L’entraînement des candidats à l’éveil commençait à donner des résultats à force de marathons dans la neige – chargés comme des mules et sous le feu des drones –, d’épreuves de survie en milieu hostile riches en prédateurs génétiquement modifiés, de combats contre leurs camarades ou instructeurs et autres exercices au niveau de sadisme sans cesse croissant. Les scientifiques et ingénieurs récoltaient de précieuses données sur les candidats ainsi que sur les performances de leurs dernières créations, l’état-major était globalement satisfait des progrès accomplis… Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, au moins dans leur base perdue aux confins de la Chine et de la Sibérie.

Cependant, les soldats et auxiliaires chargés de persécuter la bleusaille ne devaient pas négliger leur propre entraînement, ce pourquoi d’autres équipes prendraient le relais pendant quelques jours. Il ne s’agirait toutefois pas de la routine habituelle pour Zhihao : au lieu de s’exercer aux côtés des membres de son unité, elle serait temporairement assignée à celle des mercenaires.

« Ils se sont améliorés depuis qu’ils ont rejoint l’alliance, en particulier Marchesi lors du dernier test de Feuerbach. » avait expliqué son supérieur lorsqu’elle avait reçu ses ordres. « Le but de la manœuvre est de voir s’ils sont prêts à prendre part à des opérations de plus grande envergure impliquant de multiples équipes éveillées. Seulement vous pour l’instant, le reste de l’unité vous rejoindra progressivement lors des exercices suivants si les résultats sont bons. »

L’électrokinésiste avait salué l’officier puis s’était immédiatement mise en chemin. Un détour par son casier pour récupérer son matériel, un passage par l’armurerie pour recharger ses munitions et collecter quelques pièces d’équipement manquantes, et elle se dirigea vers les quartiers des mercenaires. Elle profita du trajet pour se documenter sur ses futurs équipiers car, contrairement à d’autres, elle s’était absentée plusieurs fois de la base pour des missions de courte durée au cours de la période et ne les connaissait donc pas aussi bien – sans doute la raison pour laquelle on l’avait choisie pour cette évaluation. Une connexion technopathique au réseau informatique de l’Agence, une authentification auprès de l’IA hantant ledit réseau – qui se ferait un plaisir de lui frire les méninges si elle se mettait à fouiner là où elle n’était pas autorisée à le faire – et elle eut enfin accès à leurs dossiers.

L’équipe Bilodeau-Tanguay – parce qu’il fallait bien leur donner un nom et que le canadien était ce qu’ils avaient de plus proche d’un meneur – avait du potentiel. Équilibrée et polyvalente, avec des membres de bon niveau aux facultés diverses et utiles. Quelques frictions entre de fortes personnalités mais nettement moins qu’à leurs débuts. Ironiquement, ce qui pourrait leur faire obstacle était aussi leur ticket d’entrée vers des missions plus importantes, à savoir l’enfant-soldat qui se trouvait également être la plus puissante combattante du lot, mais Zhihao était mal placée pour critiquer les gens sur ce point.

L’asiatique termina d’assimiler ces informations et de vérifier son matériel juste avant d’arriver à destination. Elle repéra rapidement les mercenaires et s’avança vers eux pour se présenter.

« Bonjour à tous. » fit-elle en portant sa main à son front. « Capitaine Meng, on m’envoie participer à vos entraînements. Je crois que Feuerbach vous a préparé de nouveaux cadeaux. »

Étonnamment, c’est très satisfaisant d’être un simple bronze.

Je n’ai que FIRMAMENT et ses standards plutôt bas à remercier pour ça, car dans n’importe quelle autre circonstance, il n’y aurait pas de quoi être fière. Mais je passais pour bien plus faible, et c’est pendant un entraînement bien rigoureux supposé éveiller certains candidats au cosmos que j’ai dévoilé un peu plus de ma puissance, et je ne l’ai pas regretté une seconde. Même avec les tests et les questions de plus en plus énervantes, il y a eu plein d’autres avantages, autant pour moi et mon équipe… et plus personne ne nous considère comme de simples mercenaires sans intérêt. Les autres membres ne sont pas bien loin derrière moi, et nous sommes tous plein de promesses. Ce n’est pas comme aux Enfers, où ma réputation a toujours été sans preuves réelles… ici, j’ai l’impression d’être vraiment respectée.

Normal, donc, que l’on nous confie de nouveaux collègues.

Nous nous sommes déjà battus à plusieurs reprises contre les nouvelles recrues éveillées, pour tester leur puissance. Luiza et moi aimons bien ça, Théo et Alastor un peu moins. C’est différent, cette fois-ci ; nous avons averti que ce serait un haut gradé, et donc avec une puissance égale, si ce n’est pas supérieure, à celle des membres de l’équipe. Nous nous sommes donc préparés en conséquent, pour faire bonne impression, mais j’ai décidé d’amener un autre item essentiel.

