Finalement, Ntikuma accepta d'honorer sa part du marché et commença à forger une nouvelle cuirasse pour Reagan. Celle-ci complétée, son futur propriétaire s'empressa de la revêtir et s'arrêta un instant pour sentir du bout des doigts le motif gravé sur son plastron. Le symbole évoquait au toucher la forme d'une araignée, l'animal totem de l'alchimiste encapuchonné. Ce dernier tenait résolument à signer son travail, quitte à se désigner comme complice de l'expédition punitive de son confrère déchu contre Ubar. L'Oiseau de Paradis comprit qu'il ne pouvait pas infléchir la volonté de l'Ashanti et se contenta d'approuver l'ouvrage d'un discret hochement de tête. Même si elle donnait la sensation d'être complètement distordue, l'Armure Noire remplissait largement son office. En guise d'adieu, Reagan reçut un dernier message sur papier de Ntikuma. Cette note remua le couteau dans la plaie du premier, autant sur ses erreurs passées que sur ses opportunités manquées de changer pour le meilleur. Néanmoins, le forgeron ne savait pas ce que cela faisait de vivre avec un monstre difforme dans les entrailles et ignorait plus de la moitié des crimes qu'il avait pu commettre. S'il avait connaissance de tout cela, l'Oiseau de Paradis se demandait si son collègue serait toujours aussi généreux avec lui.

Qu'importe, il avait enfin obtenu ce dont il avait besoin et pouvait désormais partir pour de bon. Le catcheur aveugle ordonna ainsi à Blueman et au reste de ses troupes de lever les voiles, ce qu'ils firent non sans renâcler. Les soudards pensaient avoir l'occasion de s'amuser un peu en martyrisant les alchimistes, mais ils devaient encore prendre leur mal en patience. Ils quittèrent donc les environs du laboratoire puis l'île elle-même à bord du chalutier qu'ils avaient volé. Reagan et sa bande faisaient dorénavant cap vers leur mystérieuse destination, ce nouveau foyer où ils pourraient établir leur société de violence et de décadence ! Pendant ce temps, la population de Death Queen Island se réjouissait de voir ces brutes épaisses partir, bien qu'elle se désolait à côté de voir leur chef toujours en liberté. Ce n'était plus leur affaire de toute manière, alors autant essayer de les oublier et de panser les blessures que ces dépravés avaient infligées.

Tandis que son horrible équipage était occupé à piloter le navire pour le conduire en direction de l'Afrique, l'Oiseau de Paradis se tenait isolé au niveau de la proue. Il sortit de la poche gauche de son jogging une paire de fines aiguilles et en saisit une dans chaque main. Ceci fait, il prit une profonde inspiration, se concentra intensément et sublima son cosmos jusqu'à son paroxysme. Une fois prêt, il s'enfonça les deux aiguilles à l'arrière du crâne puis déversa une décharge d'énergie pure à travers son cerveau et son système nerveux. L'expérience fut particulièrement douloureuse, mais le renégat n'avait guère d'alternative à sa disposition pour le traitement qu'il recherchait. Une sorte de puissant choc électrique stimula ainsi ses nerfs optiques et força ses globes oculaires à se régénérer dans la souffrance.

Quand il eut terminé l'opération, Reagan retira lentement les aiguilles de sa chair et résorba les trous à l'aide de son cosmos. Ses paupières closes lors du processus, il s'efforça ensuite d'ouvrir les yeux et de supporter le retour à la lumière. Jusqu'ici plongé dans l'obscurité totale, l'éclat du soleil était en train de lui revenir et il arrivait progressivement à distinguer les couleurs. Son champ de vision était pour le moment encore très flou, mais il pouvait s'en satisfaire à ce stade. Le temps que lui et sa horde parviennent au quartier général d’Éris, l'Oiseau de Paradis aura récupéré la majorité de ses capacités visuelles. Il aura besoin de toutes ses facultés là-bas, surtout pour s'assurer qu'il affrontait effectivement Yasuha et non une quelconque asiatique non identifiée. Secoué et éprouvé par ce remède de cheval, le mercenaire éclopé décida de se reposer et s'affala par terre, avant de s'endormir paisiblement.

Une fois la surprise et la violence passées, Ntikuma se mit à l’ouvrage. Il n’était déjà pas au sommet de sa forme lorsqu’il s’était chargé de la commande de l’asiatique, et maintenant que le sursaut d’énergie qui lui avait permis de faire bonne figure face au sinistre duo s’était dissipé, le processus en devenait presque léthargique. Il parvint néanmoins à fournir ce qu’on lui demandait : une cuirasse à l’image de la déchéance de son porteur, une grotesque parodie de l’armure de l’Oiseau de Paradis à laquelle le boa en plumes terni et décoloré donnait des airs de vautour mazouté.

S’il restait encore le moindre doute quant au choc que l’orgueilleux Reagan avait subi suite à sa défaite, ceux-ci s’estompèrent immédiatement quand, loin de s’en offusquer, il enfila sans un mot l’amas de métal. Il ne réagit pas davantage au dernier message du petit être rouge, et s’en alla en entraînant ses sbires avec lui.

Cela aurait pu être pire, bien pire, mais la chinoise évita de donner voix à ces pensées. Elle voulut offrir son aide au forgeron, mais celui-ci s’en retournait déjà à son lit après avoir chargé Dakota de transmettre les informations nécessaires, ce qu’elle fit sans tarder.

« Ubar… c’est ce que je pensais. Vous devriez vous mettre à l’abri, parce que si Éris décide de s’en prendre à l’Île en plus de la chasse à l’homme que les Saints ont dû lancer, cet endroit va devenir encore plus invivable qu’il ne l’est déjà. »

Surtout si la fille de Nyx remarquait la marque de fabrique laissée par l’Araignée : Ntikuma aimait beaucoup se mettre en danger, pour quelqu’un qui conseillait sans cesse la prudence aux autres. Et les possibles représailles de la part des forces du Sanctuaire ou de la Discorde n’étaient pas le seul problème que Zhihao voyait se profiler à l’horizon.

«Faites attention même si les autres factions vous laissent tranquilles ; la disparition de Reagan et de ses laquais va laisser un vide que de nouveaux barbares aux dents longues dans son genre voudront combler. Ça aussi il faudra que j’en parle à Noah, pour voir si on ne peut pas les éliminer avant qu’ils n’accumulent trop de pouvoir. »

Après avoir délivré cet avertissement, la Boussole put enfin quitter l’atmosphère étouffante du Laboratoire. Elle avait une furieuse envie de frapper quelque chose, mais il y avait plus important à faire ; elle se mit donc à la recherche du Poisson Noir ou d’un de ses subordonnés. Ceux qu’elle finit par trouver lui indiquèrent qu’elle arrivait trop tard car leur maître était déjà reparti à New York. Oh, et il n’y avait plus ni avion ni bateau disponible pour le moment. Désolé, vraiment !

« Tant pis, j’irai par mes propres moyens. » décida-t-elle. À défaut de passer ses nerfs en détruisant quelque chose – une perspective qui devenait de plus en plus séduisante de minute en minute –, elle pouvait toujours se débarrasser de son excès d’énergie de cette manière. Et puis ça lui ferait un bon entraînement ; les événements de la journée prouvaient qu’elle en avait cruellement besoin.