D’après les contacts des Agences dans la mafia chinoise, cela faisait des années que les Triades implantées à Johannesbourg se faisaient essorer par l’Ordre Noir. Elles n’étaient pas du genre à s’en vanter bien sûr – des gangsters qui se faisaient racketter et humilier par d’autres pouvaient dire adieu à leur crédibilité – mais le fait était là, il y avait de fortes chances d’y rencontrer quelqu’un qui puisse l’emmener à Death Queen Island. Elle aurait sans doute tout aussi bien pu trouver son bonheur à Tokyo, plus proche de son point de départ, mais Zhihao préférait brouiller les pistes et s’était donc rendue dans la plus grande ville d’Afrique du Sud par des chemins détournés.

Ça c’était la partie la plus facile, maintenant elle devait dénicher un passeur et le persuader de la faire bénéficier de ses services. Elle avait potassé sa couverture jusque dans les moindres détails, emporté suffisamment d’argent pour payer la traversée – enfin, elle l’espérait, ce n’était pas comme s’il y avait une agence de voyages à destination du QG de la confrérie listant ses tarifs sur internet – et de quoi se défendre si les négociations tournaient mal… Mais encore fallait-il trouver la bonne personne. La chose serait déjà difficile en temps normal car elle ne disposait que d’assez peu de renseignements, les Agences préférant généralement se tenir aussi loin que possible des affaires des différentes factions d’éveillés, et le récent duel télévisé ne risquait pas d’arranger la situation. Après la défaite écrasante infligée à Reagan il fallait s’attendre à ce que ses semblables et leurs affidés, craignant d’être à leur tour les cibles de l’ire du Sanctuaire, fassent profil bas en attendant que les choses se tassent.

« On a vraiment bien choisi notre moment... » grommela-t-elle après sa troisième investigation infructueuse de la journée. Une journée passée à l’affût de la moindre émanation cosmique qui pourrait la guider vers les renégats, sans succès jusqu’ici. Elle se donnait jusqu’à la fin de la semaine ; s’il n’y avait toujours aucun résultat d’ici-là elle gagnerait le port le plus proche, se procurerait un bateau d’une manière ou d’une autre et ferait le voyage toute seule. La position géographique de l’île n’était pas un secret après tout, mais si possible elle préférerait éviter d’avoir recours à cette approche. Mieux valait débarquer en compagnie d’un guide, cela passerait sans doute mieux avec les locaux.

Vérifiant machinalement la position des diverses armes dissimulées sur sa personne au détour d’une allée déserte, elle se prépara à tenter sa chance pour la quatrième fois. Direction les quartiers louches et leurs bars mal famés : un grand classique, mais les classiques l’étaient généralement pour une raison. Elle trouva finalement un établissement qui lui paraissait convenir, à en juger par le nombre de membres de la pègre – reconnaissables et moins reconnaissables – qui fréquentaient les environs, et en poussa la porte en se disant que si elle faisait de nouveau chou blanc, elle pourrait toujours attraper une de ces crapules pour la questionner à sa façon. Quant à se rendre à la mairie ou au siège local de la fameuse Heaven Inc… non, mauvaise idée.

« Une bière s’il vous plaît. » demanda-t-elle en s’asseyant au bar. Même s’il s’agissait-là du niveau zéro de l’espionnage, la chinoise écouta consciencieusement tout ce qui se déroulait autour d’elle… tout en se reposant également sur d’autres sens plus particuliers qui relevaient l’intérêt de cette façon de faire. Elle finirait bien par capter une communication en rapport avec l’Ordre Noir, même si personne n’en discutait à voix haute.

Au milieu de l'hôpital plein à craquer de Tokyo, Dakota était occupée à tenter de discuter avec la mère de leur petite survivante quand une sonnerie de téléphone étouffée vint l'interrompre. Retenant quelques jurons, la femme forgeron fut de son mieux pour l'ignorer quand Arthur fit éruption dans la pièce avec l'appareil coupable en main. Lou le suivait de près, visiblement agacé.

-Arthur, tu vas répondre ou non?!

-C'est pas à moi! Il était dans les affaires de Ntikuma!

-Donne-moi ça! Oui? … Est-ce que je sonne comme Ntikuma? Il est muet bougre de con! Je bosse pour lui! Oui… oui… Non, je sais pas où il est… Oui, je sais c'est où… Vous avez vraiment personne d'autre ?! OK, OK, on va envoyer quelqu'un! … Oh ça, vous lui direz vous-même! Oui, c'est ça, bonne journée à vous… Bon, j'vous laisse, y a une présence suspecte à Johannesburg, j'vais aller voir c'qui se passe. On a des amis de l'Ordre qui trouve pas ça drôle que le p'tit leur échappe, donc c’est à moi de s'en occuper.

-Tu veux que j'y aille? Si c'est vrai, il va avoir besoin de protection quand il reviendra…

-Si ça t'amuse.

…

La vie sur l'Île, couplée à sa grande taille et son physique peu enviable avaient muni Dakota d'un sale caractère dès sa plus tendre enfance, et seuls ses collègues du Laboratoire tout aussi marginaux qu'elle avaient eu droit à son côté plus doux qui, à l’arrivée de Ntikuma, s’était améliorée de jour en jour. Seulement, les derniers événements ne lui donnaient pas envie de partager de cette bonne humeur avec des inconnus. Vêtue d’un vieux jean troué et d’une veste en cuir usée, la femme forgeron fit éruption dans le bar en craquant ses jointures, ses bottes martelant le sol comme un coup de tonnerre. Un rapide coup d’œil lui permit de repérer la jeune femme correspondant à la description qu’elle avait reçu, cette petite avait passé un peu trop de temps à des endroits un peu trop précis pour passer inaperçue, mais elle avait poursuivi ses recherches même après plusieurs “refus”. C’était là non seulement le signe qu’elle savait ce qu’elle faisait, mais que sa détermination avait aussi réussi à intéresser l’Ordre Noir, pour le meilleur comme pour le pire.

Subtilisant le verre d’un client peu attentif, l’alchimiste le vida d’un trait avant de prendre place sur le tabouret à côté de Zhinhao sans aucune subtilité, tapant sur le comptoir du bout des doigts pour attirer l’attention du barman.

