchir les lois de l’existence à son avantage.

« Pour nos Dieux, tout meurtre qui a lieu sans Leur accord est un blasphème ; Ils ne font pas vraiment de distinction entre les différentes manières de tuer. » fit Andréa, donnant voix sans le savoir à ses pensées. Bien sûr, le Cancer provoquait une certaine irritation chez les infernaux mais c’était davantage dû au fait qu’il empiétait sur leurs plates-bandes – celles de Thanatos en particulier, et dans une moindre mesure celles de la Liche et d’autres Spectres aux capacités similaires – qu’au principe-même de la chose.

« Euh… moi je voulais surtout dire que ça laisse un corps présentable pour l’enterrement, hein. » intervint le vieillard à son tour lorsque la demoiselle exprima sa gêne à la seule idée de l’usage qu’un chevalier pourrait faire d’un cadavre en bon état. La faute à un esprit mal placé ou à un excès d’imagination ? Il n’avait rien voulu insinuer de trop dérangeant, c’était elle qui surinterprétait ses paroles. « Puis ça impressionne, aussi : c’est une chose de voir les copains se faire incinérer, exploser ou découper en morceaux, mais c’en est une autre de les voir s’effondrer comme des marionnettes dont on a coupé les fils, sans blessure apparente, tout ça parce que le type en face a claqué des doigts. »

Rien de mieux pour intimider l’opposition et faire passer le message qu’on tenait la vie de l’adversaire entre ses mains… Quoique, vu comme ça, on pouvait effectivement s’attendre à ce que le possesseur de tels pouvoirs finisse par se prendre pour un Dieu. La blonde marquait un point.

« Laissons tomber, ce n’est pas notre boulot de défendre la réputation des paladins – au contraire, même. » trancha la polonaise, ce qui le fit reprendre conscience de ses priorités. Même si ces justifications s’appliquaient également à la jeune fille et à ses propres facultés, l’heure n’était pas aux débats éthiques ou religieux ; ils avaient un travail à terminer.

Désormais remise de ses efforts, la Liche commença de nouveau à intensifier son énergie, faisant danser des volutes obscures à la surface de son Surplis. La porte vers l’Au-delà n’était pas encore rouverte, toutefois le Cyclope pouvait déjà sentir cette espèce de gravité spirituelle – faute d’un meilleur terme – amorcer son retour.

« Il est temps de nettoyer les restes. J’espère que vous êtes bien accrochée, si vous comptez regarder. »

L’ancêtre ricana : les Spectres ne recherchaient pas les spectateurs mais pour une fois qu’elle avait un public, Andréa se comportait comme n’importe quelle gamine de son âge et saisissait l’occasion de rouler des mécaniques. La manœuvre n’était cependant pas totalement innocente, il se doutait qu’elle devait avoir une idée derrière la tête : observer les réactions de leur interlocutrice maintenant qu’ils savaient qu’elle était là par exemple, ou lui laisser exprès une ouverture pour attaquer s’il s’agissait d’une ennemie dissimulant son hostilité… ou simplement envoyer un message en démontrant la puissance des Étoiles Maléfiques, si ses intentions étaient plus ambiguës.

Honnêtement, Xing Huo se demandait comment de simples mots pouvaient faire autant d’effet à Amelia alors même que le hideux spectacle des stigmates exhibés par les morts sans repos ne la perturbait pas plus que ça. Mais ce n’était pas le moment de se préoccuper de cette petite nature à géométrie variable ; il se tut donc jusqu’à ce que la blonde montre qu’elle avait pris les instructions d’Andréa au pied de la lettre en s’arrimant solidement à la rambarde.

« Je crois qu’elle parlait plutôt de vous accrocher à votre âme. » la corrigea aimablement l’ancêtre. « Normalement y’a pas besoin, la technique est censée être sans danger pour les êtres vivants, mais on sait jamais, hein ? »

Sur ces propos pas si rassurants – mêmes si c’était Andréa qui avait commencé –, la Liche se remit enfin à l’ouvrage. L’opération fut brève, puisqu’il ne restait plus qu’une fraction de la population initiale de revenants, et la moisson en fut pareillement réduite. Le malaise de leur interlocutrice fut néanmoins palpable, ajoutant une contradiction de plus à toutes celles dont elle était déjà pétrie : certes, personne n’aimait se retrouver au contact de l’Au-delà ou ressentir un cosmos aussi puissant que celui de la polonaise, mais dans ce cas-là pourquoi s’être précipitée ainsi vers l’épicentre du phénomène ? La remarquable acuité qui lui avait permis de les localiser ainsi que l’expérience de medium dont elle s’était prévalue semblaient également s’être envolées, ne laissant derrière elles qu'une personne qui avait l’air de faire ses premiers pas en matière de choses spirituelles.