-Que… non, pas le manteau! Range le manteau!

-Non.

-Leticia, va l’ranger, tu vas l’salir…

Ho Sun n’est pas dans les parages, je ne vais pas rater cette occasion de revêtir mon manteau en peau d’ours durement gagné. J’offre mon sourire le plus insolent à Théo, qui marmonne son mécontentement dans sa barbe avant de se ressaisir et de saluer la nouvelle venue d’un salut militaire.

-Bonjour Madame. Moi c’est Théo Bilodeau-Tanguay, pis icitte vous avez Leticia Marchesi, Emily Higgins, Luiza De Assis et Alastor Roth.

-Un cadeau de Feuerbach? Plus de monstres?

L’enthousiasme s’entend déjà dans ma voix, alors que je m’approche un peu de la capitaine pour mieux l’observer. Et l’espoir est honnête, ça fait toujours d’avoir un vrai adversaire… et surtout, j’ai besoin de voir le plus de ces monstruosités fabriquées par FIRMAMENT, pour en apprendre le plus possible sur leurs capacités. De quoi sont-elles capables? Sont-elles une menace? Et surtout, qu’est-ce qui se passe en coulisse…? Même si je n’ai pas accès à toutes les informations, au moins je fais bouger les choses. J’ai assez d’alliés en ces lieux pour que ça suffise.

Je reçois une solide claque derrière la tête et grogne de mécontentement. Luiza lève les yeux au ciel tout en se massant le poignet.

-Excusez-la, elle n’a aucune manière.

À peine arrivée et elle était déjà témoin d’une scène incongrue : celle d’une adolescente emmitouflée dans un manteau en fourrure d’ours – quel genre de première impression essayait-elle de donner en portant ça ? – que ses collègues tentaient sans succès de lui faire enlever. C’était une tradition locale, ceux qui s’entraînaient ici recevaient un des ces habits s’ils parvenaient à ressortir vainqueurs d’une attaque d’un de ces plantigrades, mais cela ne voulait pas pour autant dire qu’on pouvait les porter n’importe où et n’importe quand. L’asiatique ignora studieusement la chose – les Agences pouvaient tolérer quelques excentricités mineures de la part du personnel éveillé tant que ses performances n’en pâtissaient pas – pendant que le canadien se chargeait de sa part des présentations.

« Heureuse de faire votre connaissance. » fit-elle en s’adressant à l’ensemble des mercenaires. Marchesi intervint immédiatement après l’échange de politesses, ayant saisi ce qu’impliquait le nom évoqué par la militaire et demandant s’ils auraient droit à une redite de l’exercice avec les chimères qui leur avait valu leur nouveau statut.

« Probablement, mais rien n’est certain ; il n’a pas voulu gâcher la surprise. Vous savez comment il est, ça ne m’étonnerait pas qu’il en profite pour essayer de provoquer une deuxième montée en niveau au sein de cette équipe. Préparez-vous au pire. » avertit-elle. Quels que soient les problèmes avec son attitude, nul ne pouvait accuser l’allemand d’être dépourvu de sens pratique : il cherchait toujours à utiliser au mieux les ressources à sa disposition et à faire d’une pierre deux coups… voire même trois si comme elle le soupçonnait le scientifique cherchait également à tester la dernière génération d’aberrations fraîchement sorties des cuves d’incubation.

« Il n’y a pas de mal. » répondit-elle ensuite lorsque l’espagnole s’excusa du comportement de sa jeune camarade qui, non contente de s’être immiscée dans la conversation, détaillait maintenant la nouvelle arrivante de façon bien peu professionnelle. Zhihao n’allait pas faire un discours sur la discipline à une éveillée hors de sa chaîne de commandement pour si peu, cela ne ferait que faire partir leur collaboration sur un mauvais pied. Toutefois… « Ils ont raison Marchesi, vous feriez mieux d’enlever ça si vous ne voulez pas l’abîmer. »

Si l’italienne n’écoutait pas ce conseil tant pis pour elle, elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même. Espérant en avoir terminé avec les platitudes et les considérations vestimentaires, l’électrokinésiste lança la dernière mise au point :

« Par commodité, c’est moi qui serai placée sous le commandement de votre chef d’équipe pour cet exercice ; ça fait partie de votre évaluation. Je sais déjà quelles sont vos spécialités respectives ; avez-vous bien été informés des miennes et avez-vous eu le temps de réfléchir à la façon dont vous m’incorporerez à votre dynamique de groupe ? »