-Eh bien, une autre demoiselle solitaire dans ce racoin de la ville, c’est pas banal! Qu’est-ce qui t’amène par ici, chérie?

Elle avait passé près de deux heures dans ce rade, sans rien apprendre d’utile jusqu’ici. Il y avait bien eu quelques regards dans sa direction mais leurs auteurs s’étaient pour la plupart vite désintéressés d’elle, retournant à leurs petites affaires sans qu’elle ait pu confirmer une éventuelle appartenance à – ou même de simples contacts avec – l’Ordre Noir. Quant aux autres, il s’agissait soit de pickpockets aux manœuvres aisément déjouées, soit de dragueurs plus ou moins lourds qu’elle avait éconduit prestement mais poliment, la présence notable de gens peu recommandables venus ici pour se détendre dissuadant les spécimens les rustres et/ou alcoolisés de se montrer trop insistants. Au bout d’un moment, ils finirent eux aussi par la laisser tranquille, ce que la chinoise était tentée de considérer comme un échec : elle voulait qu’on l’aborde, certes, c’était aussi pour ça qu’elle était venue ici – à défaut de pouvoir trouver la confrérie, elle cherchait à faire en sorte que ce soit la confrérie qui la trouve –, mais pas pour ce genre de choses.

Sa discrète inspection du contenu des divers appareils électroniques de ceux qui se trouvaient dans le bar n’avait guère donné plus de résultats, aussi était-elle sur le point de plier bagage lorsque la porte de l’établissement s’ouvrit avec fracas, faisant sursauter les clients les plus nerveux. Sans hésiter, la responsable de ce raffut se remit à avancer avec à peu près autant de subtilité qu’un rhinocéros en pleine charge, droit vers Zhihao.

« Ah quand même, pas trop tôt. » se dit la chinoise en voyant la dure à cuire – mine revêche, bras comme des cuisses, cuisses comme des troncs d’arbres – prendre place à côté d’elle après s’être emparée d’autorité de la consommation d’un poivrot distrait et l’avoir éclusée aussitôt. Bon, il ne fallait pas non plus crier victoire trop vite, peut-être que la présence de cette musculeuse inconnue n’avait rien à voir avec elle, néanmoins la coïncidence paraissait un peu grosse.

Évidemment, Zhihao ne pouvait pas poser la question de but en blanc, au cas où elle se tromperait. Il lui faudrait donc hélas se résoudre à danser quelques temps autour du sujet : « Pas solitaire pour longtemps j’espère, je cherche justement de la compagnie. »

L’un des hommes installés à la table voisine du bar, passablement éméché, saisit immédiatement l’occasion de faire un commentaire salace, avec force mimiques et mouvements de sourcils suggestifs. L’éveillée lui répondit d’un geste peu amène auquel il réagit d’un rire gras avant de replonger le nez dans sa chope.

« Je cherche du boulot, et j’ai un peu de mal dans le contexte actuel. » poursuivit-elle une fois l’incident clos. « Alors j’essaye de profiter du bon côté en attendant d’en trouver. Et vous, qu'est-ce qui vous amène ? »

Après avoir répliqué à cet imbécile qui n'avait jamais appris à se mêler de ses affaires, la petite lui répondit assez vaguement qu'elle se cherchait du boulot, sans grand succès. En hochant la tête, Dakota attrapa la bouteille de bière que lui glissait le barman et la vida d'un trait.

-Les habituels ne suffisent plus, c'est ça? Ça arrive. Attention à ne pas finir dans un bain de glace avec un rein en moins quand même, cette ville est remplie d'arnaqueurs qui n'ont que ça à faire.

Si ça avait été Ntikuma à sa place, il aurait déjà tout avoué et ils seraient tous en route pour la maison, mais la femme forgeron se doutait bien que l'Ordre n'apprécierait pas si elle tentait la même chose. Après quelques secondes à admirer le fond de sa bouteille, elle poursuivit.

-Peut-être que je suis un client à la recherche d'une paire de bras de plus. Ou que je représente un client, c'est sûrement pas moi qui est aux commandes. Mais même depuis que t'es apparue, on a pas trouvé grand-chose sur toi. Tu as envie de te présenter un peu mieux, que je vois si t'en vaux vraiment la peine?

Après tout, la demoiselle avait peut-être su apparaître aux bons endroits pour se faire repérer, qu'elle le sache ou non, mais c'était loin d'être suffisant pour offrir une armure à quelqu'un sans au moins faire ses preuves. Les armures noires avaient beau pouvoir être portées par n'importe qui, il fallait un contrôle très sévère pour éviter que ce soit exactement ça qui se passe. Pour l'instant ce n'était pas le cas, les craintes locales et le désintérêt du reste du monde avait laissé l'Ordre plus affaiblie qu'elle ne le laissait paraître, mais c'était en train de changer. Les actions de Reagan avait placé les Black Knights sous les projecteurs, et si Ntikuma savait ce qu'il faisait, la réputation de l'Île n'en souffrirait pas trop.

Belle descente. Zhihao prit note de ne pas se lancer dans un concours de boisson avec celle-là alors qu’elle demandait au barman de remplir sa chope pour la dernière fois, davantage pour avoir quelque chose pour l’occuper que par réelle envie. Il lui faudrait garder les idées claires pour cette conversation ; heureusement, elle avait pris soin de ne rien commander de trop fort et d’espacer ses consommations pendant l’attente.

« On va dire ça. Et je vous remercie de vous préoccuper de ma santé mais je ne compte pas tomber aussi bas. » réagit-elle en sirotant son breuvage. Un compagnon rougeaud du pochard précédent choisit ce moment pour s’incruster à son tour dans la discussion, de façon tout aussi indélicate : « Naaaaaan, mais elle a d’autres options avant d’en arriver là si vous voyez c’que j’veux dire, hein ? »

Le tout avec force clins d’œils appuyés, ce qui lui valut regards noirs et craquements d’articulations menaçants de la part d’une partie de l’assistance. L’asiatique n’avait pas choisi cet endroit pour sa clientèle classieuse, cependant certains d’entre eux devaient soit posséder un minimum de savoir-vivre, soit savoir ou soupçonner quelque chose au sujet de son interlocutrice. L’homme étant désinhibé mais pas encore totalement ivre, il perçut le changement d’atmosphère et décida un peu tard de la fermer, de crainte que quelqu’un ne se charge de l’envoyer cuver ailleurs.

