Hypnos avait été prévenu et avait d’ores et déjà pris les mesures qui s’imposaient pour protéger les Enfers contre le drain d’âmes. Il avait également sonné le tocsin, rappelant à Ses côtés les Étoiles Maléfiques disponibles pendant que la Liche et le Cyclope s’acquittaient de la tâche qu’Il leur avait confiée. Maintenant que c’était chose faite et qu’ils avaient envoyé une Fée rapporter le succès de leur mission au Dieu du Sommeil, tout était en ordre… à un détail près, puisqu’ils n’avaient reçu aucun message de la part du Faucheur, que ce soit pour confirmer qu’Il avait bien pris connaissance de la situation ou pour leur faire parvenir de nouveaux ordres.

Le silence de Thanatos n’avait rien d’exceptionnel, bien sûr, car même s’Il interagissait davantage avec Ses subordonnés que lors de Ses précédentes incarnations – le nombre de fois où Il avait directement adressé la parole à Kochtcheï en une cinquantaine de Guerres Saintes pouvait se compter sur les doigts d’une main –, les impératifs liés à Sa double vie L’obligeaient souvent à S’absenter et à ne communiquer qu’infréquemment. Mais cette tendance s’était notablement accentuée au cours de l’année passée, et cela faisait des jours que plus personne n’avait de Ses nouvelles.

Après s’être concertée avec Xing Huo, Andréa avait finalement décidé de se rendre auprès de la Mort tandis que le vieillard retournerait au bercail, où il attendrait le prochain ordre de déploiement. La Liche ne savait pas si le Dieu apprécierait qu’elle Le rejoigne sans y être invitée, mais il semblait encore plus malavisé de Le laisser seul en ces temps troublés. Et puis peut-être qu’Il aurait besoin d’une subalterne pour faire exécuter Sa volonté.

Le localiser ne fut guère difficile, car si les âmes des autres Spectres lui apparaissaient comme autant de points lumineux éclairant une nuit noire, les Jumeaux, eux, étaient pareils à deux Soleils, une étoile binaire autour de laquelle gravitait toute son existence. Non, le problème c’était le lieu où Il Se trouvait en ce moment. La polonaise avait été briefée sur certaines des… particularités de cet endroit ; juste assez pour savoir que l’on n’y mettait pas les pieds à la légère, et les multiples zones d’ombre restantes ne faisaient rien pour la rassurer.

La jeune fille aurait pu se raviser, mais elle n’en fit rien. À la place, elle se conforma aux instructions reçues il y a de cela bien longtemps et se présenta en tenue civile au QG new-yorkais de Nebula, où la secrétaire particulière de monsieur Al-Aswad lui confirma que le grand patron était en déplacement à Las Vegas pour un important rendez-vous d’affaire, mais qu’Il avait laissé un moyen de Le rejoindre en cas d’urgence, sous la forme d’une clé d’argent d’apparence totalement innocente. Cela calma quelque peu la Liche : le fils de Nyx n’aurait pas laissé cet objet derrière Lui s’Il ne souhaitait absolument pas être dérangé.

Il ne lui fallut pas beaucoup plus de temps pour rejoindre la Ville du Péché et se rendre au Midas Casino, consultant son portable en chemin afin de rester au courant des dernières informations en provenance d’Égypte… lesquelles la poussèrent à hâter le pas lorsqu’elle en prit connaissance. Elle eut droit à plusieurs regards surpris lorsque certains des flambeurs se pressant aux portes de l’établissement se rendirent compte qu’elle avait une clé pour l’entrée VIP – un précieux sésame que beaucoup convoitaient mais que nul ne savait comment se procurer –, mais ce n’étaient pas eux qui étaient à l’origine de son regain de nervosité.

« Bonjour. Puis-je vous demander où je pourrais trouver le Seigneur Thanatos, s’il vous plaît ? »

Surtout, surtout ne jamais manquer de respect au personnel, l’avait-on avertie. Entre ces murs, les choses – et les gens – n’étaient pas nécessairement ce qu’elles semblaient être, et l’on était jamais sûr de leur véritable nature. Mieux valait donc faire preuve de la plus grande prudence.

