Un brouhaha accompagna presque aussitôt les mots de l'homme, qui leva les yeux au ciel avec un sourire. Émergeant des pré-fabriqués qui tenaient lieu de salles de cours théoriques en attendant la reconstruction totale de l'arène et des quartiers attenants, un groupe d'élèves se pressait autour d'un duo. La jeune femme, raide, portait une sorte de corset médical qui lui tenait le dos bien droit. Jouant le rôle de chevalier servant, son camarade portait ses affaires sans le moindre effort, tandis que le cercle autour d'eux l'abreuvait de questions sans discontinuer.

"Azir, peux-tu m'accorder un instant ?" Héla l'entraîneur.

Une dizaine de regards se tourna d'un seul élan dans la direction de Leihara et la conversation s'évanouit. Sautant sur l'occasion, le blondinet pria quelqu'un de prendre sa relève et salua l'ensemble de la troupe. Sa démarche était sûre et fière, et le vent agita ses longs cheveux comme pour mieux le faire paraître à son avantage. Il parcourut seulement l'équivalent d'une salle à manger et déjà certains de ses fans donnaient l'impression qu'ils allaient tourner de l’œil rien qu'à le regarder.
Il poussa un discret soupir et se gratta la nuque par réflexe, devinant le petit manège sans même se retourner.

"Je me demande s'ils finiront par se remettre un jour... Je ne suis quand même pas Dieu non plus..."

L'entraîneur s'autorisa un rire pendant que le Lion d'or posait le regard sur la nouvelle venue. A vue de nez, ils faisaient la même taille. Elle était rousse, évoquait les flammes ondoyantes d'un brasier contenu là où il arborait l'éclat doré d'un soleil à son zénith. Elle ne semblait pas taillée pour le combat, mais façonnée par une sorte de... violence ? Et surtout, son langage corporel dénotait une tension, peut-être de la colère.
Aussitôt les traces de son amusement s'évaporèrent et il la scruta d'un regard mi-curieux mi-bienveillant.

"Je vous présente Leihara, la nouvelle recrue dont je vous ai parlée. Leihara, voici Azir. Il sera ton maître tant que tu resteras ici.
-Merci bien, mon brave. Je prends la relève."

L’Égyptien congédia l'homme d'un signe de tête et d'une poignée de main, puis s'assura d'avoir l'assentiment de la demoiselle. Il était vêtu en civil, jean et chemise à col ouvert, l'améthyste de ses iris ressortant sur un blanc pur. Quand ils ne furent plus que tous les deux dans un espace vital assez large, il opina pour lui-même.

"J'ai eu un rapport sur ta situation actuelle. Ne crois pas que je t'espionne ou quoi que ce soit, c'est ainsi qu'on procède ici. Avant de me lancer dans des grands discours... Est-ce que tu veux en parler ? Et dis-moi, à tes yeux, qu'est-ce que tu es venue faire ici ? Prends le temps de réfléchir avant de répondre, c'est important. Pour toi surtout. On peut même aller faire une balade si tu penses en avoir besoin, j'ai tout mon temps personnellement."

Balayant les alentours par vagues grâce à ses sens cosmiques, Azir entreprit de faire faire un tour des lieux à la jeune femme tout en lui laissant le temps de le livrer comme elle le voulait -ou de ne pas le faire. Il s'attendait à ce que l'émotion demeurât vive et ne fut donc pas surpris d'entendre sa voix trembler, sa gestuelle exprimer ce qu'elle ne parvenait pas à accepter. Il prenait soin pendant ce temps d'éviter les couloirs fréquentés et de choisir des allées bordées de fleurs et d'arbres odorants avec le soleil estival. Certaines personnes, avait-il entendu, s'apaisaient près de la nature plus sûrement qu'avec un psychologue.

Il repensa à sa propre histoire, à tous ces gens qu'il se reprochait de n'avoir pu sauver. Depuis le temps, la douleur était devenue supportable et il n'avait aucun doute sur le fait qu'il en serait de même pour Leihara, mais le lui lancer de but en blanc aggraverait les choses.

Au bout d'un moment, elle fut vaincue par la tristesse et, comme Azir à sa place, tenta de cacher fièrement sa faiblesse. Il se retint de sourire et la fit s'arrêter d'un bref mouvement sur l'épaule. Un bosquet de lavande diffusait son parfum non loin tout en les cachant.

"Attends... Je dois avoir..."

Le blondinet fouilla rapidement ses poches et en sortit un paquet de mouchoirs en papier qu'il lui tendit. D'un geste très doux, il alla chercher son menton et lui releva le visage.

