- Raz l’cul de rien faire de la journée. Je vous admire maître, mais je vais chercher votre frangin, histoire de voir s’il n’a pas un boulot à me refiler.

Ce fut sur ces mots que l’Oneiro entra sur le plan cauchemardesque. Il commençait à s’habituait à l’utilisation de cette dimension, même s’il avait parfois du mal à gérer la distance. L’un de ses premiers tests l’avaient conduit au-dessus du lac de sang, et il dû se dépêcher d’ouvrir un autre passage, juste sous lui, afin de ne pas replonger dans surface qui l’avait tant fait souffrir. Pourtant, cette fois, ce n’était pas la destination qui lui posait problème, mais plutôt la personne qu’il voulait rejoindre. Il avait voulu se rendre utile, mais en faisant ainsi avait fait le contraire. De plus, orgueilleux comme il était, il n’allait pas faire demi-tour et connaître l’emplacement exact du seigneur de la Mort. Bien sûr que non. A la place, il se contenta de marcher droit devant lui, souriant en voyant certains cauchemars. Il s’arrêta même devant l’un d’eux, trouvant joyeux de voir un affrontement entre deux créatures terrifiantes. Le choc du combat devait vraiment faire peur à celui qui l’avait vu, ce qui piqua la curiosité du jeune homme.

Sans prendre la peine de savoir où il allait atterrir, Beldur ouvrit le passage et sortit de son magnifique plan. Si certains avaient pris « traduction automatique » en seconde langue infernale, ce n’était pas le cas pour Icélos. Du moins, ce n’était pas le cas à l’écrit, son cosmos traduisant seul les paroles de ceux qui discutaient non loin de lui. Pour cette raison, le jeune homme se croyait dans le quartier chinois de New-York. Il n’avait jamais vraiment aimé ce coin de la ville, et encore moins leur nourriture étrange. Du chien, franchement, leur nutrition était vraiment étrange. Pour les combats ou pour tuer un homme, pourquoi pas, mais les manger ? Quelle cruauté sans nom… pourquoi ne pas manger du bébé congelé pendant qu’on y était.

Après ces pensées pleines d’amour, l’Oneiro chercha un peu plus autour de lui. Sa priorité était de trouver le type traumatisé par un violent combat, histoire de savoir de quoi il s’agissait clairement. Après tout, c’était peut-être le cauchemar d’un enfant, qui avait vu ses parents se disputer, ou alors un adulte ayant assisté à un combat trop réaliste à son goût. En faisant le tour des habitations, Beldur compris enfin qu’il n’était pas à New-York. Il regarda un peu partout, voyant par endroit le portrait d’un homme, visiblement important pour les habitants. Il se tourna alors vers une vieille femme, avant de lui demander :

- ‘Scuz mamie, on est en Corée du Nord aussi ?

Il n’était pas sûr que la femme l’ait bien entendu, car elle hurla rapidement « Yaomo », avant d’essayé de le frapper avec son déambulateur. Sans aucune délicatesse, Beldur repoussa la vieille femme, avant de s’éloigner d’elle.

- Nan mais j’vous jure les vieux de nos jours. On n’insulte pas les gens comme ça, vieille peau.

L’Oneiro chercha à interroger d’autres personnes, mais les hurlements de terreur continuaient toujours. Au bout d’un moment, il vérifia que son aura n’était pas activée, ce qui n’était pas le cas, puis fini par voir son reflet dans une vitrine.

- Ah oui… me faudrait pt’être des lunettes de soleil…

Le Dullahan avait finalement été relâché après toute une batterie de tests visant à analyser la façon dont lui et son Surplis se remettaient du passage à tabac qui leur avait été infligé. Puisque la curiosité scientifique de l’alliance était satisfaite pour le moment et qu’il était encore convalescent, il se retrouvait avec du temps libre dont il décida de profiter pour renouer le contact avec ses pairs. Il prit donc congé de l’hospitalité de FIRMAMENT après s’être fait remettre un sac contenant quelques gadgets ainsi que ses « devoirs de vacances », départ qui fut l’occasion d’une dernière expérience puisque Tetragrammaton insista pour que son interface soit témoin de la scène.

Hélas, il apparut dès le retour en Enfer du cavalier sans tête que ses camarades étaient occupés ailleurs ; il fut néanmoins ravi d’apprendre de la bouche d’un Squelette qui passait par là qu’ils n’avaient pas chômé pendant l’absence du trio d’infiltrés, étant parvenus à étendre toujours plus l’influence de l’Au-delà en ramenant Beijing dans leur giron et même à se débarrasser de l’encombrant Gareth ! Tout n’était pas rose dans ce bilan bien sûr – il savait que l’armure des Gémeaux s’était déjà trouvé un nouveau porteur par exemple, et qu’Éris avait fait des siennes à plusieurs reprises – mais c’était un bon début.

Puisque les retrouvailles n’étaient pas à l’ordre du jour, Rogos se dit qu’il pourrait toujours aller découvrir de visu leur nouveau territoire secondaire. Il lui faudrait tôt ou tard exercer des responsabilités dans cette ville, alors autant se familiariser avec dès maintenant. Il pourrait également voir comment l’humanité prenait ce fameux duel télévisé – la réaction des Agences pouvant être résumée à un immense facepalm collectif – et, dernière raison mais non la moindre, prendre un peu de bon temps en allant visiter ces restaurants que ses collègues – ou ex-collègues ? – chinois lui avaient recommandé.

Il passa donc en vitesse chez lui collecter quelques affaires, eut le déplaisir de constater que Xing Huo n’avait pas tenu sa promesse de s’occuper du ménage pendant son absence et que son logis avait accumulé près d’un an de poussière, jura vengeance puis repartit vers sa destination.

Ce fut en suivant le vol inter-planaire d’une des Fées faisant régulièrement l’aller-retour entre l’Inframonde et la capitale chinoise qu’il arriva finalement dans une ruelle dérobée de cette dernière. L’air y était respirable aujourd’hui, une chance ! Il fit disparaître son Surplis, rangea le masque chirurgical qu’il s’apprêtait à utiliser dans une poche de son habit civil puis fit route vers une artère plus fréquentée aussi vite que le lui permettaient sa béquille, son bras en attelle et les autres blessures largement cicatrisées mais toujours douloureuses qui se cachaient sous ses vêtements.