La réceptionniste – ou hôtesse ou quelque chose d’autre, elle ne savait pas comment fonctionnaient les casinos – à la plastique trop parfaite à laquelle elle venait d’adresser sa requête la gratifia d’un sourire énigmatique et l’invita à la suivre, ce qu’elle fit en faisant tout son possible pour dissimuler son malaise – une tâche d’autant plus difficile qu’il lui fallait également cacher ce que ressentait Kochtcheï, qui était tout aussi inquiet que son réceptacle.

« Profitez bien de votre séjour au Midas Casino. » fit la femme après l’avoir guidée jusqu’à un salon privé à l’écart. Andréa la remercia, franchit la porte de la pièce… et perdit immédiatement tout repère quand l’espace-temps se déforma brutalement autour d’elle, au point d’abolir toute notion de haut et de bas. Le phénomène ne dura qu’un instant mais lorsqu’il prit fin, ce fut une Étoile Terrestre complètement sonnée qui évita de justesse de faire intimement connaissance avec le sol en pierres inégales qui avait remplacé celui du casino.

« Uuuurgh… on a beau être prévenus, ça secoue quand même. » pensa la Liche en faisant de son mieux pour retenir le contenu de son estomac.

« Je ne pensais même pas que je pouvais encore avoir la nausée sous cette forme. Je me trompais. » commiséra le parasite.

La polonaise tenta de se relever, mais rencontra un petit problème : en effet, tout son corps lui faisait un mal de chien. Bien plus que ce qu’aurait dû lui valoir une simple petite chute. Elle se redressa péniblement, grimaçant tout du long, repoussa sur le côté une mèche de cheveux blonds obstruant son champ de vision… Attendez, blonds ? Mais oui, après vérification, c’était bien le cas : elle était revenue à sa couleur naturelle. Ce qui était beaucoup moins naturel en matière de couleurs, c’étaient celles de sa main droite, raide et douloureuse, sans doute du fait des marques de brûlures qui la recouvraient entièrement. La Liche retroussa sa manche, et eut la confirmation que les dégâts s’étendaient à l’ensemble de son avant-bras, voire peut-être même plus haut. Et à en juger par cette myriade de sensations désagréables qui l’assaillaient de toute part, ainsi que par les nombreuses irrégularités qu’elle découvrit à la surface de sa peau en voulant rajuster ses vêtements, ce n’était pas le seul endroit où elle avait des cicatrices.

Ce ne fut qu’après plusieurs minutes à déambuler dans les couloirs à l’architecture médiévale d’un château colossal – quelques coups d’œil par les fenêtres lui avaient permis de se faire une idée de la taille considérable de l’édifice – qu’elle tomba sur un miroir et qu’elle comprit enfin ce qui lui était arrivé. Elle avait vieilli d’au moins trois bonnes décennies, par quelque inexplicable sorcellerie, et ressemblait maintenant beaucoup à une copie de sa mère. Ou elle lui ressemblerait si le processus ne lui avait pas également conféré tous les stigmates, balafres et autres souvenirs du champ de bataille qu’un éveillé pouvait s’attendre à collectionner pendant une aussi longue période.

« Rappelle-toi que rien de tout cela n’est permanent. Et que ce n’est peut-être même pas réel. » intervint Kochtcheï, ce qui la fit se détourner de son reflet avec une nouvelle grimace. Thanatos n’était plus très loin de toute façon ; ils auraient dû Le rejoindre depuis un moment déjà, mais cet endroit était un véritable labyrinthe.

Deux couloirs et autant de portes plus tard et elle se retrouva enfin en présence du Faucheur, devant Lequel elle mit un genou à terre malgré les protestations de ses muscles endoloris.

« Monseigneur, je suis venue Vous trouver suite aux derniers développements en Égypte. Les Ases sont prévenus, comme l’a commandé Votre frère, mais la situation évolue très vite. Avez-Vous des ordres à nous donner ? »

L'immensité du château n'avait d'égal que sa vacuité. S'il paraissait avoir l'espace d'accueillir dix milles soldats dans ses entrailles, ses couloirs n'en comptaient pas un seul. Les lieux étaient en bon état, laissant à penser qu'il y avait eu quelqu'un pour les entretenir encore récemment ; pourtant, personne ne semblait vouloir en revendiquer la possession. Il aurait été facile de les penser touristiques, destinés à n'accueillir rien d'autre que des visiteurs, s'ils n'avaient eu l'air si authentiques.