"Leihara, c'est normal de pleurer. Ne garde pas tout à l'intérieur. Je ne dirai rien, promis. Ah, et le jour où tu me verras verser une seule larme, je t'autorise à me frapper si je fais la même chose !"

Il lui adressa un clin d’œil, garda le contact quelques secondes encore, puis la relâcha lentement.

"Il y a des tas de choses qu'on s'en veut d'avoir fait ou pas fait, qu'on soit chevalier ou non. Si tu nous rejoins, il faudra malheureusement t'attendre à avoir le cœur lourd assez souvent. Plus que dans une vie normale. En contrepartie, tu auras les moyens d'empêcher beaucoup de drames, de sauver beaucoup de gens. Mais pas tous. C'est la contradiction la plus difficile à endurer."

Azir soupira et chercha un moyen d'expliquer les choses sans la faire fuir tout de suite -car les gens normaux acceptaient rarement de souffrir pour le reste de leur vie sans une excellente raison.

"Vois-tu, le Sanctuaire est un endroit bien particulier. Si tu avais juste fait une crise de colère et attaqué quelqu'un sur le coup, on t'aurait envoyé voir un médecin ou un thérapeute... Mais toi, ce que tu appelles de la colère, et qui a probablement été provoqué par elle, s'est manifesté d'une façon disons... surnaturelle. Tu as éveillé ce qu'on appelle le cosmos. C'est une sorte de force innée qui existe en chaque être humain qui permet de faire des choses extraordinaires si elle est maîtrisée. L'exemple le plus courant, c'est celui du caillou."

Se doutant qu'il devait avoir l'air d'un pur abruti pour avoir présenté la chose de la sorte, il ramassa une pierre assez grosse au sol, lui montra qu'elle n'avait absolument rien d'étrange. Il referma alors sa paume dessus et mobilisa un peu de cosmos. La seconde suivante, la pierre se craquelait puis finissait vaporisée en fine poussière.

"Si tu restes ici, et que tu deviens un chevalier d'Athéna, je t'apprendrai à faire ça. Et même beaucoup plus, le caillou est l'exercice le plus simple qu'on puisse proposer à un apprenti. Il faudra que tu domines ta colère et tes larmes. Tu pourras sauver des tas de gens, tu le devras même, on attendra de toi que tu mettes ton pouvoir au service du Bien et de la protection du monde. Mais peut-être chaque jour jusqu'à la fin de ta vie, quelque part dans ta tête, une voix te dira "Si seulement j'avais su plus tôt...", ce qui ne fera jamais revenir ta sœur. Cela fera également de ta famille de potentielles cibles. Rien de tel pour atteindre un guerrier surhumain que de s'en prendre à ceux qu'il aime. Cependant, si tes parents t'ont envoyée ici, c'est qu'ils doivent en avoir conscience, et qu'ils préfèrent te savoir apte à prendre soin de toi-même."

Voilà qui promettait d'être intéressant. Le Lion d'or escomptait lui proposer le choix un peu plus tard, à tête reposée, mais elle venait de trancher la question aussi sûrement qu'on découperait un morceau de viande. Néanmoins ses derniers mots laissaient Azir songeur quant au fait qu'elle savait dans quoi elle s'engageait. Se mettre au service du Bien sonnait plus comme une contrainte que comme une évidence, et cela la freinerait si elle persévérait malgré tout dans la voie du chevalier. La perspective des cibles avait dû la rebuter, mais le Cinquième Gardien préférait la franchise aux belles promesses. Ceux qui seraient ses élèves ne pourraient jamais se plaindre qu'ils ignoraient l'ampleur de leur tâche et les responsabilités qui l'accompagnaient.

Le blondinet la jaugea un instant, main sur la hanche. Au moins sa peine semblait passée et les traces sur son visage presque effacées. Le temps qu'ils rentrassent vers les salles de cours, il n'y paraîtrait plus.

"Bien. Tu le verras bien vite, protéger est mon maître-mot. Avec ça nous sommes donc dans un état d'esprit adéquat pour commencer. Rentrons vers les bureaux, tu vas avoir quelques formalités administratives à remplir pour qu'on t'attribue un dortoir, un équipement de base, éventuellement un planning et tout ce qui s'ensuit... et comme tu viens d'arriver, il serait bon que tu te reposes aussi. Maîtriser le cosmos ne se fait pas en un jour et demande beaucoup d'énergie au début. "

Il lui indiqua d'un geste galant qu'il la laissait passer devant, profitant au passage pour vérifier si elle avait assimilé la disposition des lieux malgré ses états d'âme.