Elle n’y accorda toutefois qu’une attention relative car même si l’inconnue continuait de tourner autour du pot avec tous ces mots couverts, elle commençait néanmoins à s’en rapprocher. L’aveu du dispositif de surveillance sous lequel l’éveillée avait été placée était déjà une avancée de taille.

« Tout dépend de qui est votre employeur, de quelles sont ses activités et de ce qu’il recherche chez ses employés... toutefois je suppose que je peux bien faire le premier pas. Je ne sais pas ce que vous avez trouvé sur moi mais je m’appelle Zhihao ; j’ai fait l’armée puis je me suis reconvertie dans la sécurité pour le compte d’une boîte d’import-export. »

De telles entreprises étant souvent utilisées pour couvrir des réseaux de contrebande, quiconque s’y connaissait un tant soit peu en la matière pouvait remplir les blancs et arriver à la conclusion qu’elle avait travaillé pour la mafia. Des centaines d’anciens soldats faisaient exactement cela chaque année, conséquence regrettable de la corruption gangrénant des pans entiers de la société chinoise – les Triades faisant d’ailleurs des pieds et des mains pour acquérir leurs propres éveillés en sus de ce personnel qualifié –, ce qui rendait le rôle d’autant plus facile à endosser. Les forces spéciales l’avaient compris depuis longtemps, elles comme tant d’autres officines de renseignements, et étaient passées maîtresses dans l’art d’exploiter cette situation pour travestir l’identité et les états de service de leurs agents : cela faisait des années que l’éveillée s’abritait derrière un tel CV fictif.

« Je ne m’entendais pas avec mon ancien patron ; nous ne nous sommes pas quittés en très bons termes alors je suis venue ici prendre un nouveau départ. » euphémisa-t-elle. « Je ne peux évidemment pas vous donner de lettre de recommandation mais je vous assure que j’ai toujours fourni un travail de qualité. Je ne demande qu’à faire mes preuves si vous êtes intéressée, mais il me faudrait savoir dans quoi je m'engage pour mieux vous répondre. Puis-je déjà savoir à qui je m'adresse ? »

-L’armée hein? Pas mal. Pour l’employeur, imagine la grande organisation sombre mais mystérieuse qui tire les ficelles dans l’ombre, le grand classique, le pouvoir invisible qui tente de rester là, justement, au pouvoir.

La femme forgeron avait justement eu une amusante discussion avec son employeur, le vrai, à ce sujet. Quand elle lui avait expliqué le peu qu’elle savait de l’Ordre Noir, au cas où il serait contacté un jour pour servir un Seigneur, Ntikuma lui avait demandé pourquoi ils agissaient ainsi. Elle lui avait réexpliqué, en insistant sur le fait de garder leur position, mais il avait simplement répéter la question : Pourquoi? Et qu’est-ce qui venait après? Elle y avait longuement réfléchi, mais la réponse l’avait presque fait rire. Pour pas grand-chose, en fait. Simplement pour continuer de se battre contre tout ceux qui tentait de les arrêter. Et quand ça n’arrivait pas, ils créaient ces ennemis eux-mêmes. Les Saints n’étaient pas les seuls à s’adonner à ce genre d’exploitation.

-C’est simple, tu te bats pour eux, tu t’assures que leur volonté soit faite, et quand les autres comme toi ne font plus l’affaire tu t’occupes de les faire disparaître.

La voix de Dakota se fit plus basse alors qu’elle se rapprocha de Zhihao, lançant des coups d’œil meurtriers à tous ceux qui osaient les approcher de trop près.

-Ce ne sera pas comme ton autre boulot. Ce dont je te parle ici, c’est de l’Ordre Noir. Et si t’as ce qu’il faut, c’est une armure noire qui t’attends au bout du chemin.

Se redressant avec un sourire, la grande femme posa le bout de ses bottes contre la table pour en retirer une saleté.

-Je m’appelle Dakota et crois-le ou non, mais je suis alchimiste. On créé les armures, on les répare, et même qu’avec notre nouveau patron on les améliore. Y a du boulot pour tout le monde, là d’où je viens, mais ne t’inquiète pas, la demande pour les bourrins de finit jamais. Mais je m’égare… tu sais ce que ça prend, pour revêtir une armure, n’est-ce pas? Tu remplis ce critère?

L’asiatique écouta attentivement le petit speech de recrutement de son interlocutrice : il était très intéressant de voir comment les séides de l’Ordre Noir – car c’était bien de cela qu’il s’agissait, elle en avait maintenant la confirmation – décrivaient leur propre coterie. Une organisation tentaculaire qui manœuvrait en coulisses donc ; elle ne serait pas dépaysée, biographie falsifiée ou non. L’adjectif « invisible » n’était pas vraiment de ceux qu’elle emploierait pour qualifier l’autre bodybuildeur peinturluré mais ses camarades devaient déjà l’avoir rangé parmi ceux qui « ne faisaient plus l’affaire »… Ce qui l’amenait au mode de fonctionnement de l’organisation, également familier, digne d’une mafia particulièrement portée sur les coups de poignard dans le dos ou d’une grande entreprise aux cadres un peu trop obsédés par leurs indicateurs de performance. Toujours un plaisir ; en toute logique les volontaires ne devraient pas se bousculer au portillon avec de telles conditions de travail mais le désespoir et l’appât du gain constituaient de formidables motivations. Au moins les règles étaient claires et elle ne risquait pas de s’ennuyer.

« Très simple, oui. Ce ne sera pas la première fois, toutes proportions gardées. » acquiesça-t-elle. Elle pouvait difficilement faire autrement ; tout au plus pouvait-elle s’autoriser à feindre quelques doutes justifiés par l’humiliation publique de Reagan pour montrer qu’elle n’était pas une imbécile. Zhihao laissa brièvement ses yeux s’illuminer à la mention d’une possible armure noire, nota plus discrètement ce que Dakota venait de révéler concernant les forgerons de Death Queen Island – un premier sujet d’investigation tout trouvé – et vida enfin ce qu’il restait de sa boisson. Plaçant quelques billets sur le comptoir afin de régler ses consommations ainsi que celle de l’alchimiste, elle aborda enfin la question cruciale.