À en arpenter les remparts, l'on aurait cru devoir s'attendre à les voir assaillis par une armée ennemie surgie de l'horizon, brandissant fièrement ses étendards. Cette citadelle était inconnue et familière tout à la fois, ne correspondant à aucune de celles ayant existé à travers l'histoire et ressemblant à toutes en même temps ; comme si elle en était à la fois une vague approximation et le parfait amalgame. Quoi de plus normal pour un endroit se voulant situé à l'intersection de l'espace et du temps, là où tout ce qui fut, est et sera s'entrecroise.

Il aurait toutefois été malavisé d'en déduire qu'il n'y avait pas âme qui vive en ces murs - quand bien même il n'y en avait qu'une seule il y a quelques instants encore. Cette présence que la Liche sentit avant de voir, les effluves de sa cigarette mentholée lui parvenant déjà alors même qu'elle commençait tout juste à en apercevoir la silhouette. Une forme haute et sombre, dont la simple proximité suffisait à susciter un soupçon d'effroi bien caché jusqu''alors, tel le souvenir d'une peur primale. Celui que toute chose meurt un jour.


— Ah, Andréa. Je ne m'attendais pas à recevoir si rapidement de la visite. fit cette personne en quittant le siège de pierre depuis lequel elle profitait du balcon.

Si un mortel pénétrant en ces lieux se retrouvait grimé en une représentation passée ou future de lui-même, il en allait autrement pour les dieux. Car les dieux tels que l'humanité avait appris à les connaître n'étaient jamais vraiment eux-mêmes, préférant porter les traits d'un autre qu'apparaître sous leur vrai visage. Ou d'une autre, en l'occurrence : la Mort n'avait jamais si bien porté son genre.

La garde-robe noire que l'on connaissait au Faucheur - ou à la Faucheuse, semblait-il donc - avait cédé sa place à un tailleur pâle, à l'instar de sa peau dépourvue de hâle. Sous son chapeau à larges bords, ses traits fins, indéniablement féminins jusqu'au pourpre de ses lèvres étaient encadrés d'élégantes boucles sombres, coquettes quoiqu'un rien démodées. Un collier de perles et d'or ceignant son cou et une rose sombre à la poitrine faisaient office de touche finale à ce stupéfiant tableau.

— Je suis désolé si mon absence s'est fait sentir. Comme tu t'en rendras bien vite compte, il est facile ici de perdre la notion du temps.

D'une main gantée de cuir noir, la Mort fit un geste enveloppant pour désigner les alentours - tout ce qui composait cette dimension singulière où la Liche venait d'échouer. L'apparence altérée de cette dernière n'avait apparemment suscité aucune réaction chez le fils de Nyx - à moins que c'en soit la fille désormais ? - ; ce très certainement en raison de ce regard, quant à lui inchangé, qui avait paru la sonder jusqu'à l'âme dès qu'il l'avait regardée. En revanche, le trouble ostentatoire de sa servante ne lui avait pas échappé, et il n'était pas bien ardu d'en deviner la cause.

— Il s'agit de l'un de mes anciens corps, expliqua-t-il de cette voix au discret accent irlandais pour mettre un terme à son questionnement. Je l'occupais il y a un siècle de cela.

L'entendre parler avait quelque chose de subtilement dérangeant ; si sa voix était bien celle d'une femme dans la force de l'âge, rendue un rien plus grave par - devinait-on - une consommation de tabac assidue, son timbre et ses intonations demeuraient inchangés, créant une dissonance à l'oreille de quiconque l'avait déjà entendu, comme si l'on avait superposé à la scène un mauvais doublage. La Mort porta son fume-cigarette à ses lèvres pour y prélever une nouvelle bouffée de poison, avec un tel naturel que l'on aurait pu croire que ce geste faisait partie de sa nature profonde.

— J'en avais presque terminé, de toute façon. conclut-il, ou elle, sans juger bon de préciser quoi. Mon frère est donc finalement de retour ? Je crains de ne pas être tout à fait à jour...

La Liche ne savait pas à quoi s’attendre en venant ici mais même si elle avait été mieux informée, elle ne se serait certainement pas attendu à l’apparence actuelle du Moissonneur de Vies, pour de multiples raisons. Ou fallait-il dire la Moissonneuse ? Elle se sentait déjà fatiguée rien qu’en imaginant les difficultés qu’elle aurait à se servir des bons pronoms et des bons accords – et non, hors de question d’employer l’écriture inclusive. Le terme « monseigneur » avait-il seulement un équivalent féminin ? Parce que quelle que soit Son enveloppe corporelle, elle ne parvenait tout simplement pas à associer mentalement les mots « Thanatos » et « Ma Dame ».