Il n’eut cependant pas le temps de trouver un endroit où s’attabler – de préférence muni d’un poste de télévision pour suivre les informations tout en mangeant – avant de ressentir une perturbation cosmique aussi brève que soudaine à quelque distance de sa position. Le curieux phénomène que personne d’autre ne paraissait avoir remarqué fut suivi d’un inexplicable tiraillement au niveau de son Étoile Maléfique ; il lui semblait avoir déjà fait l’expérience d’une telle sensation mais il n’arrivait plus à se rappeler en quelles circonstances…

« Je devrais laisser ça aux autres, je suis pas en état de faire grand-chose… » se dit-il. « Sauf que je sais pas s’il y a d’autres Spectres que moi ici ou juste des Squelettes. Si ça se trouve je suis le seul à l’avoir ressenti. »

Il ne savait pas non plus si ça valait vraiment le coup d’enquêter ni s’il recevrait des renforts le cas échéant, s’il s’avérait qu’il y avait un pépin – ce qui était possible, une telle manifestation cosmique étant tout sauf anodine. Finalement, peut-être poussé par le souvenir de cette trop longue période de pesante inaction dont il sortait à peine, le français se mit en mouvement, se laissant guider par son Étoile. Cet instinct inexplicable l’amena bientôt à portée de vue d’un énergumène dont la dégaine détonnait sérieusement par-rapport à son environnement, qui fixa un portrait géant du président avant d’aborder une passante avec une question qui dut l’offenser grandement.

« Allons bon, encore un qui pense que tous les asiatiques se ressemblent ? » ricana l’Étoile Terrestre en voyant l’étrange individu se faire attaquer à coups de déambulateur. « C’est pas compliqué de faire la différence pourtant, y’en a un qui ressemble à PSY en plus méchant et l’autre à Winnie l’ourson. »

Lorsque l’hurluberlu repoussa l’assaut de la vieille et s’éloigna, Rogos constata que son espèce de boussole intérieure semblait pointer dans sa direction. Évidemment, le type habillé bizarre et à la coupe de cheveux improbable – Reagan faisait-il des émules ? – était la source de l’anomalie, pourquoi en était-il surpris ? Le Dullahan se mit donc à le suivre, tant bien que mal et en espérant que si celui-ci le remarquait, il ne choisirait pas la fuite ou l’attaque préventive en croyant qu’il était sur le point de se faire agresser par un deuxième éclopé. Plutôt la deuxième option, vu sa mauvaise humeur apparente. Il observerait dans un premier temps, puis il aviserait… ou pas, car la réaction extrême de chacun des badauds croisant le regard de l’inconnu appelait à une réponse rapide. Zut.

« Ouais, j’aurais pas dû y aller seul. » s’admonesta-t-il en convoquant une Fée le plus discrètement possible, à défaut d’autre moyen d’intervenir. Sans blague, qu'est-ce qui les effrayait autant, tous ?

Beldur devait passer une étape importante, surtout s’il voulait rester ici encore un peu, trouver un magasin vendant des lunettes. Ce ne devait pas être difficile, il y en avait partout à New-York, alors pourquoi pas dans ce pays du tiers-monde ? Enfin, du tiers-monde pour l’Oneiro, pas pour ceux qui y habitent, ni même pour les grands pays. Sauf pour les Américains, pour eux, tous les autres pays étaient du tiers-monde, à part la Russie. Pour essayer de gagner du temps, le jeune homme se tourna de nouveau vers un habitant.

- T’as pas un magasin pour acheter des lunettes ?

Forcément, encore une fois, l’homme interrogeait s’éloigna en hurlant. La situation commençait sérieusement à énerver le Cauchemar, qui devait prendre de plus en plus sur lui pour ne pas faire exploser un bâtiment. Afin de faire redescendre la frustration, le jeune homme commença à faire les cent pas. L’effet voulu ne pointa pourtant pas le bout de son nez, créant même l’inverse.

- Faites chier les bouffeurs de sushis !

L’Oneiro se retourna rageusement, cherchant du regard quelque chose d’utile ou quelqu’un sur qui frapper. Son regard, même s’il ne passa dessus qu’une infime fraction de seconde, fut attiré par quelque chose d’étrange. Dans l’une des rues, un peu à l’écart de l’agitation, un reflet étrange attirait son regard. Sans vraiment savoir de quoi il s’agissait, même si une part de lui essayait de lui donner la réponse, le jeune homme se dirigea vers ce reflet.

- Toi là, le papillophile… ou un truc du genre, tu as l’air d’être un touriste. Tu n’serais pas où je pourrai trouver un magasin qui vend des lunettes de soleil ? Parce que là, j’en ai ma claque de ces chintoques à la noix. Ils préfèrent hurler comme des gorets.

Beldur aurait bien rajouté un commentaire sur le bruit que font réellement les cochons en train de se faire égorger, mais n’était pas sûr d’obtenir un effet positif. Il préféra donc ne rien dire de plus, jusqu’au moment où son esprit lui renvoya une information importante. Ce qu’il avait pris pour un papillon, n’en était pas un. Il se rappelait maintenant d’un moyen de communication mis en place par l’armée infernale, qu’ils appelaient « fées ». L’information étant enfin traitée par son cerveau, Icélos rajouta en toute hâte.

- Nan mais attends… tu es un Spectre c’est ça ? Depuis le temps que j’en cherche un, nickel !

En réalité, il n’avait pas vraiment cherché de Spectre, mais en trouver un en tout hasard, l’arrangeait beaucoup.

D’accord, quelque chose clochait clairement avec les yeux de cette personne, comme le démontraient son insistance à trouver une paire de lunettes de soleil ainsi que le nombre croissant de « victimes » paniquées. Rogos voulut prendre ses distances, n’ayant aucune envie d’être pris dans la tourmente lorsque la police finirait par arriver pour s’occuper de la source de ce tintamarre, sauf que l’inconnu ne lui en laissa pas le temps. Après avoir lancé une ultime invective raciste à la cantonade, ce dernier se rapprocha brusquement du Dullahan qui, ralenti par ses blessures, se retrouva acculé.

Le Spectre prit garde à éviter de croiser le regard du forcené mais cette prudence vola en éclats lorsque celui-ci se mit à révéler sa vraie nature devant tout le monde ! Sans prendre le temps de réfléchir, il se servit de sa main libre – et blessée – pour attraper l’excité par le col, ignorant la douleur, et l’entraîna à l’écart le plus vite possible.

« Non mais ça va pas ?! Les murs ont des oreilles ! » siffla-t-il, furieux. Ce n’était pas parce qu’ils ne se trouvaient pas dans les locaux des Agences – farcis de micros et de caméras jusque dans les moindres recoins, ce qui n’avait fait que renforcer la paranoïa déjà bien installée du cavalier sans tête – qu’ils pouvaient se permettre de dire n’importe quoi. On ne savait jamais où pouvaient se cacher les espions des autres factions ! D’accord, cette situation était aussi de sa faute, il n’aurait jamais dû se laisser repérer aussi facilement, mais tout de même !

« Vous en êtes un aussi, hein ? C’est pour ça que mon Étoile m’a traîné jusqu’ici... » demanda-t-il lorsqu’il se fut quelque peu calmé. Grimaçant maintenant que l’état de son bras meurtri se rappelait à son bon souvenir, il farfouilla difficilement dans le sac qu’il avait apporté avec lui, à la recherche de quelque chose qui pourrait aider celui qu’il supposait être un collègue. Hélas, pas de lunettes teintées, il n’en avait qu’un modèle à réalité augmentée qu’on lui avait donné à sa sortie de l’hôpital.