"Il faudra aussi que tu me dises aussi précisément que possible ce que tu sais déjà sur le cosmos, les Ordres de chevalerie dans le monde et ce qui s'en rapproche, même si tes termes ne sont pas les miens."

Jusque-là, la fonction de professeur demeurait floue aux yeux d'Azir, mais cette expérience lui révélait combien prendre soin d'une personne pour en faire quelqu'un d'autonome nécessitait de préparation. Il ne savait rien d'elle à part qu'elle avait perdu sa sœur, et elle débarquait un peu au hasard, pas par choix mais par un coup du destin. Un peu comme lui, sauf qu'elle n'avait pas fini à l'hôpital pour en arriver là.

Un sourire amusé se peignit sur les lèvres du blondinet tandis qu'elle avouait son ignorance.

"Je t'ai pourtant fait faire le tour des lieux. Entraîne-toi au fur et à mesure que tu découvriras le Sanctuaire à toujours savoir t'orienter, à toujours avoir une issue proche. Cela pourra te sauver la vie, ou celles de gens que tu dois protéger. Même triste, même en colère, même ivre morte, il faut que cela devienne un réflexe."

Tout à coup, une nuée de pigeons s'éleva non loin, suivie par les bruits de pas précipités d'un garde à bout de souffle. Azir l'entendit avant de le voir : il demandait après lui, de façon urgente. Son expression perdit aussitôt toute chaleur et il fit quelques pas pour se montrer.

L'homme émit un bruit de gorge, quelque chose à mi-chemin entre le soupir de soulagement et une toux sans air. A son air alarmé, l’Égyptien sut que la chose devait concerner des éveillés, qu'il était donc le premier indiqué pour prendre en charge l'incident.

"Chevalier... Délégation... On demande un haut-gradé...
-Une délégation venue d'où ? Combien ? Que nous veut-on ?
-Ah... Ah... Trois femmes... L'une d'elles est masquée. Elles ont demandé directement après un représentant... On ne sait pas ce qu'elle veulent. Vous êtes le plus proche, alors je suis venu dès que possible... Elles disent venir de l'île de la Reine Morte."

Le Cinquième Gardien sentit une boule se former dans son estomac et une chape de plomb peser sur ses épaules. Des chevaliers noirs. Reagan. D'après les rapports il croupissait en prison, et donc ses camarades tentaient sûrement de venir le récupérer. Bien sûr, si le Sanctuaire refusait -si LUI refusait-, il serait la première cible des trois représentantes. Déjà qu'il avait eu un mal fou à tenir tête à un seul chevalier noir avec son larbin, alors trois d'entre eux ? L'envie de tourner le dos et de simplement regagner son temple le démangea vivement. Avant lui il y avait Eurydice. Razal était porté disparu, mais son armure introuvable, toujours d'après les dernières nouvelles qu'il avait, donc peut-être héritée à un autre...
Son entrevue avec la jumelle du double signe s'était finie en brouille, mais il ne pouvait décemment pas lui envoyer trois adversaires sans prévenir sous prétexte de ne pas être assez fort. Et puis c'était aussi l'occasion de prouver qu'il n'était ni un lâche, ni un simple raconteur. Il donnerait de sa personne encore une fois, ferait preuve de courage, finirait probablement blessé et alité pendant des semaines, voire six pieds sous terre. Ou alors une excellente surprise l'attendait et il s'en sortirait indemne, qui savait ?

"Je vais aller voir."

L'assurance dans sa voix lui donna les moyens de détendre ses muscles, d'inspirer un peu plus sereinement.

"Pendant ce temps, prévenez les autres. Je crois savoir que mes confrères du Capricorne et de la Vierge sont arrivés il y a peu, j'ai entendu des apprentis en parler. Si elles sont trois, et si elles sont hostiles..."

Il se tourna dignement vers Leihara toujours en retrait et tendit le doigt vers un bâtiment environ cinquante mètres plus loin.

"Le bureau que tu cherches est là-bas. Vas-y et quand on t'aura tout expliqué, reste dans les dortoirs avec les autres. Pour la prochaine fois que nous nous verrons, je veux que tu connaisses au moins la Palestre comme ta poche. Tu iras également à la bibliothèque et tu te renseigneras sur les différents Ordres de chevalerie qui existent d'après nos archives. Commence par les Saints et les Chevaliers noirs. Ravi de t'avoir rencontré, Leihara."

Sentant venir la fin de l'échange, le garde lui indiqua rapidement où trouver la fameuse délégation avant de reprendre sa course en direction des Douze maisons comme on lui avait ordonné.