Bref, pour en revenir aux raisons pour lesquelles elle était déconcertée par l’apparence du… de la Faucheuse, la première était que la sorcellerie à l’œuvre en ces murs était suffisamment puissante pour affecter une divinité, ce qui était toujours une perspective effrayante.

Deuxièmement, il y avait le fait que malgré tous les petits détails qui laissaient transparaître Son inhumanité et rendaient cette forme aussi dérangeante que terrifiante, l’enfant de Nyx – une entité originellement masculine – faisait preuve de davantage de classe, d’élégance et de charme féminins que la polonaise n’en posséderait jamais, à en juger par le tableau peu réjouissant dépeint par sa propre apparence future.

Et troisièmement, elle était surprise d’apprendre que la Mort déambulait parmi les mortels il y a un siècle, à la fois parce qu’Elle était censée être scellée à cette époque et parce qu’il pouvait sembler paradoxal pour un lieutenant… une lieutenante d’Hadès, divinité misanthrope par excellence, de faire l’effort de rester au courant de l’évolution des affaires humaines là où la plupart de Ses congénères n’avaient plus été aperçus depuis des millénaires.

« Incarnation partielle. » expliqua doctement Kochtcheï. « Le pouvoir d’Athéna sert à enfermer simultanément des dizaines de divinités, dont plusieurs – notamment ses oncles – lui sont supérieures en termes de puissance cosmique brute. Est-ce donc si étonnant que Leur prison ne soit pas totalement hermétique et qu’il Leur soit toujours possible de projeter une fraction de Leur énergie et de Leur esprit en-dehors ? »

Effectivement, c’était logique. La plus-si-jeune fille abandonna donc ses ruminations pour répondre à l’interrogation de sa Suzeraine, puisqu’il semblait que contrairement à ce qu’ils pensaient, la Mort n’avait pas reçu les rapports de Ses subordonnés. La faute aux excentricités de cette dimension coupée de l’espace-temps ordinaire, sans aucun doute.

« Votre Frère vient tout juste de Se réincarner en utilisant le corps d’Ephemer du Papillon en guise de réceptacle. » révéla-t-elle en mettant fin à sa génuflexion. « Mais une nouvelle crise a immédiatement accaparé Son attention : Anubis semble être de retour – j'ai appris l'identité du responsable à l’instant, juste avant de Vous rejoindre – et détourne les âmes des défunts. Nous ne sommes pas sûrs de ce qu’il compte en faire précisément, mais son porte-parole exige qu’on lui rende une relique qui lui a récemment été dérobée par des chevaliers, et la réémergence de son temple a provoqué la destruction d’une ville en Égypte. Il est probable que les âmes servent de source d’énergie pour alimenter la résurrection d’Anubis, comme c’était le cas pour Fenrir, ou les défenses de son temple, voire même les deux. »

Andréa s’interrompit un moment, car l’évocation de cet énième sacrilège à leur endroit lui donnait envie de se précipiter en Égypte pour y prêter main-forte à la Mante, quand bien même Hypnos avait ordonné de la laisser se débrouiller seule tant qu’elle ne demandait pas elle-même des renforts. Mieux valait se concentrer sur l’aspect positif de la situation : à peine revenu parmi eux, et déjà le Sommeil prenait les rênes et S’attelait à résoudre le problème. Avec un deuxième leader de confiance pour épauler Thanatos, l’Inframonde ne pouvait que prospérer.