« Bon, on va aller les chercher vos binocles, il y aura bien une boutique de souvenirs qui en vend quelque part dans cette rue. Évitez de regarder les gens dans les yeux en attendant. Ça devrait pas être difficile, c’est impoli dans ce pays, les autochtones feront la moitié du travail pour vous. »

Avisant une devanture pleine de colifichets en plastique pour touristes qui se trouvait dans la direction opposée aux hurlements, le français voulut se remettre en mouvement… puis se rendit compte qu’il avait oublié quelque chose d’important.

« À qui ai-je l’honneur au fait ? » interrogea-t-il en refrénant à grand-peine une poussée de sarcasme.

Sans comprendre pourquoi, le jeune homme se retrouva entraîné à l’écart. Il n’aimait pas vraiment ce genre de manière, surtout qu’en général, c’était lui qui faisait ça. Il ne s’énerva pourtant pas plus qu’il ne l’était déjà, un sourire étirant même ses lèvres. Il ne s’était pas trompé, il avait bien vu une fée près du Spectre, ce n’était donc pas un lépidoptérophile, mot bien trop complexe pour l’Oneiro. A la première invective de son interlocuteur, Beldur aurait bien répondu que les oreilles pouvaient se couper, mais garda ça pour lui. Finalement, une question fut posée, une de celle dont le jeune homme avait la réponse.

- Ouiii… enfin, non… enfin… j’sais plus à force, avec la hiérarchie infernale…

L’irlandais n’avait pas vraiment écouté la suite, tout ce qu’il avait retenu étant qu’ils allaient pouvoir lui chercher des lunettes. Alors, tout comme le Spectre, Icélos commença à partir en suivant son guide. Seulement, sans même prévenir, celui-ci venait de s’arrêter. L’Oneiro, n’ayant pas fait attention, lui rentra dedans. Par chance, ils n’avaient pas encore eu le temps de prendre de la vitesse, rendant le choc moins brutal. Le Spectre ne s’était pas arrêté sans raison, puisqu’il demanda son identité à Beldur, qui le regarda un peu étrangement.

- Eh bien… ma mère m’a toujours dit que c’était mal poli de demander le nom des gens, sans se présenter soi-même avant. Bon, après on parle d’une femme qui sait fait tué dans la rue par un nègre, parce qu’elle lui avait pas donné son numéro, alors elle repassera pour la morale.

Le jeune homme réfléchit un instant, afin de ne pas dire n’importe quoi. Après un instant, ce qui dû paraître une éternité pour le Spectre, le disciple du Sommeil se lança.

- Comme je le disais plus tôt, je suis un Spectre, sans en être un. Je suis plutôt… un songe, un rêve, un Oneiro. D’après la hiérarchie infernale, je suis plutôt tranquille, puisque je ne reçois mes ordres que des dieux. En contrepartie, et tant mieux d’ailleurs, je ne peux donner aucun ordre à un Spectre. Sauf s’il vient d’un dieu… enfin bref… tu peux m’appeler Beldur, Oneiro d’Icélos. Je te passe les détails.

Maintenant qu’il s’était présenté, le jeune homme se redressa un peu, tout en faisant craquer les articulations de sa nuque.

- Et à qui ai-je l’honneur de parler ?

A peine avait-il posé sa question, que le Cauchemar partit en fou rire incontrôlable.

- Ca fait tellement con de parler comme ça. Y a vraiment des gens qui sont aussi pompeux dans le monde ?

(HRP : Personnellement, je considère que le nom se prononce Bèldour. Je l’aurai bien écrit en phonétique, mais je trouve la phonétique moche ^^)

Rogos grimaça derechef lorsqu’il fut bousculé par son interlocuteur distrait. Il se retint de masser ses cotes endolories, sachant pertinemment que ça ne ferait qu’empirer les choses, et se concentra plutôt sur les divagations de l’inconnu. Mauvaise idée : il se retrouva bien vite avec un sourcil agité de tics nerveux. Le Dullahan se contrefichait de ce que pouvait bien penser la mère de l’autre et se serait volontiers passé de l’entendre émettre de nouveaux commentaires racistes, qu’il en vienne au fait ! Ce n’était quand même pas si compliqué de savoir à quel niveau on se situait dans l’organigramme de l’Au-delà !

Lorsque la réponse arriva enfin, il ne sut pas très bien s’il devait être horrifié, atterré ou honteux. Évidemment, de tous les collègues possibles il fallait qu’il ait la brillante idée de lever la main sur un supérieur… Il n’allait toutefois pas se dégonfler et se répandre en excuses, ou du moins pas plus que de raison. Pas cette fois-ci, car si l’Étoile Terrestre avait sa part de responsabilité dans cette histoire, c’était avant tout Beldur qui avait provoqué ce raffut. Et puis à voir la manière dont ce dernier s’était présenté, quelque chose lui disait qu’il n’était pas le Maître des Cauchemars, même s’il était dépositaire de Ses pouvoirs.

« Rogos du Dullahan, Étoile Terrestre de l’Ombre. » se présenta-t-il à son tour, faisant de son mieux pour ignorer la façon cavalière dont le « songe » traitait le protocole infernal.

« Désolé de m’être emporté, Votre Éminence ; croyez bien que je n’aurais pas pris de telles libertés si j’avais su à qui j’avais affaire mais pour ma défense, Sa Seigneurie insiste pour que nous fassions preuve d’une discrétion de tous les instants lorsque nous nous rendons dans le monde des vivants. » continua-t-il le plus diplomatiquement possible, non sans inclure un courtois rappel à leurs devoirs communs dans ses paroles. « Et pour répondre à votre question oui, il y a des gens qui parlent comme ça : le rôle qui est le nôtre exige un certain sérieux. »

Maintenant que les informations potentiellement compromettantes avaient été délivrées, le cavalier sans tête les ramena vers la foule, à travers laquelle il se fraya un chemin jusqu’au magasin qu’il avait repéré plus tôt. Il tomba assez vite sur un présentoir supportant un assortiment de lunettes noires, se saisit de la paire la moins fantaisiste qu’il put trouver, paya au comptoir sans perdre de temps puis fourra son achat dans la main du… basque ? Ou scandinave, l’un ou l’autre, c’était tout ce que la prononciation de son nom lui évoquait.