« Je n’ai pas peur... pas plus que de raison en tout cas. Je sais ce qu’il faut avoir pour pouvoir prétendre à une armure et je suis prête à tenter le coup. Comment voulez-vous qu’on procède ? Vous voulez une démonstration ou vous préférez me confier un boulot pour voir comment je me débrouille ? »

À moins qu’il ne faille carrément vaincre d’autres candidats au titre, ce qui serait certainement… instructif, même s’il s’agissait d’une méthode de « bourrins » comme disait Dakota. Simple et efficace.

Elle se pensait prête, tant mieux pour elle… si elle avait vraiment ce qu’il fallait pour aller plus loin. Beaucoup d’aspirants sous-estimaient ce qui était demandé pour devenir Chevalier Noir, bien souvent parce qu’ils n’avaient pas besoin d’être choisis par leur armure. Certes, pensa Dakota en gloussant, la route à emprunter était peut-être différente…

-Tu sais que t’aurais pu te pointer sur l’Île sans un mot à personne et ça aurait probablement passé?

Mais le véritable combat était après l’obtention. Ils ne servaient pas de dieux, personne ne décidait qui était digne de quoi… il était coutume de se servir soi-même, et c’était facile pour n’importe qui de croire qu’ils pouvaient faire mieux. Et le combat ne finissait jamais pour garder sa place. Il y avait plusieurs façons de gagner ; la puissance brute était de loin la plus populaire. Mais se faire apprécier des plus gros joueurs du lot était aussi un gros début.

-Mais non, t’as ton sens de la hiérarchie. Et y a quelqu’un tout en haut qui respecte ça, alors tu fais pas ça pour rien, t’inquiètes.

Mais que pouvait-elle bien lui faire faire? Il y avait des petits opposants un peu partout, des forces de l’Ordre corrompues, ce genre de choses… mais une simple alchimiste n’avait pas accès à ce genre d’information! Du moins, elle en aurait sûrement entendu parler, si Ntikuma était venu à sa place. Un petit message envoyé rapidement à un mystérieux numéro sur son téléphone et elle aurait une réponse dans les prochaines minutes.

-Pourquoi pas un peu des deux? On a sans doute un petit gang ou deux dans le coin ici, donne-moi un peu de temps et on te montera un petit test, et ensuite si ça convient tu reviendras avec moi sur l’Île, et là tu pourras faire toutes les démonstrations que tu veux, dont récupérer une armure… Oh, on tient quelque chose. Un gang qui trame un truc pas très net dans une zone sous notre protection, enfin, plus que le reste de la ville, tu me comprends… doit venir de l’extérieur. On va devoir leur apprendre une leçon ou deux. Ça te dit?

L’alchimiste lisait dans ses pensées et ses paroles tendaient à rassurer la chinoise sur son choix de ne pas s'être précipitée directement vers l’île. Il lui fallait assurer ses arrières et trouver des soutiens plutôt que de s’aventurer à l’aveuglette parmi toute une troupe disparate et imprévisible d’éveillés à la fois plus puissants et plus expérimentés qu’elle. Elle ne pouvait pas se contenter d’un « probablement », comme disait Dakota.

« Oh, j’aurais sans doute fini par faire voile moi-même si mes recherches n’avaient rien donné. Grâce à vous, je n’aurais pas à en arriver là. » avoua-t-elle en jouant avec son verre vide. Et elle n’aurait pas pu mieux tomber, si la dure à cuire disait vrai sur les attributions qui étaient les siennes : Zhihao connaissait l’importance d’entretenir de bonnes relations avec les personnes qui s’occupaient du matériel. Les bénéfices ne se limiteraient pas à l’entretien de son futur équipement, pour peu qu’elle parvienne à obtenir une armure noire ; en effet, les forgerons devaient être très bien placés pour observer les allées et venues de leurs camarades, savoir qui préparait quoi et où les choses étaient en train ou sur le point de chauffer…

Dakota contacta ce qui devait être sa hiérarchie ou ses collègues afin de trouver une tâche à même d’éprouver la nouvelle recrue potentielle. La réponse fut rapide et arracha un sourire mi-amusé, mi-incrédule à l’asiatique.

« Il y a encore des gens qui s’imaginent pouvoir faire n’importe quoi à votre insu ? Ils doivent être très stupides, très ignorants… ou très confiants dans un éventuel atout caché. »

Une possibilité à ne pas écarter, quitte à passer pour une paranoïaque. Peut-être s’agissait-il seulement d’imbéciles qui se croyaient plus malins que tout le monde, surestimant leurs capacités et sous-estimant celles de la confrérie, enhardis par le résultat du duel mais on ne savait jamais.

« D’accord, j’en suis. » fit-elle en se levant de son tabouret et en se tournant vers la sortie. « Vous avez des infos sur la cible ? On s’y met tout de suite ou on fait un peu de repérage d’abord ? »

Dakota bondit sur ses pieds, attrapa sa bouteille vide et la glissa dans une poche intérieure de sa veste avant de faire signe à Zhihao de la suivre à l’extérieur. Cette information ne resterait pas d’actualité longtemps, elles devraient se dépêcher de rattraper ce gang avant qu’ils ne deviennent trop difficiles à traquer, elles n’avaient pas le support pour les repérer une deuxième fois.

-Bof, on va pas se casser le dos à tenter d’arrêter tout le monde non plus, les gangs ont tendance à mourir d’eux-mêmes après quelques mois. C’est juste que là, nos amis vont tenter un coup contre un gars qui nous paye pour notre protection, donc on va apprendre à nos petits novices ce qui arrive quand ils ne font pas leurs devoirs.

Ou peut-être qu’ils savaient mais qu’ils se croyaient capable de leur résister, dans tous les cas ce serait une leçon intéressante pour tout le monde. La marche nonchalante de Dakota se transforma vite en pas de course alors que les deux femmes traversaient les rues de Johannesburg pour rejoindre le lieu, une simple boutique de souvenirs au milieu d’une allée touristique. Un rapide tour de l’établissement leur confirma que personne n’était arrivé encore, et l’alchimiste vérifia encore une fois son téléphone pour coordonner l’opération.

-Dans deux minutes. Quatre gars, pas d’armes à feu, juste des couteaux et des battes de baseball. Il n’est pas trop tard pour appeler du renfort, si tu préfères.