« Oblivion est déjà sur place et estime ne pas avoir besoin d’aide pour s’occuper de cette affaire ; Sa Seigneurie a décidé de respecter ce souhait pour le moment. Il a également dit qu’Il prendrait les mesures appropriées pour faire en sorte que les âmes déjà présentes aux Enfers ne soient pas affectées, et compte rencontrer Rogos et Drow à Tel-Aviv en suivant. Enfin, Il nous a envoyés Xing Huo et moi afin de confirmer si Asgard était également touché – ce qui est le cas – et de voir s’il n’était pas possible de mettre en place une collaboration entre nos deux factions. Notre ambassade a été positivement accueillie, les nordiques sont ouverts à l’idée d’échanger des informations et devraient envoyer quelqu’un en Égypte. Xing Huo est ensuite revenu au Château dans l’attente de nouveaux ordres, et je suis venue Vous trouver. Quant à Wolgorn… il se trouve toujours dans les profondeurs de l’Etna ; le professeur Hammadi nous a avertis qu’il était parti à la recherche d’un moyen de devenir plus fort. »

L’Étoile Terrestre se tut après avoir terminé ce résumé pas si concis, à peu près sûre de ne rien avoir oublié, et guetta la réaction de l’intimidante matrone dont l’enfant de Nyx avait revêtu les traits. Qu’allait-Elle penser d’eux, Ses serviteurs, se demanda-t-elle avec une bouffée de honte ? Il avait suffi que la Mort S’absente pour qu’une nouvelle catastrophe leur tombe sur les bras, et le temps qu’ils s’en rendent compte, il était déjà trop tard et la situation requérait une intervention divine.

« Prions pour la réussite d’Oblivion, il en va de notre honneur. » intervint le parasite, exprimant à merveille les pensées de son hôte.

— Je vois. conclut la Mort au terme de ce soliloque.

Bien qu'elle n'ait pas bronché tout au long de cette récitation, si immobile qu'on l'aurait cru taillée dans le granit, il ne faisait aucun doute qu'elle n'en avait rien raté. Comme à son habitude, si cela l'affectait d'une quelconque manière, elle n'en montra rien, semblable à une eau exempte d'ondulation qu'importe le nombre de galets qu'on pouvait y lancer ; un lac d'obscurité. Sa première réaction - si l'on peut dire - fut de prélever un peu plus de fumée sur cette cigarette qu'elle n'avait pas laissé s'éteindre, pour mieux la recracher sous forme d'anneaux ; une fantaisie étonnante de sa part, probablement issue du simulacre d'humanité qu'elle avait dû insuffler à cette forme à une époque.

— Il aurait tout de même pu éviter de nous priver d'un Spectre supplémentaire. Nos effectifs sont déjà assez limités.

Ce n'était pas tant un reproche qu'un constat, et sans doute s'agissait-il de ce qu'il pourrait exprimer de plus proche d'une contrariété véritable. Cette observation se passait de réponse : la Faucheuse n'était pas sans savoir que la liberté du choix de l'hôte n'était pas un acquis, quand bien même son frère et elle n'étaient pas les plus regardants en la matière. Nombreux étaient les facteurs qui avaient pu motiver ce choix : il était probable qu'il en saurait plus à ce sujet lorsqu'il le verrait. Pour le reste, le Spectre du Papillon était une perte regrettable, mais pas de celles dont ils ne pourraient se remettre, sa résurrection n'étant pas envisageable tant que son corps existerait d'une manière ou d'une autre. Nécessairement au fait de cela, le Sommeil devait vraisemblablement avoir une bonne raison d'entraver la bonne marche du processus.

— Et je présume qu'alors qu'Anubis revient réclamer vengeance, les Saints sont introuvables comme à leur habitude. entra-t-elle finalement dans le vif du sujet, abaissant brièvement ses paupières.

Si aiguisés soient les sens, aussi loin qu'on les tende, on ne pouvait rien percevoir - confirmant une bonne fois pour toute que ce plan n'était en rien connecté à leur réalité, sauf par la porte qui y menait. Que le dieu égyptien cherche à s'accaparer les âmes des défunts était bien sûr pour eux un problème de première importance, mais à en croire Andréa, son retour n'était pas non plus sans conséquences pour le monde. Alors même qu'une ville entière avait déjà été réduite à néant, ses soi-disant gardiens brilleraient-ils une fois encore par leur absence ?

— Je n'apprécie guère de devoir compter sur le soutien des barbares du nord, mais je suppose que nécessité fait loi.