Ce n’est pas tout le monde qui est habitué à notre dynamique de groupe, même après un mois passé en ces lieux. Après ce qui se rapproche le plus d’un avertissement que je risque de recevoir aujourd’hui, je marmonne mon mécontentement et retire mon manteau, le laissant sur une chaise qui traîne dans la salle. Vu la taille particulière du vêtement, tout le monde ici sait à qui il appartient, et il est mieux d’être encore là quand je serai de retour…
Une fois cette distraction passée, le reste de l’équipe peut se concentrer un peu plus facilement sur les nouvelles informations communiquées par Meng, moi y compris, et je peux voir la concentration sur tous les visages, à l’exception de Roth, qui devient instantanément nerveux quand la Capitaine nous avertit de nous préparer au pire, après avoir spécifié ce qui sera attendu de nous pendant cette session. Pour la première fois, nous sommes des cobayes au même titre que les autres soldats.

-Mais si… et si on est pas prêts?

La réaction est quasi unanime, un agacement à peine masqué en direction du géant, qui tente de balbutier des explications. J’ai bien envie de lui dire qu’être prêts est la moindre des choses, mais Luiza est plus rapide et a… autre chose à rajouter.

-Fallait y penser avant de rejoindre FIRMAMENT, abruti. Et si tu veux vraiment un coupable, va te plaindre à Marchesi, c’est elle qui veut buter tout ce qui bouge.

Oh, parce que c’est ma faute maintenant? Maintenant qu’il faut faire du vrai boulot, plutôt que de torturer des volontaires atteignant à peine le niveau 1, ça cherche un coupable? Je viens pour lui fermer le clapet, mais Théo pose rapidement ses mains sur mes épaules et intervient le plus vite possible.

-OK, OK! Ça va faire. Tout l’monde est bon, tout l’monde est prêt, pis tout l’monde est capable. Pis oui, on a reçu un briefing, et Higgins a déjà quelques idées. Emily?

La chauve, qui s’était faite discrète pendant la dispute, se râcle la gorge et ajuste ses lunettes, préférant regarder une tache mystérieuse sur le sol plutôt que notre partenaire du jour. Elle a beau s’être améliorée depuis notre arrivé, elle se retrouve encore facilement intimidé par de nouvelles présences.

-Hm… Lors de notre dernier combat, le but était de former un périmètre de défense à plusieurs niveaux autour d’un attaquant central, pour contrôler la trajectoire des chimères et prévoir un peu mieux leurs prochaines cibles. Malheureusement, la personne pour laquelle cette stratégie a été élaborée n’est pas ici et nos effectifs sont trop bas pour être suffisamment efficace et utiliser les pouvoirs de tout le monde à leur meilleur.

Je doute que nos supérieurs nous laissent nous en tirer deux fois avec la même technique, mais vu l’ennemi on a pas une tonne d’options, alors notre meilleur choix est de varier un peu et de continuer à mettre au point notre façon de procéder. Vous aller me remplacer en tant qu’attaquant principal, avec vos capacités vos frappes seront plus rapides et plus précises que mon railgun. Alastor va vous couvrir de plus près et s’assurer que les chimères ne vous atteignent pas, et Théo se tiendra plus loin pour les freiner et vous donner une meilleure chance d’attaquer. Luiza, Leticia, vous ferez comme d’habitude, rentrez-leur dedans et foutez la merde, je vous aiderai avec le railgun. J’ai un truc que j’aimerais bien essayer, alors…

En voyant qu’elle dévie de la conversation, la technopathe se tait brusquement et c’est Théo qui prend le relai pour.

-Merci Emily. Leticia, c’est l’bon moment pour tester tes nouvelles forces faque gâte-toé. Quelqu’un a des questions, des commentaires?

La question du dénommé Roth faillit provoquer une altercation, mais le canadien calma le jeu avant que les choses ne s’enveniment. On lui avait toutefois assuré que ce genre d’accrochages au sein de l’équipe Bilodeau-Tanguay n’avaient pas lieu sur le champ de bataille alors il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Surtout quand d’autres unités mercenaires venues de chez Kaganovitch étaient autrement plus dysfonctionnelles, ce qui avait obligé les gradés à sévir…

Cet épisode passé, Higgins lui expliqua qu’ils avaient préféré jouer la carte de la prudence – un peu par manque d’options – en adaptant l’une de leurs stratégies de base plutôt que d’en créer une nouvelle. Le raisonnement se tenait, aussi la militaire accepta-t-elle de bonne grâce le rôle qui lui était assigné.