Mais au final, ce ne serait qu’eux deux, et elles attendirent diligemment l’arrivé de leurs prochaines victimes… Qui se pointèrent exactement deux minutes plus tard, comme promis. Ils n’étaient pas bien vieux, n’étaient définitivement pas les têtes pensantes derrière leur attaque, et s’étaient sans doute fait promettre une petite mission facile. Dakota, cependant, ne pouvait rien leur promettre. Ne faisant pas dans la subtilité, la colosse s’approcha du quatuor en faisant craquer ses jointures, puis se racla la gorge pour attirer leur attention.

-Pas plus loin que ça, les p’tits gars. Rentrez chez vous pendant que vous le pouvez encore.

-Mêle-toi de tes affaires, la truie, personne ici a peur de toi!

-Oui, je vois ça…

Insulte, à part, n’importe quel civil avec un peu de bon sens préférait se tenir loin de la femme forgeron, alors ils étaient soit trop confiants, soit ils pensaient avoir un avantage. Mieux valaient ne plus perdre de temps.

-Bon, c’était votre chance de partir, je n’en donne pas d’autre. Zhihao, si tu veux bien…

Pas de reconnaissance ni de campagne d’éradication en règle donc, juste un traquenard express pour donner une bonne leçon au menu fretin trop gourmand. Pourquoi pas, ce serait l’occasion pour l’asiatique de prouver ses capacités d’improvisation. Elle suivit docilement l’alchimiste qui les mena au pas de charge jusqu’à leur client, un petit commerçant que leurs cibles comptaient soit racketter, soit dévaliser.

Une fois les deux femmes arrivées, Zhihao put constater que même s’il s’agissait d’une opération montée à la va-vite, les services de renseignement de l’Ordre Noir n’avaient pas chômé. Quatre hostiles, légèrement équipés. D’accord, il ne restait plus qu’à décider de la marche à suivre, une réflexion qui l’avait occupée pendant tout le trajet. L’éveillée devait se livrer à une démonstration de force suffisante pour impressionner Dakota et faire définitivement passer l’envie à ces malfrats d’empiéter sur le territoire de la confrérie. Dans le même temps, elle ne pouvait rien faire de trop flashy ou trop violent car l’affrontement se déroulerait sans doute en public et qu’elle n’avait pas non plus l’intention de passer pour une grosse brute sadique aux yeux de ses nouveaux « employeurs ». Un équilibre pour le moins délicat à atteindre.

« Des renforts ? » demanda-t-elle lorsque la dure à cuire acheva son briefing. « Non merci, c’est à moi de faire mes preuves après tout. Si je ne peux même pas me débrouiller seule face à une poignée de petites frappes... »

Elles n’eurent pas à attendre longtemps leurs invités. De belles têtes de vainqueurs, ceux-là : jeunes et assez bien bâtis, suintant la menace et l’arrogance, mais ne donnant certainement pas une image de combattants aguerris – et encore moins une image d’intelligence. Zhihao détailla leur approche d’un œil critique, la façon dont ils marchaient, exhibaient leurs armes – souvent mal tenues ou accrochées de la mauvaise façon à leur personne –, jusqu’à leurs paroles bruyantes et tenues ostentatoires. Leurs vêtements étaient souvent trop amples, offrant de nombreuses prises à l’adversaire, et la chinoise nota également la quantité de métal que chacun transportait sous forme de bijoux et piercings divers. Celui qui semblait être le meneur et l’un de ses laquais arboraient en particulier de longues et épaisses chaîne autour du cou, véritables invitations à les attraper et à s’en servir pour les étrangler.

Si pour une raison ou pour une autre elle n’arrivait pas à les démolir à mains nues, Zhihao avait déjà son plan B pour neutraliser tout ce petit monde. Elle fit craquer ses articulations pendant que Dakota délivrait son avertissement, lequel fut évidemment ignoré. Avaient-ils à ce point confiance en leur supériorité numérique ou gardaient-ils une botte secrète en réserve ? Une seule manière de le savoir…

« On vous aura prévenus. » dit l’asiatique en prenant la place de la géante. Le vide se fit autour d’eux alors que les passants apeurés changeaient précipitamment de trottoir et que les gangsters du dimanche éclataient en un concert de rires gras. Et pas un policier en vue ni de caméra de vidéosurveillance bien sûr, comme le confirmèrent les sens de l'électrokinésiste, concentrés sur la détection de toute interférence venue de l'extérieur.

« C’est moi qui te préviens, la chinetoque : tire-toi de là si tu veux pas qu’on te fasse bobo. » crâna le loubard qui avait rejeté l'offre de l'alchimiste en brandissant sa batte – pas la bonne taille, mauvaise prise en main, trop facile de la lui arracher… Voyant qu’elle ne bougeait pas, il s’avança avec un sourire prédateur aux lèvres tandis que ses compères restaient en arrière pour profiter du spectacle. Sauf qu’à l’instant où il voulut abattre son gourdin au rabais, Zhihao pivota, lui saisit le bras et redirigea son élan pour le projeter brusquement à terre. L’homme heurta le sol dans un douloureux fracas et, sans lui laisser le temps de se rétablir, l’éveillée qui le tenait toujours par le poignet appuya son pied sur la clavicule de son adversaire puis tira et tordit un grand coup, lui déboîtant le bras dans un craquement sonore accompagné d’un cri de souffrance. Un bon coup de pied en travers de la figure le fit taire.

« Suivant, s’il vous plaît. »

À ces mots, les petites frappes abasourdies reprirent leurs esprits et s’élancèrent pour venger leur compagnon. La chinoise se déplaça sur le côté, à la fois pour s’éloigner de l’homme à terre au cas où il serait toujours capable d’aider ses camarades et pour prendre avantage du manque de coordination de ces derniers. Ceux-ci se gênaient mutuellement dans leurs mouvements, ce fut un jeu d’enfant que de dévier le coup de batte porté par l’un des gangsters pour qu’il termine dans le nez d’un deuxième, puis de lui mettre un direct au foie qui le plia en deux et le força à découvrir son visage, illico suivi d’un coup de coude dans la tronche pour l’assortir à son malheureux collègue et d’un coup de genou simultané à l’entrejambe.