« Voilà, ça devrait régler le problème. Maintenant que nous avons paré au plus pressé, pourriez-vous m’expliquer ce qu’était cette perturbation que j’ai ressenti il y a quelques minutes et surtout pourquoi tous ces gens ont réagi comme ça ? En évitant de griller notre couverture, si possible. »

Le trouble sur le visage du Spectre amusa un peu le jeune homme, amusement qui s’effaça aussi vite qu’il était venu. On lui donnait du « mon éminence », comme s’il était quelqu’un d’important. Il devrait éclaircir quelques points avec Rogos, et ceux assez rapidement. Alors, avant qu’ils ne se rendent dans la boutique, Beldur stoppa le Dullahan, lui qui était apparemment protégé par l’ombre.

- Avec tout le respect que j’ai pour le seigneur Hypnos et par extension son jumeau, parler comme des nobliaux vous rendra bien plus suspect que mon langage. On va pas devoir porter un costar-cravate non plus ?

Il comprenait que les légions infernales veuillent rester discrète, la réputation des Enfers n’étant pas vraiment au plus haut, mais de là à se donner des airs supérieurs. L’Oneiro n’était pas prêt à ce genre de sacrifice, même s’il se doutait qu’il n’aurait pas le choix, si le dieu de la Mort lui en donnait l’ordre. Il s’imagina un instant en costar noir italien, avant d’avoir un léger tremblement. Non, il n’était vraiment pas prêt et les vivants non plus.

Beldur suivi ensuite le Spectre, sans lui poser la moindre question. Peut-être aurait-il dû lui dire qu’il n’était pas Icélos, mais qu’il n’avait qu’un fragment de lui. Surtout s’il voulait pouvoir rester tranquille dans son coin, sans qu’on lui demande de diriger une armée. Ils finirent par trouver une paire de lunettes, que le Dullahan paya, avant de les refiler au Cauchemar.

- Elles sont pas super top, mais j’vais faire avec. Ils ne devraient plus se plaindre maintenant… enfin j’espère…

La question qu’avait fini par poser Rogos, fit sourire le jeune homme, même s’il aurait préféré faire une démonstration, plutôt que de faire ça sans « griller » leur « couverture ». Comprenant par là qu’il allait aussi devoir baisser d’un ton, l’Oneiro essaya de trouver les mots pour faire au plus simple.

- D’un… mes yeux… j’ai du passé pour un démon ou un camé avec ça. C’est… un cadeau de ma résurrection… ou alors le fait que j’ai un fragment de l’âme d’Icélos en moi, j’sais pas. De deux, et la perturbation en est surement liée, je suis arrivé ici en prenant un passage personnel. En tant que représentant d’Icélos, j’ai un certain pouvoir sur les peurs et les cauchemars. Je peux donc me rendre sur le plan des rêves cauchemardesques et créer une vague d’épouvante avec mon aura.

Le jeune homme espérait que la réponse était suffisante pour le Spectre, même s’il s’empressa de rajouter, toujours en murmurant.

- Ne t’inquiète pas, je n’ai pas utilisé mon aura sur eux. Sinon… ils seraient tous en train de vouloir se suicider… surement…

Pour la première fois, Beldur avait pu révéler tous ses secrets à une autre personne. Enfin secret, qui n’en était pas vraiment, puisqu’il ne les cachait pas vraiment. Et puisqu’il avait été honnête avec le Spectre, il avait une question pour lui aussi, une question qui lui trottait dans la tête depuis son arrivée.

- J’ai aussi une question pour toi. En arrivant ici, j’ai senti un certain trouble dans les rêves des gens, comme la lutte entre de puissante créature. Il sait passer quelque chose ici, ou ils n’ont juste pas digéré le dernier Godzilla ?

Rogos étouffa un soupir en entendant son supérieur lui reprocher son formalisme. Heureusement qu’il ne s’adressait pas au Bourreau, parce que la réaction n’aurait sûrement pas été la même…

« Je sais que ça a l’air bizarre, c’est pour ça que j’ai attendu que nous soyons seuls pour faire usage du titre protocolaire et que je m’en tiens au simple vouvoiement quand il y a d’autres personnes autour. » se justifia-t-il patiemment, passant sur le commentaire concernant la qualité des lunettes fournies au Maître des Cauchemars par intérim. Quand on se retrouvait à devoir improviser comme ça, il ne fallait pas trop en demander non plus. « Et oui, c’est tenue correcte exigée quand on est en service et qu’on doit donner une bonne image de notre organisation, que ce soit pour parler à notre hiérarchie, à nos partenaires ou même à nos rivaux. Pas forcément tiré à quatre épingles non plus, je vous rassure, mais il y a un minimum à respecter. Si la manière dont je vous parle vous semble ridicule, dites vous que j’ai les mêmes obligations envers vous que celles que vous avez envers vos propres supérieurs. »

La confirmation de son hypothèse quant à la nature insolite de son interlocuteur était autrement plus intéressante que ces considérations sur la politesse et le code vestimentaire infernal. Voilà qui devait expliquer l’étrange phénomène : s’il y avait le moindre parallèle entre son cas et celui du cavalier sans tête – qui à ses débuts avait souffert d’une connexion défectueuse avec son Étoile Terrestre –, il ne devait pas avoir le même degré de contrôle intuitif sur ses pouvoirs que leur propriétaire originel, d’où son accident. Peut-être devait-il également y avoir une « fuite » au niveau de ses yeux, un humain normalement constitué n’étant pas censé réagir de façon aussi extrême face à ce qui pouvait aisément passer pour le regard d’un drogué – comme Beldur le notait lui-même – ou celui d’un homme utilisant une de ces paires de lentilles colorées populaires dans certains cercles.

« Si c’est bien ce que je pense, l’un et l’autre devraient passer avec le temps et l’entraînement. Juste un petit problème de maîtrise. Il faudra simplement faire gaffe en attendant. »

Cela fait, les facultés de Beldur devraient devenir un atout de poids pour l’Au-delà, et pas seulement à cause de la puissance brute d’un Dieu des Rêves. Avoir de quoi jouer sur un terrain similaire à celui des Gémeaux, jeter un œil à un aspect de l’inconscient collectif de l’humanité et influencer les émotions de cette même humanité ne pouvait que se révéler fort utile. Et en parlant de Gémeaux…

« Je ne crois pas que ce que vous avez vu se limite à cette ville. Vous n’avez pas entendu parler du duel entre Eurydice des Gémeaux et Reagan de l’Oiseau de Paradis Noir ? Ça tourne en boucle sur toutes les chaînes d’info, tout le monde ou presque est rivé à son écran et ne parle que de ça. Bon, on a pas vu grand-chose du combat lui-même mais sa conclusion était pour le moins… spectaculaire. Pas étonnant que certains en aient du mal à dormir. »

Le jeune homme ne broncha pas sur les paroles du Spectre. Pour lui, il portait déjà une tenue correcte, même s’il se doutait qu’elle ne serait pas du goût de tous. Si vraiment il devait se fondre dans la masse, il devrait trouver un meilleur magasin que l’attrape-touriste qu’ils venaient de visiter. Avec un peu de chance, il y avait un bon tailleur du côté de New-York, à moins que les Enfers aient le leur à disposition. Il comprenait que s’il voulait rentrer dans le rang, du moins pour être accepté, qu’il devrait faire de gros efforts. Il comprenait qu’il allait aussi devoir faire un effort sur son langage, ce qu’il était prêt à faire pour son seigneur. En revanche, qu’on ne l’oblige pas à avoir une attitude particulière en cas de conflit, sinon il ferait un malheur chez ses alliés aussi.