« Quelque chose cloche là-dedans. » se dit le philippin alors que ses observations paraissaient valider le bien-fondé de sa méfiance naturelle. Il y avait bien une explication innocente à ce comportement, évidemment : il pouvait tout à fait ne s’agir que d’une jeune éveillée qui tentait de se faire passer pour plus forte et plus expérimentée qu’elle ne l’était réellement et dont la façade bravache s’effritait maintenant qu’elle se trouvait à proximité des Spectres. Seulement voilà, cette possibilité avait beau être plaisante pour son ego, elle ne le satisfaisait pas, car les Étoiles Maléfiques voyaient ce genre de coïncidences avec suspicion.

Mais comment tester son hypothèse ? Devait-il l’attaquer, pour voir ? Et s’il le faisait, fallait-il se retenir au dernier moment ou y aller sérieusement, au cas où il serait face au genre d’individu aux nerfs d’acier qu’on ne démasquait pas si facilement ? Ses soupçons valaient-ils les engueulades auxquelles il aurait droit s’il s’était trompé et qu’il tuait quelqu’un qui ne les avait même pas provoqués ? S’excuser après-coup était-il mieux que de demander la permission ? Et s’il déclenchait un incident diplomatique avec une autre faction si Amelia était une espionne ?

Le Cyclope serra et desserra les poings à mesure qu’il se posait ces questions. Sa collègue, que sa technique n’avait pas fait défaillir ce coup-ci, observa un instant son manège avant de reposer les yeux sur la blonde, pensive. Elle pouvait deviner ce qu’il se passait dans le ciboulot du vieillard et elle partageait ses inquiétudes. Toutefois, elle désapprouvait un recours aussi hâtif à la violence.

« Tout va bien ? » s’enquit-elle quand l’étrangère termina ses dévotions. « C’est drôle, vous aviez l’air plus assurée la première fois. »

« Quand j’ai envie de balancer des gens du haut d’un bâtiment je les préviens pas, en général. Pourquoi se compliquer la tâche ? » répliqua l’asiatique à la plaisanterie de la blonde. Andréa faillit lui demander si ça lui arrivait souvent, mais se ravisa au dernier instant. À la place, elle fit mine de vérifier qu’elle n’avait manqué aucun revenant dans le champ d’action de sa technique tout en gardant Amelia à l’œil. Celle-ci devait s’être rendue compte des doutes que le vieillard nourrissait à son égard et, même si elle ne savait pas qu’il était l’hôte de l’Étoile Terrestre de la Brutalité – dont les méthodes tendaient prévisiblement vers la violence quand il soupçonnait quelqu’un –, elle restait remarquablement calme. Il y avait de quoi se poser des questions, en effet : jouait-elle la comédie et, le cas échéant, quelles facettes de la personnalité qu’elle leur présentait étaient feintes et lesquelles étaient sincères ?

« C’est très personnel comme question. » fit la polonaise lorsque leur interlocutrice les interrogea sur les raisons pour lesquelles son arcane n’avait pas happé les Spectres au même titre que tous ces ectoplasmes qui hantaient les rues de Dresde jusqu’à il y a encore quelques minutes. Amelia se méprenait toutefois : seul le philippin était mort – pour une certaine définition du terme – tandis qu’Andréa, elle, était toujours bien vivante. Peut-être étaient-ce les relents d’outre-tombe collant aux infernaux qui l’avaient induite en erreur, ou peut-être qu’elle l’avait fait exprès. En tout cas, la Liche n’allait pas la détromper.

« Il y a une différence entre un fantôme, un mort-vivant et un ressuscité. Faudra vous contenter de ça. » répondit à son tour l’ancêtre qui, même s’il avait eu les connaissances nécessaires pour expliquer de quelle façon son esprit était solidement ancré dans le monde mortel grâce à une enveloppe charnelle biologiquement vivante octroyée par son Dieu et stabilisée par son Étoile Maléfique, n’aurait pas été révéler tous leurs secrets à la première éveillée venue. Pas question non plus de lui raconter comment la capacité de leurs Surplis à voyager entre les mondes les rendait plus résistants à toute tentative de les renvoyer de force dans l’Au-delà avec le genre de techniques employées par la Liche ou le Cancer, ou que même si c’était possible, cela ne représenterait qu’un désagrément momentané le temps qu’ils reçoivent un nouveau corps physique. Comme ils avaient déjà établi qu’Amelia n’était pas prête à mettre sa vie – littéralement – entre les mains du Faucheur en rejoignant leurs rangs, c’était tout ce à quoi elle aurait droit.