« Salope ! »

C’était maintenant au tour du meneur, qui prit le relais de ses acolytes sonnés et endoloris en pourchassant Zhihao, qui avait repris ses distances. Elle évita ses coups de couteau frénétiques, le frappa au tibia pour le déséquilibrer et enchaîna immédiatement d’une clé de bras, l’écrasant au sol sous leurs deux poids combinés et se relevant aussitôt avec fluidité. Il en avait lâché son arme, qui avait fini à portée de la première crapule : elle se dirigea vers l’homme au bras déboîté, abattit brutalement son talon sur la main valide qui tentait de se saisir du couteau et s’en empara elle-même. Juste à temps pour esquiver la charge de celui qui s’était pris un coup de batte, au visage maintenant ensanglanté, lui faire un croche-patte dans le même mouvement, l’agripper par les cheveux tout en le faisant tomber d’un coup à l’arrière des genoux et enfin lui mettre la lame sous la gorge.

« Vous en voulez encore ? » demanda-t-elle en s’assurant que tous pouvaient voir la situation dans laquelle se trouvait leur compère.

Dakota ne put retenir son expression ébahie devant la démonstration de puissance de Zhihao, suivant du mieux qu’elle pouvait toute l’action. Le nombre n’était pas un problème, l’expérience et le talent de la Chinoise lui permettaient de tenir tête à tous ses adversaires, sans même avoir besoin de son cosmos, et quand elle mit enfin la main sur une arme, ce fut pour mettre fin au semblant de combat et prendre le chef du petit escadron en otage. Devant la menace de perdre leur chef, les autres malfrats semblaient prêts à baisser les armes, mais restaient hostiles, et malgré ses blessures le chef n’était pas prêt à abandonner. L’alchimiste n’était pas trop sûre de comprendre ce qui se passait, jusqu’à ce qu’une grande vague de chaleur englobe le petit groupe et qu’un cosmos s’élève.

-Attention!

Évidemment, ils avaient un éveillé avec eux! Dakota eut seulement le temps de se jeter au sol pour éviter la déflagration, et les combattants furent projetés plus loin. Le chef se releva avec difficulté, replaça son nez fracturé dans un craquement désagréable, et récupéra un couteau au sol. En y concentrant son cosmos, il enflamma la lame, et toisa Zhihao avec haine.

-Tu vas me le payer, connasse! Ta copine n’aura rien à enterrer quand j’en aurai fini avec toi!

Oh, tout ça était bien mal barré. Si le conflit escaladait trop, il risquait d’il y avoir du dommage collatéral et les civils n’allaient pas apprécier du tout. Mais la femme forgeron avait besoin de voir ce dont Zhihao était vraiment capable, pas seulement ses aptitudes physiques, et donc le test devait aller un peu plus loin. Un des malfrats voulut se relever, mais Dakota dégaina sa bouteille et l’abattit sur sa tête, l’assommant pour de bon et dissuadant les deux autres de s’en mêler à nouveau.

-Occupe-toi de lui! Je vais retenir les autres.

Tout en gardant un œil sur l’affrontement. Ils ne devaient pas faire tout ça pour rien.

La victoire semblait à portée de main… sauf que cela aurait été bien trop facile. Zhihao battit précipitamment en retraite dès la première étincelle d’énergie parapsychique ; la présence d’un autre éveillé ne la surprenait pas outre mesure, car quand on voulait s’opposer à l’Ordre Noir, la seule option viable était de combattre le feu par le feu. Peut-être même que leurs adversaires avaient délibérément choisi de se laisser repérer afin de provoquer une confrontation. Seul le résultat final permettrait de dire qui était tombé dans le piège de qui...

L’asiatique ne fut pas tout à fait assez rapide pour échapper complètement à l’attaque mais elle en diminua les effets en repliant ses vêtements autour d’elle et en protégeant ses voies respiratoires. Une fois la déferlante brûlante passée, elle se releva et observa calmement l’étendue du problème.

« Pyrokinésiste, niveau 2, tranche supérieure. » évalua-t-elle à partir de l’aura du meneur. Rien de plus qu’une estimation préliminaire qui risquait fort d’être révisée plus tard : elle ignorait si l’homme possédait d’autres facultés ou s’il gardait de la puissance en réserve, mais assuma prudemment que cela devait être le cas. Et maintenant ? Neutralisation ou élimination ? Elle préférerait éviter d’avoir à commettre un meurtre en pleine rue, cependant il ne lui laisserait pas forcément le choix.

Dans un cas comme dans l’autre, la première chose à faire était d’effacer ses traces : dévoilant enfin ses propres pouvoirs parapsychiques – cosmos, il faudrait qu’elle prenne l’habitude d’utiliser la bonne terminologie –, elle se connecta à tous les appareils électroniques capables de filmer ou photographier les combattants à proximité et en interrompit le fonctionnement. Tous les smartphones, caméras et appareils photo numériques dans un rayon de plusieurs dizaines de mètres se désactivèrent instantanément tandis qu’elle effaçait les enregistrements récents contenus dans leur mémoire pour faire bonne mesure. Elle paracheva l’opération dissimulation en rabattant sa capuche sur son visage et en relevant le foulard passé à son cou ; certes, les civils qu’elle pouvait voir étaient occupés à déguerpir mais on ne savait jamais, il y avait toujours des gens pour essayer d’immortaliser ce genre d’événements.

« Tu en es une aussi ?! » s’exclama le meneur, incrédule.

« Tu t’attendais à quoi ? » rétorqua la chinoise avant de s’adresser à l’alchimiste, qui prenait avec entrain le relais contre les loubards restants : « Pas besoin de me le dire. »

Furieux, le meneur intensifia son énergie ; les flammes entourant son arme grandirent de plusieurs mètres, prolongeant le couteau d'une gigantesque épée incandescente qu’il ne tarda pas à abattre sur la chinoise.

« Crève ! »

D’un geste du poignet, Zhihao généra un puissant champ magnétique répulsif qui dévia la lame du couteau et altéra du même coup la trajectoire de la flamberge. L’attaque la manqua de peu, mais ce fut suffisant pour placer sa riposte : une seconde impulsion électromagnétique qui surchargea la batterie du portable de l’homme malgré toutes les sécurités et provoqua son explosion, mettant le feu à sa jambe droite. Dans le même temps et alors qu’il tentait d’utiliser ses pouvoirs pour éteindre l’incendie, chacun des accessoires métalliques du gangster vit sa température grimper en flèche, ses bagues, piercings et la chaîne autour de son cou se muant en autant d’instruments de torture chauffés au rouge. Il voulut hurler sa souffrance mais en fut empêché lorsque la chaîne se resserra autour de sa gorge tel un boa constrictor, lui broyant impitoyablement la trachée.