- D’accord… j’comprends… y a un prof infernal pour prendre des cours non barbant ?

La question était sérieuse et l’expression que prenait le Cauchemar en était la preuve. Peut-être était-ce même plus effrayant que de l’entendre parler normalement. Ensuite, Rogos prétendit qu’un entraînement plus poussé serait utile à Icélos, alors qu’il avait déjà passé tellement d’heure seul, à s’ennuyer comme un hamster dans une roue, afin de maîtriser au mieux ses capacités et rendre Hypnos fier de lui. Mais plus important, le Dullahan avait bien une réponse à sa question et s’était surement le plus important à ses yeux. Alors, il l’écouta attentivement, retenant tout ce qu’il disait.

- Tu es en train de me dire que… des éveillés sont capables d’avoir une puissance telle, que même derrière un écran, des gens en tremblent de peur ?

Un large sourire étira ses lèvres, comme s’il s’apprêtait à tuer quelqu’un avec le plus grand des plaisirs.

- Tu n’as surement pas le temps maintenant, mais j’aimerai bien voir cette vidéo. J’étais un peu trop occupé à être torturé aux Enfers pour l’avoir vu. Mais je veux voir de mes propres yeux ce qui effraie ces gens… ce sont… des artistes, à n’en pas douter.

L’Oneiro commença à faire les cents pas, calmement cette fois. Il réfléchissait aux perspectives que lui offrait cette nouvelle. Si Beldur n’avait pas encore la complète maîtrise de sa puissance, affronter de tel individu pouvait être intéressant pour étudier leur façon de faire. Mais en même temps, ne risquerait-il pas de déclencher une guerre en faisant cela ? Il laissa cette question de côté pour le moment, préférant d’abord voir l’affrontement. En revanche, il pouvait faire autre chose, du moins si Rogos avait envie de faire une étude de terrain et peut-être ouvrir plus de possibilité au Cauchemar.

- Mon cher ami… enfin, si tu veux bien que je t’appelle ainsi. Veux-tu faire un tour sur le plan cauchemardesque ? Promis, à cette heure-ci, tu n’y verras rien de trop traumatisant. Enfin… si on reste dans ce pays en tout cas.

« Il y a une collègue qui devrait pouvoir donner des cours de maintien, oui. »

Dommage que Beldur soit un supérieur, il n’aurait certainement pas trouvé la leçon ennuyeuse si la Liche avait été libre d’utiliser ses méthodes d’enseignement habituelles. Les coups de règle en fer sur les doigts avaient fait des miracles avec Xing Huo. Et au-delà du respect dû à un haut gradé, elle ne se laisserait certainement pas impressionner par une pseudo-divinité turbulente après tout ce qu’elle avait déjà vécu.

Le français trouvait cependant étonnant que le Maître des Cauchemars remplaçant n’entende parler que maintenant de ce combat, dont l’annonce avait provoqué une agitation qui s’était répandue comme une traînée de poudre sur toute la planète et sans doute jusque dans l’Outre-Tombe, si les Squelettes étaient toujours aussi friands de commérages. Dans quel trou s’était-il donc muré ? À moins qu’il ne vienne tout juste d’être libéré du supplice qu’il évoquait, ce qui était tout aussi bizarre dans un autre registre. Être propulsé du statut de damné à celui de commandant de ses anciens tortionnaires du jour au lendemain, voilà qui était inhabituel.

« Les voies du Seigneur sont impénétrables, comme dirait l’autre… Qui suis-je pour questionner la volonté divine ? » marmonna un Dullahan abasourdi. Puis, revenant à la demande : « Oh, je peux vous la montrer dès maintenant, il doit y avoir une copie de la vidéo sur toutes les plate-formes existantes… Il y avait déjà plusieurs milliards de vues quand j’ai regardé tout à l’heure. L’action est coupée en deux, la championne du Sanctuaire ne nous a laissés voir que le tout début et la toute fin, mais voir une jeune femme balancer quelqu’un dans un portail plein d’horreurs lovecraftiennes puis nous faire une reconstitution du bombardement de Dresde pour raser un complexe de la taille d’un petit village, le tout avec le sourire, ça a de quoi inquiéter. Surtout après que Paris et Tokyo aient été le cadre d’attaques d’éveillés de haut niveau. Trois fois dans le cas de Tokyo. »

Une bonne partie de la peur que ressentaient ces gens – une réaction tout à fait normale prouvant qu’ils étaient en possession d’un instinct de survie parfaitement fonctionnel – devait provenir de la façon dont les athéniens avaient jeté le gant. L’humanité s’était très vite rendue compte de la présence de Reagan à New York quelques heures à peine avant ce défi tonitruant et était légitimement terrifiée à l’idée qu’une arme de destruction massive ambulante ait pu se promener incognito dans un endroit aussi peuplé. Si le timing avait été différent, cela aurait pu tourner au bain de sang alors que l’éveillé passait ses nerfs sur tous ceux qui avaient le malheur de se trouver trop près, soit potentiellement plusieurs millions de personnes. Le fait que leur seule protection face à des monstres de ce genre soit quelqu’un comme Eurydice ne devait pas être très rassurant non plus.

Gardant tout cela à l’esprit, l’Étoile Terrestre accueillit la dernière suggestion de Beldur avec circonspection. C’était son pouvoir, il devait savoir de quoi il parlait mieux qu’un péon étranger aux mystères divins, néanmoins le cavalier sans tête n’arrivait pas tout à fait à se débarrasser de ses doutes.

« Vous êtes sûr ? Rien qu’avec ce que le gouvernement local a l’habitude de faire à la population, ça ne doit pas donner un paysage mental très agréable. Enfin, j’en ai vu d’autres, alors pourquoi pas ? »

Beldur essayait de tout comprendre, mais décrocha d’abord sur le terme « lovecraftienne », puis sur le « bombardement de Dresde ». La culture n’était certainement pas le point fort du jeune homme. En réalité, il n’avait pas vraiment beaucoup de point fort, voir même aucun. Mais il essayait de faire de son mieux, comprenant les comparaisons avec le reste de la phrase. En revanche, lui parler d’autres combats l’intéressait énormément le Cauchemar, qui avait hâte de voir ça aussi.

- Y a des vidéos aussi pour les deux villes ? Après tout, pour savoir contrer son ennemi, il vaut mieux connaître sa méthode.