La deuxième partie de son interrogation n’était par contre pas soumise à ces restrictions, puisqu’elle ne visait aucune information confidentielle.

« Mais nous sommes de chair, ne nous mettez pas dans le même sac que ces âmes en peine qui s’accrochent à leur ancienne existence comme des moules à leur rocher. Et nous n’avons pas besoin d’être délivrés, ou plutôt nous le sommes déjà : si nous sommes revenus à la vie ce n’est pas à cause d’une simple affaire inachevée, mais parce que nos Seigneurs et Maîtres ont décidé que nous pourrions être utiles à Leurs divins desseins. »

Le Cyclope hocha la tête pour montrer qu’il approuvait les propos de sa collègue puis l’inclina sur le côté, songeur.

« Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il faut qu’on nous « délivre », comme vous dites ? Et franchement, vous devez être la première à nous trouver sympathiques. »

Sauf peut-être Éris, mais comme le vieillard était sûr qu'il s'agissait d'une de ses moqueries habituelles... quant à Ntikuma, c'était difficile à dire, le masque et le mutisme n'aidant pas.

Encore une fois, Amelia n’avait pas tout à fait tort. Quand bien même une Étoile Maléfique choisirait un hôte à peu près sain d’esprit et ayant mené une vie normale, ladite personne ne resterait pas dans cet état très longtemps après avoir été témoin de la réalité de l’existence des Enfers… ainsi que de celle des supplices qu’on y pratiquait. Ce genre de choses laissait une marque indélébile, et ceux qui y étaient insensibles n’étaient guère légion – et certainement pas des gens bien dans leur tête. Pas étonnant donc qu’elle soit confuse quant à la façon dont elle devait s’adresser à eux, mais au moins elle gardait l’esprit ouvert et se montrait prête à apprendre.

« Excuses acceptées. » répondit la Liche.

« Contents de voir que quelqu’un apprécie notre travail. » compléta l’ancêtre, même si c’était surtout sa collègue qui avait fourni le travail en question et qu’il n’était pas sûr que la blonde ne dise pas ça uniquement pour les amadouer.

« Vous pouvez raconter la vérité si ça vous chante. » reprit la polonaise. « Ceux qui refuseront d’y croire oublieront bien vite, et avec de la chance peut-être qu’il s’en trouvera quelques-uns pour voir que nous ne sommes pas qu’une bande de pères fouettards. On ne sait jamais, on peut toujours rêver. »

Xing Huo n’était pas très optimiste de ce côté, mais si cela pouvait améliorer l’image des serviteurs de Thanatos ne serait-ce que chez quelques individus… Ils ne faisaient pas ce travail ingrat parce qu’ils recherchaient la gloire, la reconnaissance et les applaudissements, au contraire même, mais un merci de temps en temps ça faisait toujours plaisir.

La medium prit congé après une dernière salutation que les Spectres lui rendirent, empruntant l’accès qu’ils avaient condamné afin de ne pas être dérangés plutôt que de redescendre de la même manière qu’elle était montée. Dès qu’elle se trouva hors de vue, les deux infernaux échangèrent un regard et, d’un commun accord, invoquèrent une Fée qu’ils chargèrent de suivre discrètement l’éveillée pour voir ce qu’elle allait faire après cette séparation, leurs soupçons étant encore bien présents. Ceci fait, ils quittèrent à leur tour le bâtiment pour faire un dernier tour de la ville et s’assurer qu’Andréa n’avait rien manqué dans son grand ménage de printemps…

Quelle ne fut donc pas leur surprise lorsque leur papillon-espion leur revint à peine quelques minutes plus tard, après avoir brusquement perdu la trace d’Amelia et échoué à la retrouver malgré tous ses efforts ! Avait-elle réussi à détecter le mouchard en dépit de toute la furtivité dont ces insectes savaient faire preuve, et si oui comment s’était-elle débrouillée pour lui fausser compagnie sans qu’il se rende compte de rien ?

« Bon, ben je crois que notre visiteuse a amplement mérité un dossier à son nom. » remarqua le philippin, ce à quoi sa partenaire ne put qu’acquiescer. Les deux guerriers de l’Au-delà laissèrent Dresde derrière eux peu de temps après, pensant déjà à ce qu’ils écriraient dans ce qui n’aurait dû être que le rapport d’une mission de routine...