« Si tu aimes la chaleur, je vais t’en donner... »

Profitant de sa distraction, l’électrokinésiste lui lança son propre couteau en visant l’estomac. Il parvint néanmoins à esquiver tout en tentant désespérément de se libérer de la chaîne ; peine perdue, car celle-ci s’était déjà enfoncée bien trop profondément dans sa chair. Ni ses doigts – eux-mêmes martyrisés par le contact avec ses bijoux ardents – ni son arme ne trouvèrent prise. Comprenant que sa seule chance était d’éliminer son ennemie avant d’être tué par sa propre parure, il fit réapparaître l’épée ardente dans un cri de rage inarticulé et étouffé. Zhihao détourna derechef sa technique, plus difficilement cette fois, ce qui lui valut de se faire roussir le bras gauche, et bondit hors de portée lorsque l’homme produisit une boule de feu dans son autre main, non sans écoper de quelques brûlures supplémentaires quand elle dispersa le projectile avec l’onde de choc d’un coup de poing à la vitesse du son. Sa contre-attaque fut autrement plus efficace : avec tout ce métal, son adversaire était un véritable paratonnerre ambulant et reçut de plein fouet la décharge électrique qu’elle envoya dans sa direction.

Perdant le contrôle de ses muscles, il fut pris de violentes convulsions et ses flammes s’éteignirent momentanément. L’asiatique saisit sa chance et chargea. L’aura de son opposant enfla brusquement, amplifiée par sa douleur et la peur de mourir, accumulant l’énergie nécessaire à une seconde déflagration.

« Niveau 3. » amenda Zhihao. Elle réagit en repliant deux doigts, générant un champ magnétique attractif qui fit revenir vers elle le couteau qu’elle avait lancé plus tôt… couteau qui s’envola dans sa direction lame la première et se planta entre deux côtes du gangster qui se trouvait sur son chemin.

Combinée à la privation d’oxygène dont souffrait son cerveau du fait de son étranglement, cette nouvelle blessure provoqua l’avortement de sa technique ; Zhihao s’engouffra dans la brèche et lui enfonça violemment un poing chargé d’électricité en plein diaphragme. Le choc acheva de ravager son système nerveux, mais elle n’en avait pas terminé avec lui : elle lui balaya les jambes tout en pivotant pour se placer derrière lui et, agrippant pour la deuxième fois l’arrière de son crâne, lui incrusta de toutes ses forces la tête dans le trottoir, fissurant la pierre et l’asphalte en faisant trembler le sol. Le cosmos hostile s’éteignit comme la flamme d’une bougie. Ceci fait, elle effectua une dernière manipulation magnétique, extrayant l’arme plantée dans le dos du meneur ainsi que celle dont il s’était servi pour ses attaques pyrotechniques, tenue dans une main crispée qu’elle décontracta de force d’une faible impulsion électrique expédiée dans les muscles appropriés. En un éclair, les deux lames volantes tranchèrent les tendons des bras et des jambes de sa cible, assurant qu’elle ne se relèverait pas sans assistance.

L’électrokinésiste dut ensuite reculer en toute hâte pour ne pas céder à ses instincts, des réflexes affûtés depuis des années qui lui hurlaient – à raison – qu’elle avait tort d’en rester là. Des passages appris par cœur des instructions officielles de l’Agence s’imposèrent à son esprit : « Un éveillé reste une menace jusqu’à cessation complète et définitive de l’activité cérébrale. Briser les quatre membres de manière à entraver un éventuel facteur de régénération et sectionner les nerfs peut se révéler insuffisant : la destruction physique du système nerveux central est recommandée lorsque la capture n’est pas l’objectif... »

Des instructions dignes de celles données à un chasseur de zombies, et pour cause… Mais justement, se dit-elle pour faire taire sa conscience professionnelle et sa paranoïa, peut-être y avait-il encore quelque chose à tirer de ce type si elles le gardaient en vie.

« Dakota, vous voudrez l’interroger ? »

Dakota eut le réflexe de reculer devant la riposte de Zhihao, cette dernière offrant un savant mélange de maitrise de son élément et d'expertise du combat. La puissance brute était moindre, du moins pour un membre de l'Ordre Noire, mais rien qui ne l'empêcherait de se faire sa place et gagner en force, si elle savait choisir ses batailles. Quelque chose que son adversaire n'aurait plus jamais l'occasion d'essayer ; baignant dans son propre sang, le pauvre voyou n’arrivait même plus l’énergie pour bouger, se contenant de gémir et d’émettre quelques sanglots. Ses compagnons ne se débrouillaient pas bien mieux, leur regard se promenant de Zhihao à Dakota sans trop savoir de qui ils devaient avoir le plus peur. Peu importe ce qui leur avait été promis, se mesurer à ça n’en valait pas la peine...
Du moins, c’est ce que la Chinoise pouvait penser.

Soudainement nerveuse, l’alchimiste se contenta de rester à l’écart tout en surveillant son téléphone, dans l’espoir de recevoir une indication des prochaines étapes à suivre. Elle avait fait tout ce qu’ils avaient demandé, récité toute l’histoire qu’ils lui avaient dictée... et maintenant que tout était terminé, comment était-elle supposée réagir? Enfin, son écran s’illumina, et la géante se mordit la lèvre en lisant ses nouvelles instructions. Qu’elle l’apprenne, ça n’avait pas d’importance.

-Non, pas besoin. Il est de l’Île, en pleine initiation pour prouver qu’il est capable de porter une armure noire, il s’est probablement fait conter la même histoire que toi. Désolée pour le mensonge, je ne faisais que suivre les ordres. Au moins ça nous a donné un vrai candidat...

-Oh, prends sur toi Dak, s’ils peuvent pas se relever de ça ils sont pas faits pour être Chevalier Noir, simple comme ça.

-Que... merde Lou, qu’est-ce que tu fous là?

Le vieil homme s’avançait avec difficulté vers les deux femmes, son taxi l’attendant plus loin derrière lui. Il toisa longuement Zhihao, puis reporta son attention vers sa collègue.