« Ça me semble être un bon plan. Quant aux questions, je n’en ai qu’une. » fit-elle quand le québécois demanda à l’assistance s’il y avait d’autres choses qu’ils voulaient savoir ou faire remarquer. « Qu’avez-vous prévu de faire, agent Higgins ? Il vaudrait mieux pouvoir intégrer ça au plan. »

Ce fut à ce moment qu’un signal sonore les avertit qu’il était temps pour eux de rejoindre l’arène préparée à leur intention. Le groupe se mit donc en mouvement vers l’extérieur de la base, car c’était dans la forêt enneigée que se déroulerait l’affrontement, là où ils auraient la place de manœuvrer à cœur-joie et de laisser libre cours à leurs pouvoirs sans risque de casser quoi que ce soit d’important. Après quelques minutes de marche, ils atteignirent la clairière où débuterait la confrontation, progressant dans la configuration décrite par la chauve.

Ils ne virent pas tout de suite leurs adversaires, et même Zhihao ne remarqua pas immédiatement leur présence – les concepteurs du test avaient dû employer quelque artifice pour tromper ses sens surnuméraires. En effet, les six silhouettes qui leur faisaient face se fondaient dans la blancheur environnante… et elle s’était clairement fourvoyée dans son estimation : seule la moitié d’entre elles étaient des chimères, leurs trois autres opposants étaient des robots.

Les aberrations biologiques semblaient avoir été créées à partir d’une base vaguement humanoïde ou simiesque croisée avec un grand fauve et une sorte de lézard cuirassé ; on aurait dit une version bipède et de plus grande taille des armes vivantes que l’équipe Bilodeau-Tanguay avait déjà eu l’occasion d’affronter, mais elles donnaient l’impression de pouvoir se mouvoir aussi facilement debout qu’à quatre pattes. Leurs membres se terminaient par de longues griffes tranchantes comme des rasoirs, elles étaient dotées d’une queue puissante, couverte d’épines et apparemment préhensile et leur tête reptilienne était munie d’une mâchoire qui semblait faite pour croquer des rochers. Leur pelage blanc ne transparaissait que peu au milieu de toutes les épaisses plaques osseuses garnies de pointes qui les recouvraient à la façon d’une armure.

Quant aux machines, elles semblaient descendre du Kamakiri, le robot-mante religieuse des japonais… sauf qu’elles n’avaient plus grand-chose d’insectoïde et ressemblaient maintenant davantage à de massifs centaures caparaçonnés de blanc et hérissés d’armes en tout genre, ne laissant aucun angle mort. Leur blindage n’avait l’air d’avoir aucune faille, leurs bras supportaient deux larges boucliers qui pourraient tout aussi bien servir d’armes contondantes et sur la face antérieure desquels se trouvaient des affûts rotatifs avec encore plus d’armes ; il lui semblait que chaque machine était ainsi équipée d’une paire de gatlings, de lance-flammes et de lance-grenades... et ce n’était que l’armement conventionnel. Connaissant les ingénieurs nippons, cela n’était que le début des mauvaises surprises.

« Les chimères sont beaucoup trop calmes, elles doivent être en mode esclave. Attendez-vous au même niveau de coordination que lors de la deuxième phase de votre précédent test. » prévint l’électrokinésiste en constatant l’immobilité anormale de ces créatures. « Et ça inclut aussi les robots, cela va sans dire. »

Un second signal sonore se fit entendre un instant avant que la voix enjouée de Feuerbach ne soit retransmise dans leurs communicateurs : « Guten tag und willkommen ! Vous avez la chance d’être les premiers mercenaires à tester les tout nouveaux Types-682 et IC-00, aussi ne vous étonnez pas si certains des talents de mesdemoiselles Higgins et Meng ne fonctionnent pas comme ils le devraient ; ce ne serait pas un très bon test si vous connaissiez tous les secrets de vos adversaires avant même le début du combat. Mais ne vous inquiétez pas, nous avons enlevé les systèmes les plus dangereux et nous utiliserons des munitions non-létales ou virtuelles – à mon grand regret – tandis que vous resterez libres de tirer à balles réelles. »

L’asiatique ne réagit pas au cabotinage de l’allemand, même si elle se demandait pourquoi il ressentait le besoin de se faire passer pour plus dérangé qu’il ne l’était déjà. Il poussait souvent ses cobayes jusqu’à leurs limites et au-delà mais pas au point de mettre leur vie en danger, car il savait pertinemment que les morts ne changent pas de niveau – sauf chez les Spectres, bien sûr. Elle raffermit toutefois sa prise sur sa Chunjun et se prépara au déchaînement de violence imminent.

« Bref, avez-vous des questions avant que les festivités ne commencent – »

Sans le moindre signe avant-coureur, les chimères passèrent soudain de l’immobilité à un assaut fulgurant, pendant que les machines de guerre se mettaient à mitrailler tout en se mettant en branle avec une célérité surprenante.