Même si les bases d'une entente avaient été posées, le Fils - ou la Fille - de Nyx n'avait jamais caché une certaine condescendance pour leurs homologues scandinaves. Non seulement était-il d'avis qu'ils incapables d'évoluer, et le resteraient tant qu'ils se raccrocheraient au souvenir de gloires passées, mais en plus avaient-ils longtemps été guère plus que les vassaux du Sanctuaire. Peut-être était-ce là le prix qu'il leur avait fallu payer pour se voir offrir de garder leur lopin de terre gelé, mais ça n'en rendait pas la chose plus respectable. Et qui sait ce qu'ils pouvaient tramer dans cet isolement perpétuel dont ils ne semblaient pas vouloir sortir... La confiance qu'il était prêt à leur accorder n'était donc que très relative, bien qu'il restât intéressant d'apprendre qu'ils étaient disposés à collaborer plus ouvertement qu'ils n'avaient pu le faire par le passé.

— Je n'ai rien à redire à la façon dont les choses ont été gérées jusque là. Je vous félicite pour vos initiatives. Cela incluait le fait d'être venue l'informer des derniers événements jusque dans ce cadre où, pourtant, il se devinait aisément qu'elle aurait voulu ne pas être dérangée ; à cet égard, la plus si jeune messagère y verrait peut-être de quoi se rassurer. Mon frère a eu raison, la protection des Enfers et des âmes qui s'y trouvent passe avant tout. Contrariez le retour d'Anubis autant que vous le pouvez, mais concentrez-vous sur la défense de notre territoire. S'il parvient malgré tout à fouler à nouveau la Terre... Une lueur inquiétante illumina brièvement ses prunelles d'argent. ...Je m'en occuperai moi-même.

Sans qu'on lui connût d'animosité particulière à l'égard des dieux d'Égypte, il était clair que Thanatos n'avait - quel que soit son aspect - aucune intention de laisser leur réapparition présager d'une nouvelle Guerre Sainte interculturelle. Les circonstances avaient voulu que certains des belligérants habituels ne soient plus de la partie en cette ère, ce n'était pas pour en laisser d'autres prendre leur place. Tournant le dos à Andréa, elle parut se perdre dans la contemplation du paysage que leur offrait l'altitude, sa bouche débordant d'un panache de fumée - d'un nuage mortifère.

— Pour l'heure, il me reste encore quelques détails à régler. Je ne devrais plus en avoir pour longtemps. J'en appelle à ton jugement, penses-tu que l'urgence de la situation justifie que j'abrège mon séjour ?

Comme à Son habitude, la Mort faisait preuve d’un calme à toute épreuve – à tel point que l’on pourrait se demander qui avait eu l’idée de qualifier un tel calme d’olympien plutôt que de nyxien, surtout quand on connaissait les légendaires colères de Poséidon – et ne laissait rien paraître de Ses pensées véritables. Si cette nonchalance déstabilisait parfois jusqu’à Ses propres troupes, notamment lorsqu’il était question des frasques d’Éris, il était rassurant dans les occasions comme celle-là de voir leur leader garder la tête froide. L’absence de critiques quant aux actions prises en Son absence y était également pour quelque chose, bien entendu.

Puisqu’il était évident que l’enfant de Nyx ne faisait que songer à voix haute en parlant de la résurrection de Son jumeau, Andréa s’abstint d’y répondre et précisa plutôt son rapport au sujet de la réaction du Sanctuaire. Une réaction mesurée jusqu’ici, loin des deux extrêmes que représentaient l’invasion des Enfers avec l’aide des Marinas d’un côté et l’inaction qui avait suivi la dévastation de Tokyo de l’autre.

« Nous savons qu’il y a au moins un chevalier d’Or sur place, Votre Seigneurie. » rectifia donc la Liche en s’appuyant une fois encore sur les informations glanées avant de rejoindre la Faucheuse. « Son identité n’est pas confirmée de source sûre mais il est très probable qu’il s’agisse d’Azir du Lion, le même chevalier qui a persuadé l’Égypte de se placer sous l’égide athénien. »

Ce qui pourrait poser problème avec Oblivion, compte tenu de son passif. Il fallait espérer qu’elle accorderait la priorité à la défaite d’Anubis et que les protecteurs de l’humanité, de leur côté, seraient enclins à faire preuve de solidarité culturelle avec les infernaux face à une menace étrangère. Surtout si les Ombres de la Discorde devaient se joindre à la fête, car si le pays des pharaons pouvait être considéré comme l’arrière-cour du Sanctuaire, c’était également le cas pour Ubar, qui ne se situait pas à une distance beaucoup plus importante – un ou deux milliers de kilomètres ne voulaient pas dire grand-chose pour un chevalier digne de ce nom.