-Faut qu’on rentre. Tu lui fais confiance?

-Oui...

-Bien. Quelqu’un nous a dénoncé, les trouffions de Reagan nous cherchent. On doit récupérer Jerry et le sortir de là avant qu’il soit trop tard.

-Et Ntikuma?

-Je sais pas. Commençons par mettre tout le monde en sûreté, on verra ce qu’on fait du p’tit après.

-Je dois amener Zhihao se choisir une armure. Après ça, on aura quelqu’un avec nous, y aura pas besoin de fuir!

-Si ça te chantes, vas-y. Mais on a pas le luxe de vous attendre.

Sur cet accord, les trois protagonistes se dépêchèrent de rejoindre le taxi, laissant à une ambulance appelée par l’Ordre Noir le plaisir de récupérer les perdants de l’affrontement. La suite allait se dérouler sur Death Queen Island, où avec un peu de chance le destin serait finalement de leur côté.

L’électrokinésiste se flagella intérieurement lorsque Dakota lui révéla la véritable nature du test, chassant instantanément le léger sentiment de triomphe qu’elle ressentait après avoir remporté sa première bataille en solo, sans son équipe ni son matériel. Pourquoi n’avait-elle pas envisagé cette possibilité ? Dire que rétrospectivement tous les indices étaient là et qu’elle n’en avait pourtant rien suspecté ! Ce genre d’erreurs pourrait très bien lui coûter la vie à l’avenir ; il faudrait qu’elle se montre plus prudente, plus observatrice, plus perspicace…

« Vous êtes de grands malades, vous savez ça ? » marmonna-t-elle en s’éloignant de sa cible, sans pour autant cesser de garder un œil sur elle. Elle ne compatissait pas vraiment au sort de l’homme – il lui aurait sans doute fait la même chose s’il en avait eu l’occasion ; si les choses s’étaient déroulées différemment, peut-être serait-ce le corps brisé de l’asiatique qui rougirait l’asphalte de son sang au pied de son adversaire victorieux – mais ça ne l’empêchait pas de désapprouver la méthode. Si elle n’avait pas fait preuve de retenue en se battant pour obtenir son ticket d’entrée, l’autre éveillé serait mort. Or les morts n’apprennent pas de leurs échecs, et l’Ordre Noir aurait ainsi perdu une recrue qui aurait pu dévoiler toute sa valeur plus tard.

Au-delà des considérations sur le gaspillage de potentiel éveillé et de ce choc culturel – le premier d’une longue série, à n’en pas douter –, Zhihao nourrissait des inquiétudes plus pragmatiques. Le vieil homme qui venait de les rejoindre à l’improviste admonesta l’alchimiste en rappelant à cette dernière que c’était sa capacité à se relever de cette défaite qui montrerait si son adversaire malheureux avait oui ou non l’étoffe d’un Chevalier Noir. Très bien, sauf que la chinoise appréhendait justement ce qu’il se passerait une fois qu’il s’en serait relevé – et même s’il ne s’en relevait pas, d’ailleurs. Elle ne voyait pas son opposant ou ses amis sur Death Queen Island oublier cette humiliation après une poignée de mains et un « Sans rancune, hein ? ». Misère, elle n’avait même pas encore mis un pied sur l’île et il lui fallait déjà surveiller ses arrières !

Elle commençait à reconsidérer sa décision de ne pas fouiner dans les appareils électroniques de ses futurs « camarades » à l’aide de ses pouvoirs. Elle avait choisi de ne pas y avoir recours au cas où elle se ferait prendre, ce qui ne manquerait pas de déplaire aux intéressés, mais si c’était pour que les gens fassent des secrets et qu’elle se retrouve en danger par la faute de leurs manigances…

À propos de danger, voilà qu’une nouvelle menace se profilait à l’horizon. Alors comme ça Reagan avait toujours des sbires ? Curieux, entre ce qui était arrivé à leur chef et le peu qu’elle avait pu voir de la mentalité des renégats, elle s’attendait plutôt à ce que ses anciens vassaux désertent son service tels des rats abandonnant un navire en plein naufrage. Il lui faudrait davantage de renseignements si elle voulait évoluer dans les eaux troubles de cette confrérie pleine de contradictions apparentes.

« D’accord pour assurer votre protection, mais il me faudra des infos sur l’ennemi. » intervint Zhihao en suivant ses nouveaux compagnons de route dans leur véhicule. Une promesse peut-être un peu hâtive, cependant ce n’était pas en se débinant maintenant qu’elle entrerait dans les bonnes grâces des forgerons. « Surtout s’il y a de vrais Chevaliers Noirs dans le lot, j’ai encore jamais affronté de porteurs d’armures moi. »

La présence de ce genre de combattants confirmés et équipés compliquerait singulièrement l’équation. Elle ne savait pas non plus sur quoi elle pouvait compter du côté de ses alliés, encore une inconnue supplémentaire.

« Ce Jerry et ce Ntikuma, ils savent se battre ? » demanda-t-elle sans grand espoir ; ils n’en seraient pas réduits à se reposer sur l’aide d’une bleusaille comme elle si la réponse était affirmative. Ce qui voulait dire qu’elle n’avait pas de temps à perdre : elle profita du trajet pour traiter ses brûlures d’une main experte. Ses habits en tissu ignifugé – un must quand on travaillait régulièrement avec des substances explosives ou incendiaires ou simplement quand on ne voulait pas mettre le feu à ses vêtements avec un arc électrique mal contrôlé – l’avaient en partie protégée des flammes de son adversaire, toutefois ce qu’on trouvait dans le commerce avait ses limites.

Elle termina peu avant que le taxi ne s’arrête devant l’hôtel miteux qui lui avait servi de base d’opérations, où elle récupéra en quatrième vitesse le reste de son matériel avant qu’ils ne reprennent leur route vers l’aéroport, où les attendait un avion affrété par l’Ordre Noir… Ou en tout cas par la branche de l’Ordre à laquelle appartenaient les alchimistes, puisque la faction semblait en proie à une sorte de lutte interne. Lorsque l’appareil décolla, leur faisant quitter le continent africain pour l’Océan Indien, l’asiatique se demanda ce qui l’attendrait à son arrivée sur l’Île. Et surtout si elle aurait assez d’armes et de cosmos pour faire face à un éventuel comité d’accueil.