« – maintenant ! Amusez-vous bien ! »

Je peux presque entendre les rouages dans la tête d'Emily tourner à toute vitesse, alors qu'elle marmonne quelques hypothèses avant de pouvoir répondre à Meng. J'ai assisté Rogos dans ses recherches, j'ai à peine effleuré la surface de ce que les têtes pensantes de FIRMAMENT ont bâti dans l'ombre, et pourtant je n'ai jamais vu une personne seule réfléchir autant... Elle a déjà pesé le pour et le contre, tenté de prévoir les pires scénarios pour en tirer de possibles conclusions, ressassé notre dernier combat mille fois dans sa tête, et tout ce qui lui reste à faire c'est de vulgariser le tout pour nous l'expliquer, le tout sans se tromper ou nous perdre en chemin. Plus facile à dire qu'à faire... et c'est pour ça que la plupart du temps, il faut quelqu'un comme Théo ou Jess pour l'encourager à prendre la parole.

-Hm. Vous verrez bien. Marchesi, De Assis et moi allons agir en guise de combattants plus offensifs et d'éclaireurs, pour connaître leur position le mieux possible. Et c'est là que j'ai une nouvelle tâche pour vous, les filles... avec votre cosmos, vous devrez essayer de marquer les chimères.

-Quoi?

-Ce sera peut-être plus facile pour Luiza, avec un genre de décharge qui dure plus longtemps, je ne sais pas ce que Leticia peut faire mais ça vaut la peine d'essayer. Ça nous aidera Meng et moi à attaquer plus facilement.

-Bon... tu nous dis ça maintenant alors qu'on a jamais essayé avant, je te promets rien...

-C'est notre botte secrète. Personne est au courant.

-Parce que ça marche pas.

Plutôt que de répondre, Emily se racle la gorge et décide de passer à autre chose.

-Meng, vous serez sous la protection de Roth pendant cet exercice. Si la situation se complique, il s'assurera que rien ne vous arrive. Roth, tu sais quoi faire, mais... par pitié, si ça dégénère, préviens avant de faire quoi que ce soit.

-Oh, euh... oui...

...

Nous sommes envoyés dehors armés jusqu'aux dents, les vents violents menaçant de me jeter au sol à chaque bourrasque. Le froid lui-même nous affecte peu, et nous pourrons massacrer ce terrain autant que nous le désirons, mais je vois que mes collègues sont inquiets, et ça me prend quelques secondes avant de comprendre le problème : dans ces conditions, les grenades ne seront pas aussi efficaces. Il nous faudra beaucoup plus de force brute pour compenser... et nos ennemis ne sont plus tout à fait les mêmes. En plus des chimères, il y a un nouvel ennemi, une sorte de robot blindé et couvert de tout part d’armes et de pics… Mais avant que nous n’ayons la chance de poser des questions —et je sais qu’il y en a beaucoup— le signal est donné et nos adversaires passent à l’attaque et nous mitraillent de balles.

-Hé!

Alastor réagit le premier en déployant ses boucliers, et dans sa soudaine panique il parvient à cacher tout le monde derrière ses défenses, un progrès, mais ce n’est pas le temps de célébrer : l’attaque ne faiblit pas et il n’arrivera pas à tenir longtemps.

-Je l’ai, je l’ai! TOUT L’MONDE À TERRE!

En retenant mon souffle, je me jette au sol, et au moment où les boucliers de Roth lâchent pour de bon, Théo concentre son cosmos et frappe dans ses mains. Une puissance onde de choc repousse les chimères hors de notre vu, mais les robots ne sont pas projetés bien loin, juste assez pour les déstabiliser et mettre fin au barrage de balles.

-Marchesi, De Assis, allez-y!

Une vague de chaleur me traverse le corps alors que je fonce à mon tour, sans attendre Luiza, Chunjun en main et le regard fixé sur les chimères… je ne sais pas ce que je peux faire contre une machine. Les autres éclaireurs doivent avoir eu la même idée, car Luiza décide d’attirer l’attention d’une des machines, la bombardant de décharges, pendant qu’Emily épaule son railgun et se prépare à tirer.

Les mercenaires ne se laissèrent pas démonter par cette brusque entrée en matière et firent immédiatement le nécessaire pour contrer l’assaut ennemi. Zhihao prêta ses forces à la défense, opposant aux balles un puissant champ magnétique afin de les ralentir et de permettre aux boucliers de Roth de tenir, suite à quoi la riposte de Bilodeau-Tanguay interrompit momentanément l’engagement. Le répit fut cependant de courte durée : les créatures repoussées par l’onde de choc du canadien revenaient déjà à la charge, deux d’entre elles se portant à la rencontre de Marchesi et la dernière se précipitant pour intercepter De Assis. Quant aux machines, elles avaient identifié Higgins comme cible prioritaire du fait de son railgun – sans doute l’arme la plus puissante à la disposition du groupe – et agirent en conséquence.