« Nous ignorons également si Votre sœur compte mobiliser ses troupes. » compléta-t-elle.

« Une omission de notre part, toutefois si contact avec Éris il doit y avoir, il vaudrait mieux que ce soient leurs Seigneuries qui s’en chargent plutôt que nous. Après notre dernière rencontre, je ne suis pas sûr que nous pourrions garder notre sang-froid en présence de la Discorde. » observa mentalement Kochtcheï, une remarque que son hôte ne put qu'approuver.

Le commentaire au sujet des Ases l’étonna quelque peu ; la polonaise n’avait certes pas souvent eu affaire à eux, mais ses rares interactions avec les guerriers nordiques avaient été parfaitement plaisantes jusqu’ici. Il se pourrait toutefois qu’Ercih, Reiner et Amelia ne soient pas représentatifs du reste de leur ordre, auquel cas elle s’en remettrait à l’avis de Thanatos, qui avait davantage d’expérience en la matière. Et sans doute en presque n’importe quelle matière, de façon générale.

Mais le déplaisir qu’une collaboration avec les Ases inspirait à la Faucheuse n’était rien comparé à celui dirigé vers le Dieu Chacal. La divinité face à elle avait beau approuver les agissements de Ses soldats et conserver un ton égal, seul un imbécile aurait pu ne pas remarquer à quel point Ses propos étaient lourds de menaces. Anubis pourrait s’estimer heureux si ses plans étaient contrecarrés par la Mante, le Sanctuaire et les éventuels éveillés d’autres factions, car quoi que ceux-ci puissent leur faire subir à lui et à ses séides, cela n’arriverait pas à la cheville de ce que Thanatos leur infligerait si l’enfant de Nyx devait intervenir en personne.

« Le héraut d’Anubis a posé un ultimatum de deux jours, ce n’est donc pas une urgence immédiate. Pas tant que personne ne met prématurément le feu aux poudres, du moins. » déclara l’Étoile Terrestre, dont la posture restait rigide alors même que la Mort lui tournait le dos, le regard perdu dans le lointain. « Nous avons le temps d’attendre le retour de Wolgorn, je pense. Cela ne devrait plus tarder, et si besoin je peux accélérer sa remise sur pied pour faire en sorte que nous ayons le contingent le plus puissant possible en cas de problème, surtout si Rogos m’assiste. »

La Spectre avait une question sur le bout des lèvres, mais hésitait à la poser et ne savait pas non plus si elle devait se raviser définitivement. Au bout de quelques secondes de ce manège Kochtcheï, dans un élan atypique, finit par prendre les devants : « Votre Seigneurie, si Vous voulez bien excuser mon impertinence, quels sont ces détails dont Vous parlez ? Nous ne pouvons nous empêcher de nous demander quel genre d’affaires requiert Votre présence dans un cadre aussi… particulier. »

— Ah. Voilà qui change agréablement de leur inertie habituelle. commenta la Faucheuse, sans paraître s'en émouvoir. Souhaitons-lui une fin héroïque.

Quand était-il devenu si rare qu'un Chevalier d'Athéna meure au champ d'honneur ? Il était amusant de constater qu'ils n'en avaient jamais si peu fait que depuis que le monde savait ce qu'il était censé leur devoir. À croire qu'ils n'avaient récolté ces lauriers que pour pouvoir s'y reposer ; la fin d'une époque, assurément.
Quand était-ce, déjà, la dernière fois que l'un d'entre eux avait été bon à autre chose qu'à venir inutilement leur chercher querelle - qu'à leur prêter des intentions au lieu de combattre des périls bien réels ?
Mais il restait semble-t-il quelques-uns de ces braves idiots prêts à se sacrifier pour une soi-disant noble cause : tout n'était pas perdu. À quoi bon les Saints, si ce n'était pour périr en vain ? Non que l'enfant de Nyx s'en plaigne : moins ils s'activeraient et plus ils leur laisseraient les mains libres quant à leurs propres projets.

—  Cela m'étonnerait. répliqua-t-elle au sujet de sa sœur. De ce qu'elle nous en a laissé entrevoir, sa nouvelle armée n'existe que pour servir ses intérêts personnels. Je ne vois pas ce qu'elle aurait à y gagner.