Le monde évoluait en permanence, si à une époque les loups et les ours étaient un cauchemar pour l’humanité, la peur avait fini par changer. A une époque, l’humanité avait peur des dieux et de leurs créatures, mais même ça, ils avaient fini par s’y habituer. Si on voulait les marquer longtemps, il fallait leur faire des piqûres de rappel. Si le discours d’Athéna avait eu un effet apaisant, le spectacle des éveillés servait de rappel, mais surement avec des effets négatifs.

- Autant de démonstration de force, ce n’est pas l’effet inverse qui va se produire ? Ça ne me dérange pas, mais les humains ont du mal à retenir les leçons. Au lieu d’avoir l’espoir, la peur va juste les retrancher dans leur coin et leur faire créer de quoi lutter contre cette peur.

Même s’il disait ça, voire de tels monstres lui faisaient envie. Il pourrait ainsi améliorer ses propres capacités, afin de faire frémir les plus puissants. L’Oneiro voulait aussi tester quelque chose d’important pour lui. S’il était le représentant du dieu des cauchemars, pouvait-il avoir peur lui-même ? Icélos pouvait-il avoir peur de quelque chose ? A part d’Eros, comme tous les dieux. Personne n’a envie de se retrouver en couple avec la pire personne au monde, juste parce qu’on s’était mis le dieu de l’amour à dos.

Le Dullahan avait répondu positivement à Beldur, celui-ci pourrait donc faire un nouveau test. Il ne savait pas vraiment s’il pouvait y faire passer du monde, après tout, il n’avait pas vu passer beaucoup de monde là où il était. Par contre, le Spectre était un peu sceptique sur le peu d’horreur qui pourrait se trouver dans la tête des gens, même à cette heure-ci.

- Franchement, j’ai pas vu grand-chose en arrivant, seulement les résidus du combat qui a eu lieu. A croire que la peur des éveillés est plus efficace que la dictature. Enfin… on est où au fait ? Parce que… y a des jaunes, mais ça fait un continent complet comme base.

Tout en écoutant la réponse, le jeune homme chercha un endroit plus calme. S’ils devaient être discrets, il valait mieux qu’ils se rendent dans un coin sans personne autour, histoire de ne pas faire d’avantage peur à la population. Après avoir trouvé le bon coin, l’Oneiro ouvrit son portail, avant de mettre d’y mettre les pieds et d’attendre que Rogos le rejoigne.

- Je te promet une expérience inoubliable.

Il ne devrait pas être bien difficile de satisfaire la requête de Beldur mais le Dullahan doutait que l’exercice se révèle productif et ne manqua pas de le faire savoir : « Il y a aussi des vidéos oui, et on ne vous a pas attendu pour essayer d’en tirer quelque chose, sans grand succès. Ces enregistrements ne sont pas d’une grande qualité, normal puisque les gens à l’origine de ces images étaient généralement de simples quidams cherchant à fuir les lieux le plus vite possible, filmant à partir de smartphones pas faits pour capturer un mouvement supersonique. Et de toute façon plus personne n’a vu les combattants qui y apparaissent depuis un bon moment. »

En fait, Takeya était probablement le seul de ces éveillés à être encore actif et il était plus ou moins du côté des Spectres – ou en tout cas c’était le cas la dernière fois que Rogos avait vérifié –, les autres étant en majorité des Marinas ou des Nyorai, deux factions retournées à leur sommeil depuis longtemps. L’examen de ces images n’aurait donc pas une bien grande valeur au-delà du divertissement.

Quant aux possibles effets pervers de ces attaques sur le comportement humain… le français retint un rire jaune. Son supérieur ne savait pas à quel point il avait raison, même si le problème ne datait pas d’hier – ou des deux dernières années –, loin de là.

« Oh, c’est déjà le cas, et les événements récents n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu. Ce n’est pas avec des demi-mesures que nous mettrons fin à une telle défiance, mais tout ce que nous essayons de faire devient une demi-mesure quand nos efforts sont torpillés en cours de route par l’interférence de nos rivaux. »

Foutu Sanctuaire… l’Étoile Terrestre n’était toujours pas certain des raisons pour lesquelles le Faucheur avait refusé d’éliminer la menace une bonne fois pour toutes lorsque l’occasion s’était présentée, cependant il croyait commencer à les entrevoir. Parce qu’il ne fallait pas avoir les yeux plus gros que le ventre tout d’abord, et qu’insister pour mettre à mort l’animal acculé aurait pu résulter en la perte des gains réalisés ce jour-là ; l’énergie du désespoir était quelque chose de redoutable. Mais aussi et surtout parce que, pour le meilleur comme pour le pire, les Saints étaient la pièce centrale d’un gigantesque jeu de mikado divin, qui risquerait de faire s’effondrer l’ensemble de l’édifice si on l’en retirait sans en avoir préalablement réorganisé la structure en profondeur. Les Spectres n’étaient pas les seuls à voir leurs ambitions contrecarrées par ces maudits paladins – même si ces derniers s’étaient acquittés de leur tâche de façon très sélective récemment – et, suite à l’appel d’air provoqué par une disparition subite de ses ennemis immémoriaux, l’Au-delà risquait fort de se rendre compte qu’il n’avait au final fait que troquer un concurrent pour un autre.

L’heure n’était toutefois plus à ces réflexions stratégiques : il fallait dans un premier temps répondre à une autre question de Beldur, qui était toujours aussi peu sortable, puis accompagner le Maître des Cauchemars dans son expédition onirique.

« Nous sommes en Chine, à Beijing plus précisément. Je vous conseillerais de changer de langage avec les autochtones, c’est l’un des territoires où nous nous sommes implantés et à ce qu’on m’a dit, on vient à peine de réussir à instaurer une bonne relation de travail avec les autorités. » commença le cavalier sans tête en fixant avec intérêt la brèche ouverte par son supérieur. Il pouvait déjà apercevoir un entrelacs chaotique de visions aussi sinistres que surréalistes, en mutation constante au gré de la rencontre erratique des songes d’innombrables esprits endormis. Fascinant. « Ah oui, quand même… Je ne risque pas d’oublier, non. »

Surmontant ses dernières appréhensions, le Spectre s’engagea à la suite de son interlocuteur dans un monde qui promettait de se montrer encore plus singulier que le Pays des Merveilles.

Pour Rogos, les enregistrements n’avaient pas été utiles, alors que pour Beldur, ils seraient forcément formidables. Même avec des images partielles, entendre le hurlement de peur des gens qui fuyait la zone, voir quelques secondes de ce qui les effrayait à ce point, tout cela serait une grande source d’inspiration pour le Cauchemar. Il écouta la suite des paroles du Dullahan, qui expliquait d’un autre camp leur mettait régulièrement des bâtons dans les roues. Le jeune homme était assez d’accord que ceci était énervant. Il n’avait jamais aimé qu’on l’empêche de finir un travail. La perfection prenait du temps et ne pouvait se permettre de distraction. Sauf quand la distraction faisait partie de cette perfection.