Elles se remirent donc à canarder en visant la tireuse d’élite tout en se séparant pour encercler les quatre éveillés qui n’étaient pas déjà aux prises avec les chimères, restant constamment en mouvement pour ne pas finir dans la ligne de mire de la technopathe. Mais les choses ne s’arrêtèrent pas là, car chaque drone déploya une sorte de mortier dorsal et fit feu simultanément, envoyant un trio de projectiles décrire un arc au-dessus des mercenaires… L’électrokinésiste comprit instantanément le but de la manœuvre et augmenta son énergie au maximum, la projetant dans le sol gelé à la recherche d’élément métalliques à utiliser.

« Boucliers, tout de suite ! » prévint-elle dans son communicateur tandis qu’une nuée de particules ferreuses surgissait autour d’elle, s’élevait dans les airs et se solidifiait en de multiples barrières. Juste à temps : le mitraillage redoubla d’intensité alors que les trois obus à balles explosaient ; les éveillés se retrouvèrent ainsi à devoir faire face à la fois à une pluie de shrapnels et à un mur de munitions perforantes venant de six angles d’attaque différents. La force répulsive générée par l’asiatique, son rempart de métal et le pouvoir d’Alastor Roth ; seuls, aucun de ces éléments n’aurait été capable de bloquer une telle offensive mais combinés ils y parvinrent in extremis… jusqu’à ce que les machines se servent de leurs lance-grenades pour porter le coup de grâce du moins, parce qu’apparemment l’IA qui les dirigeait était vindicative et avait l’air de vouloir rendre la pareille au québécois.

« Merde. » jura la chinoise quand leurs protections volèrent en éclats, leur posture fut déstabilisée par l’onde de choc et leur vision obscurcie par une gerbe de neige. Elle s’attela immédiatement à rassembler les particules métalliques dispersées par la détonation afin de reconstituer la barrière en prévision du prochain assaut. Ils allaient avoir du mal à mettre leur plan à exécution dans ces conditions : la militaire était censée servir d’attaquante avec le géant pour assurer sa défense, mais elle pouvait difficilement jouer son rôle sans laisser Higgins et Bilodeau-Tanguay à la merci d’un second bombardement du même genre. Et évidemment il lui était impossible de hacker les drones ou de les mettre en pièces via métallokinésie, parcourus qu’ils étaient par un champ magnétique fluctuant de façon aléatoire interdisant toute manipulation directe – et la rendant nauséeuse à chaque fois qu’elle essayait de glaner davantage d’informations sur leurs adversaires mécaniques. Leurs créateurs n’allaient pas leur laisser un point faible si handicapant.

« On devrait se mettre à couvert. » suggéra-t-elle en créant une sphère de plasma au creux de sa paume, puis en l’accélérant en direction du robot de tête. Le jet de matière surchauffée fendit l’air dans un bruit de tonnerre et illumina violemment les environs mais perdit une bonne partie de sa cohésion en entrant en contact avec la force protégeant la machine, et ce qui aurait dû être une lance d’énergie concentrée capable de vaporiser l’acier ne fit que brûler la peinture et endommager la surface du blindage. Zhihao dut ensuite bondir pour échapper aux représailles de sa contre-attaque infructueuse. « Foutu Feuerbach. »


Les deux éveillées affrontant les chimères n’étaient pas non plus à la fête de leur côté : les aberrations contre-nature n’avaient peut-être pas l’assortiment d’armes de leurs auxiliaires mécaniques mais elles disposaient de leur propre cosmos, principalement axé sur le renforcement physique. Marchesi, la combattante reconnue comme étant la plus dangereuse du lot, avait ainsi affaire à une paire de monstruosités agissant en tandem pour la forcer à rester sur la défensive, dont les coups ébranlaient le sol et dont la chair était presque aussi résistante que leur armure biologique. Bien maniée, une Chunjun comme celle dont elle était munie restait tout à fait capable de leur infliger de graves blessures mais là encore leurs concepteurs avaient prévu le coup : les pointes hérissant leurs plaques osseuses étaient moins faites pour attaquer l’ennemi que pour bloquer une lame à la manière des crans d’un brise-épée, et leur renforcement physique amplifiait également leur capacité de régénération.

De Assis, elle, n’avait qu’une de ces bêtes à affronter… sauf qu’elle était suffisamment près de la machine qu’elle visait initialement pour que cette dernière assiste la créature à l’aide de ses armes secondaires, indépendantes de l’armement primaire et pouvant donc cibler un adversaire différent sans diminuer la furie de l’assaut auquel le premier groupe restait soumis. La chimère synchronisait ses assauts avec le soutien du drone, profitant que l’espagnole soit gênée par les rafales sporadiques d’armes à feu pour attaquer en s’engouffrant dans l’ouverture ou au contraire pour battre en retraite lorsque la résistance était trop forte.

Les créatures se mouvaient dans un silence total, sans émettre le moindre grognement que ce soit pour intimider l’opposition, exprimer leur frustration après un assaut manqué ou leur douleur quand elles subissaient une blessure. Elles se servaient de tout leur corps pour attaquer, cinq membres puissants en comptant leur queue, plus une gueule cauchemardesque, avec un usage méthodique de feintes qui ne se retrouvaient chez aucune bête sauvage et de ce qui ressemblait à une sorte d’étrange art martial adapté à leur monstrueuse physiologie.

Ce n’est pas un si bon début que ça. C’est vite évident que la situation n’est pas à notre avantage, autant à cause de notre défense dès le début du combat qu’à cause du manque de connaissance de nos ennemis. Normalement, ce serait le contraire, mais parce que nous affrontons les expériences de FIRMAMENT, ce sont elles qui savent tout de nous alors que nous devons apprendre sur le tas.
Pour Emily, c’est l’occasion de mettre son intelligence au défi. Pour nous, c’est juste une chance de frapper le plus fort possible.

Ce n’est pas à moi de réfléchir et de chercher à tromper les chimères ; dans un grand cri de guerre, je saute sur la chimère la plus proche et abat mon Chunjun dans son dos, juste entre ses épines, mais la bête fait volte-face avec la lame coincée dans son dos et passe près de m’arracher le bras en m’emportant dans son élan. Mon premier réflexe est de lâcher l’arme, mais les fils qui la rattachent à sa batterie ne cèdent pas pour si peu et en une fraction de seconde, je suis arrachée du sol et envoyée voler dans toutes les directions. Parfois, la chimère se débat assez pour me plaquer de nouveau dans la neige, mais jamais assez longtemps pour que je puisse me ressaisir.

-Et merde…

-Dépêchez-vous!

Roth et Higgins font de leur mieux pour couvrir la retraite des combattants vers la forêt, mais ils ne peuvent rien faire pour moi et Luiza. L’Espagnole est prise entre deux feux, littéralement, et ne tiendra pas longtemps. Il faut faire quelque chose…
Dans un geste désespéré, je tire sur le câble de toutes mes forces pour me propulser sur le dos de la chimère, ses pics trouant ma combinaison et ma peau sans aucune difficulté, mais au moins je peux m’accrocher plus solidement et commencer à poignarder la bête pour trouver une faille dans son armure naturelle, mais ça ne suffira pas… il me faut mon Chunjun. En risquant de tomber à nouveau, je tends le bras et attrape mon épée, active le mécanisme et plante la lame dans la chaire de la créature sans aucune difficulté. Le sang gicle, la bête faiblit et j’ai enfin l’occasion de battre en retraite, mais je ne peux pas laisser Luiza derrière. Heureusement, avec une des chimères handicapée, c’est plus facile de retourner leur stratégie contre elles en s’en servant comme obstacle, et De Assis peut profiter de ce répit pour nous sortir de là.

-Tiens toi prête!

L’Espagnole lance une grenade lacrymogène à ses pieds, un étrange choix vu notre environnement, mais alors que le vent violent commence déjà à disperser le nuage, elle concentre son cosmos et envoie une décharge si puissante que les éclairs bleus voyagent au travers du nuage blanc pour frapper la chimère et la machine qui la menacent. Son attaque est juste assez puissante pour les étourdir pendant quelques secondes, mais je peux voir sa silhouette tituber et menacer de s’écrouler dans la neige, et je comprends enfin à quoi je dois me préparer : pas à attaquer, mais à profiter de ce moment pour nous sortir de là. Je ne compte pas décevoir ; je fonce vers Luiza, trop vite pour nos adversaires, la lance sur mon épaule avec un peu trop de force et part enfin à la course vers les bois où les autres défendent tant bien que mal leur position.

-Les voilà! Tenez bon!

Ce n’est pas de tout repos, mais nous arrivons enfin à rejoindre le groupe et je peux déposer une Luiza de très mauvaise humeur par terre.

-Tout va bien?

-Non! Tout ça c’est de ta faute, Emily!

-HEY! Personne icitte savait qu’on allait s’battre contre des asti d’robots!