Enfin, le point le plus important, le Spectre expliqua à son camarade qu’ils étaient actuellement en Chine. Le nom « Beijing » ne lui disait absolument rien, mais la Chine était grande et la culture presque vide dans le crâne d’Icélos. Il apprenait également qu’ils étaient sur un territoire appartenant aux forces infernales. Beldur n’était pas sur de comprendre cette histoire de territoire, alors qu’il pensait pouvoir dominer le monde, mais préféra ne rien dire.

En revanche, ce qu’il ne retint pas, était son sourire, en voyant la tête du Spectre. Les horreurs n’effrayaient pas Rogos, qui avait fini par entrer dans le plan, laissant le portail se refermer derrière lui. Beldur attendit un instant, avant de sauter de joie.

- Nickel, je peux faire passer du monde avec moi.

Il se tourna légèrement vers le Dullahan, avant d’ajouter :

- En fait, j’étais pas sûr que tu puisses y entrer, c’était un test. Tu es la première personne, autre que moi, à fouler le sol de ce magnifique endroit. Donc… tu me pardonnes d’avoir joué ta vie sur un test ?

L’Oneiro n’attendait pas vraiment de pardon. Il aurait tout aussi bien pu garder l’information pour lui et ne rien changer à la vie du Spectre. En revanche, il préférait ne pas rester trop longtemps ici, pour éviter de trop chambouler le cerveau de Rogos. Il ouvrit rapidement un second portail et invita Rogos à le suivre. Le jeune homme passant en premier, il posa les pieds sur le toit d’un bâtiment, surplombant la ville.

- Personne ne nous verra ici, sauf si quelqu’un veut se jeter depuis le toit…

Icélos inspira profondément, tout en se penchant pour regarder en bas.

- Maintenant que personne ne peut nous écouter, tu vas pouvoir me parler un peu plus des projets du seigneur Thanatos. Mon maître veut que je serve son frère au mieux, alors si je peux savoir ce qu’il compte faire, je pourrai mieux le servir. Enfin… à part avoir un meilleur langage et d’autres vêtements, je crois avoir bien compris cette partie-là.

Beldur était pressé d’entendre les plans de Thanatos. Voulait-il dominer le monde, tuer tout le monde ? Tout ce qu’il se doutait, était que le plan de la Mort devait être comme les songes. Ils prenaient du temps à être tissés, mais finiraient par s’étendre sur le monde, bien trop tard pour que quelqu’un puisse intervenir.

C’était un peu comme être sous l’eau, on ne savait plus trop où se situaient le haut et le bas, si tant est que ces notions aient encore une quelconque espèce d’importance en ces lieux. L’absence de repères fixes jouait des tours au sens de l’orientation du Dullahan et l’endroit était lugubre à souhait mais finalement ce n’était pas si terrible, une fois qu’on s’habituait à sa nature fluctuante. Peut-être était-ce dû à l’heure, le peu de dormeurs signifiant un monde des cauchemars moins actif ; les fragments de rêves qui entraient en collision ici formaient un magma indistinct qui n’était que modérément effrayant tant qu’on ne cherchait pas à se concentrer sur les détails. Deux silhouettes colossales et imprécises dominaient toutefois le paysage, comme faites d’ombre et de fumée, engagées dans une lutte féroce.

« Intéressant... »

Elles bougeaient par saccades, paraissaient parfois se dupliquer, changer de taille et de forme avant de reprendre l’affrontement du début, comme prisonnières d’un enregistrement tournant en boucle. Un songe récurrent, théorisa-t-il, partagé par suffisamment de personnes pour être placé au premier plan de ce monde illusoire ; il suivit avec attention les esquisses d’autres silhouettes se dessinant dans le sillage de ces titans, et crut y reconnaître des scènes des batailles de Tokyo et Paris, de l’apparition des Golems géants de Poséidon… Se pourrait-il que les derniers événements aient ramené à la surface des traumatismes plus anciens ? Le Spectre se demanda ce qu’un psychologue penserait s’il était invité ici.

Mais au final, rien de tout ceci n’était réel. Il avait vu bien pire dans le monde éveillé – aux deux sens du terme –, ce qui permit à Rogos d’observer ce qui se trouvait autour de lui avec détachement et curiosité scientifique – Feuerbach avait définitivement une mauvaise influence – ainsi que de ne pas perdre son calme lorsque Beldur lui avoua qu’il ignorait lui-même si sa petite expérience allait réussir.

« Vous ne saviez même pas si vous pouviez faire ça ou non ? Pas étonnant que vous ayez perdu le contrôle et atterri en Chine alors. » grinça l’Étoile Terrestre, qui n’avait toujours pas fini de se remettre de ce qu’il lui était arrivé la dernière fois qu’on lui avait demandé de jouer les cobayes. Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude, il était censé être chercheur, pas sujet de test !

« Enfin, je n’en suis pas à une ou deux résurrections près. » continua-t-il en levant les yeux au ciel, après avoir franchi un second portail et ainsi retrouvé un ciel vers lequel il pourrait lever les yeux bien sûr. « Ce n’est même pas le pire exemple de maltraitance auquel j’ai eu droit ces dernières 48 heures alors oui, je vous pardonne. Pensez juste à prévenir la prochaine fois que vous embarquerez quelqu’un dans quelque chose de dangereux. »

Rogos imita son supérieur en prenant place au bord du vide pour regarder la ville en contrebas. D’ici, on voyait sans peine le voile de pollution couvrant la capitale chinoise, obscurcissant la visibilité passé quelques kilomètres. Et dire qu’ils considéraient ça comme une qualité de l’air acceptable…

« Les projets de Sa Seigneurie ? Il vaudrait mieux Lui demander directement, je ne suis guère au fait de Ses pensées. » répliqua-t-il à l’interrogation du délégataire d’Icélos. Il pouvait difficilement l’inviter à se rabattre sur les Juges, leurs Surplis étant actuellement sans porteurs d’après ce qu’il avait appris en laissant traîner ses oreilles à Dité, et il n’était pas sûr de savoir si les protocoles mis en place par le Faucheur pour éviter que Ses plans ne s’ébruitent auprès d’Éris étaient encore d’actualité. Jusqu’à quel point le cavalier sans tête était-il autorisé à mettre son supérieur au parfum ? Il devrait au moins pouvoir lui révéler les grandes lignes...