-Qu’est-ce qu’on fait? On ne peut pas rester ici!

En dépit de ces premiers revers, l’équipe Bilodeau-Tanguay réagit plutôt bien en choisissant de se replier au lieu de s’entêter à affronter l’ennemi dans des conditions aussi défavorables. Les éveillés libres de leurs mouvements reculèrent donc pour se mettre à couvert au milieu des arbres et des rochers, tout en continuant de faire tout leur possible pour soutenir Marchesi et De Assis. La première parvint à blesser son adversaire après plusieurs dangereuses acrobaties, la seconde à déployer un écran de fumée et à s’en servir comme vecteur pour sa propre attaque, et elles profitèrent de l’ouverture ainsi créée pour battre en retraite et rejoindre le reste du groupe.

L’électrokinésiste, quant à elle, devait se résigner à l’insuccès de ses propres efforts. Les lames qu’elle formait par manipulation du métal étaient systématiquement interceptées par les robots et se désagrégeaient à leur simple proximité et les projectiles de son fusil d’assaut n’infligeaient pas suffisamment de dégâts, même en altérant leurs trajectoires pour atteindre plus précisément les points faibles de leurs opposants ou en les accélérant avec ses pouvoirs pour leur donner plus de puissance. L’une des chimères continuait même à bouger comme si de rien n’était après qu’elle lui ait mis une balle dans le cerveau en lui tirant dans l’œil ! Foutu système nerveux redondant, foutus implants cybernétiques et foutu Feuerbach...

Pas le choix, il allait falloir ressortir l’artillerie lourde. Cela n’avait peut-être pas marché sur les robots, mais les sales bestioles ne disposaient pas des mêmes protections. Zhihao abandonna donc un instant ses défenses, concentrant toute son énergie dans un second tir de plasma qui frappa la monstruosité déjà blessée par Marchesi en plein torse, transperçant son armure biologique avant de faire exploser sa cage thoracique de l’intérieur.

Elle n’eut cependant pas le temps de savourer son triomphe : ce bref instant où elle s’était immobilisée avait suffi à ce qu’un des drones la prenne pour cible et charge, propulsé à une vitesse folle par les moteurs à réaction montés sur son dos. Le rocher derrière lequel elle s’était abritée fut pulvérisé par la masse de la machine, la ralentissant à peine, et la militaire fut forcée d’utiliser sa Chunjun pour parer l’énorme bouclier qui se dirigeait droit vers son visage. Cela n’arrangea guère sa situation, puisque le contact avec son arme provoqua l’explosion d’une partie des tuiles métalliques couvrant le bras du robot ; heureusement, le vol plané auquel elle eut droit du fait de l’onde de choc additionnée à la force de la charge la mena plus loin dans les bois où s’était réfugié leur petit groupe. À travers les branchages, certes, mais sa combinaison pouvait y résister ; c’était toujours mieux que d’encaisser une deuxième détonation assortie de shrapnels à bout portant ou de découvrir quelles autres mauvaises surprises les ingénieurs avaient fourni à leurs créations pour le combat rapproché.

« Les drones ont un blindage réactif. Ne les attaquez pas au corps-à-corps. » grogna-t-elle en se relevant péniblement. Elle avait mal partout et avait des difficultés à empoigner fermement son équipement, mais encore rien de cassé pour le moment… même si cela risquait de ne pas durer, à ce train-là. « Quelqu’un a un plan ? »

Il fallait espérer que les mercenaires en avaient terminé avec les récriminations et qu’au moins l’un ou l’une d’entre eux ait su garder la tête froide, parce que l’ennemi n’allait pas leur laisser le luxe de débattre longuement de leur stratégie. Déjà les chimères s’engageaient dans les bois, progressant plus vite que leurs partenaires mécaniques sur ce sol accidenté. Ces derniers n'étaient toutefois pas inactifs, car ils continuaient d'utiliser leurs mitrailleuses pour restreindre les possibilités de déplacement des éveillés et réduisaient occasionnellement en miettes les obstacles sur le chemin des bêtes de guerre.

« Je vais les freiner, protégez-moi s’il vous plaît... »

Faisant confiance aux autres membres de l’équipe, Zhihao focalisa son énergie sur les éléments qui l’intéressaient dans son environnement, d’abord l’hydrogène et l’oxygène extraits de la neige, puis l’azote présent dans l’atmosphère, et les réarrangea sous la forme souhaitée. Une fraction de seconde plus tard, un mur de flammes rugissantes naquit sous les pattes des chimères, illuminant brusquement la forêt gelée. Elle ne se faisait cependant aucune illusion sur l'efficacité de sa technique.

« Ça ne va pas les retenir longtemps. » prévint-elle. « Vos instructions ? »