« Bon, je ne peux pas dire grand-chose dans la mesure où je rentre à peine d’une mission de longue durée qui a accaparé tout mon temps et ne m’a pas permis de beaucoup communiquer avec mes camarades. Grosso modo, Sa Seigneurie préférerait éviter la reprise des hostilités avec le Sanctuaire ; le renforcement des Enfers et l’élimination de nos points faibles sont prioritaires par-rapport à la conquête de la Terre. Côté opérations terrestres, nous assurons subtilement notre domination sur les autorités humaines plutôt que de nous montrer au grand jour. Le but c’est de faire croire à tout le monde que nous nous tenons tranquilles pendant que nous étendons notre influence en toute discrétion ; nous nous servons ensuite de cette influence pour disséminer nos idéaux parmi la population. Nous nous tenons également aux aguets afin de repérer rapidement de nouvelles menaces ou de nouveaux alliés potentiels. »

L’expérience n’avait pas complètement plut au Spectre, ce qui était plutôt logique, mais s’il n’avait pas fait le test, comment l’Oneiro aurait-il pu savoir qu’il pouvait le faire. Il avait pourtant fini sur une note plus joyeuse, du moins pour un être capable de revenir à la vie. Par contre, est-ce que Beldur penserait à prévenir la prochaine fois qu’il embarquerait quelqu’un dans quelque chose de potentiellement dangereux ? Il n’était pas vraiment sur de savoir le faire, puisqu’il aimait voir la peur sur le visage des autres. Mais là, il n’y avait rien à craindre finalement, même les horreurs se trouvant dans le plan cauchemardesque n’étaient que de pâles reflets de ce qu’il avait vu juste avant. Les mortels étaient vraiment inintéressants quand ils étaient réveillés.

Le passage dans cette dimension ne choqua pas davantage Rogos, qui en sorti tranquillement. Il s’était placé près du Cauchemar, regardant la nappe de pollution. Cette nappe ne dérangeait pas vraiment le jeune homme, il avait toujours connu New-York et la ville n’était pas beaucoup plus propre que celle-ci, même si l’air était plus agréable. Le Dullahan accepta ensuite de répondre à la question d’Icélos, qui ne put retenir sa remarque :

- Si je savais où il était, je ne serai pas ici…

Il n’aimait pas admettre qu’il s’était complètement perdu, mais c’était le cas. Il avait suivi les cauchemars, plutôt que de suivre la Mort même. Mais en même temps, la Mort était silencieuse, il n’aurait pas pu la trouver aussi facilement. Le jeune homme avait pourtant bien fait de poser sa question, puisqu’il avait fini par obtenir une réponse, même partielle.

- D’accord, ne pas taper les Saints… ça je vais le retenir pour ne pas déranger. Par contre… je n’ai pas le droit d’effrayer la population ? Genre celle d’un pays que nous ne contrôlons pas encore ? Histoire de les faire flipper un grand coup ? Ensuite, un autre Spectre pourrait arriver et faire semblant de me chasser du territoire et hop, il passe pour un gentil et a la plèbe dans sa poche.

Beldur s’imaginait déjà le scénario, même s’il ne pouvait pas porter son surplis pendant qu’il ferait ça. Après, ce n’était pas compliqué, il n’avait pas encore revêtu son surplis depuis qu’il faisait partie de l’armée infernale. Il n’était même pas sur de savoir comment il devrait s’y prendre, malgré les informations qu’il recevait du fragment d’Icélos.

- T’inquiète, sans surplis, genre je me ferai passer pour un connard lambda. J’ai toujours aimé le cliché méchant flic, gentil flic. Même si en vrai, les flics ont encore du travail à faire…

L’Oneiro n’avait peut-être pas vu le seigneur de la mort, mais il avait croisé un Spectre, ce n’était pas si mal pour un premier jour en tant que véritable représentant d’Icélos. Il était donc plutôt fier de lui, tout en cherchant ce qu’il pourrait bien faire maintenant. Après un moment, il avait fini par lancer :

- Bon, j’vais te laisser. Je vais voir si je visite un autre endroit ou si je vais voir directement notre mortel seigneur.

Beldur ouvrit ensuite un portail et s’y engouffra, tout en levant la main.

- A la prochaine, mon spectral ami.

Le portail se referma juste derrière lui, laissant Rogos seul sur le toit.

Une fois de plus, Rogos accueillit les paroles de Beldur avec un mélange d’incrédulité et de scepticisme. Il ne savait pas qui s’était chargé d’apprendre les ficelles du métier à l’américain mais son éducation était à refaire. Il ne savait pas comment contacter Thanatos, et pourtant il s’était montré capable d’identifier le Dullahan en tant que Spectre lorsqu’il l’avait vu invoquer une Fée – l’embarras du français redoubla d’intensité à cette pensée. Soupirant de lassitude, il retira un calepin et un stylo de son sac, griffonna un numéro de téléphone sur une page puis l’arracha et la donna à son supérieur.

« C’est pas difficile, il n’y a qu’à L’appeler. Alors oui, on repassera pour le côté mystérieux, mais les Enfers fonctionnent tout de même plus efficacement comme ça. Et sinon vous n’avez qu’à vous servir d’une Fée, elles savent où Le trouver. »

Le remplaçant d’Icélos faisait preuve d’un optimisme débordant qui confinait à la naïveté : s’il se mettait en tête d’aller asticoter les guerriers d'Athéna, il provoquerait bien davantage qu’un simple « dérangement ». Vu les difficultés qu’il éprouvait à contrôler ses pouvoirs, le cavalier sans tête était raisonnablement sûr qu’Eurydice le réduirait assez facilement en chair à pâtée. Peut-être que cela lui mettrait un peu de plomb dans la cervelle… à condition qu’il n’ait pas l’inconscience d’aller défier les Saints sur leur propre terrain. Rosaire ou pas Rosaire, s’il venait à périr dans l’enceinte du Sanctuaire, il n’y aurait aucune résurrection pour lui sauver la mise.

« C’est ça, on ne tape pas les Saints... » acquiesça-t-il, consterné de le voir aborder un sujet aussi grave de manière si cavalière. « Je vous déconseille également d’aller terrifier la population, même sans Surplis : dans le doute, les paladins ont tendance à s’en prendre aux têtes connues – à savoir nous. Quant à jouer au gentil flic et au méchant flic… même s’ils étaient assez bêtes pour ne pas se rendre compte de l’entourloupe, je pense qu’ils nous attaqueraient par principe, c’est ce qu’ils ont fait la dernière fois. »

L’Étoile Terrestre espérait que son interlocuteur prendrait ses avertissements au sérieux mais il valait mieux ne pas trop compter là-dessus. Il ne put que le regarder disparaître en s’enfonçant à nouveau dans le monde des cauchemars, espérant qu’il ne jouerait pas les têtes brûlées – au risque d’en devenir une au sens le plus littéral du terme. Soupirant derechef, il se retourna et se prépara à repartir en quête d’un bon restaurant, cette interruption imprévue ayant considérablement retardé ses projets gastronomiques. Ce ne fut qu’à ce moment qu'il constata qu’il n’y avait aucun accès menant au toit où Beldur l’avait laissé, ni porte ni trappe ni échelle ni escalier.

« Merde… Comment je fais pour redescendre maintenant ? »