Pour le moment, en tout cas ; rien ne permettait d'affirmer qu'elle n'interviendrait pas par la suite. Mais la connaissant comme elle la connaissait, la Mort pensait pouvoir dire sans se tromper qu'elle n'influencerait le retour d'Anubis ni en bien ni en mal, se contentant d'aviser en fonction de ce qui allait se passer pour pouvoir se dédouaner à la fin.
Eris s'engageait rarement dans quelque entreprise que ce soit sans assurer ses arrières, s'efforçant de garder un déni plausible en réserve au cas où les choses ne tourneraient pas comme elles le devraient ; c'était la seule manière pour elle d'échapper un tant soit peu au retour de flammes de ses pasquinades depuis des millénaires. Tout le monde n'était pas prompt à accepter le fait que ce soit dans sa nature pour seule excuse.

— Deux jours ? Bien. Cela devrait suffire.

Thanatos fit quelques pas, l'air ailleurs, songeant sans doute déjà à la manière dont elle allait occuper ce temps restant. La Mort avait prouvé être une créature de logique : quoi qu'elle soit venue faire en ces lieux, ça semblait être assez important pour qu'elle veuille s'y consacrer jusqu'au tout dernier moment. Cette distraction passagère ne l'empêcha cependant pas de répondre à la question de Kochtcheï sans broncher, comme si celui-ci avait toujours fait partie de la conversation - n'était-ce pas un peu le cas ?

—  Réclamer des dettes. Renouer des amitiés. Renouveler des accords. énuméra tranquillement la Mort, aspirant une nouvelle fois la fumée de cette cigarette qui ne semblait pas avoir de fin. En somme, terminer des préparatifs. Dis-moi, Andréa, que sais-tu de la Titanomachie ?

« Du moment que cette fin héroïque ne signifie pas la victoire d’Anubis. » fit la polonaise en réponse à la remarque de la Faucheuse.

Elle ne nourrissait peut-être aucune affection envers les guerriers d’Athéna, mais la convergence temporaire des intérêts de leurs deux factions faisait qu’elle ne pouvait décemment souhaiter le trépas d’un allié, fut-il de circonstance. De plus, elle préférait de loin avoir affaire à des serviteurs du Sanctuaire comme le Lion – si c’était bien de lui qu’il s’agissait et si sa réputation n’était pas usurpée – ou même le Scorpion qu’à des chevaliers plus proches des deux derniers Gémeaux en date. Et comme on ne pouvait pas prévoir à laquelle de ces deux catégories appartiendrait un éventuel successeur du parangon risquant actuellement sa vie en Égypte…

L’Étoile Terrestre évalua ensuite la raison pour laquelle la Mort pensait que Sa sœur s’abstiendrait d’intervenir dans cette situation. Effectivement, pourquoi la Discorde se préoccuperait-elle du sort des mortels menacés par la réémergence du Dieu Chacal ? Ne serait-elle pas plutôt du genre à se délecter des nouveaux conflits qui ne manqueraient pas d’éclater du fait de cet événement ? Toutefois, il y avait deux autres éléments à prendre en considération.

« Éris n’a peut-être rien à gagner à prendre part à ce qu’il se passe en Égypte, Votre Seigneurie, mais il me semble qu’elle a beaucoup à perdre si elle ne le fait pas. Après tout, Anubis s’attaque bien à nous alors que nous n’avons rien à voir dans le vol de l’artefact à l’origine de toute cette histoire, sans parler de tous les civils qu’il a tué ; rien ne dit qu’il fera la distinction entre nos différentes factions si nous échouons à empêcher son retour. D’un point de vue stratégique, ne vaudrait-il pas mieux qu’elle prête main-forte à l’effort collectif plutôt que de prendre le risque qu’Anubis élimine ses opposants un par un ? »

Andréa avait conscience que la possibilité que les soldats de la Discorde puissent coopérer avec d’autres était tout sauf acquise et qu’elle accordait énormément de crédit aux capacités potentielles d’Anubis. Cependant, le fait que le Dieu égyptien ait choisi une approche aussi violente l’obligeait à prendre la menace au sérieux : à moindre d’être extrêmement stupide et arrogant, il n’aurait pas agi ainsi s’il ne disposait pas d’un atout de taille. Les Spectres ayant eux-mêmes payé le prix fort pour avoir péché d’arrogance par le passé, il était plus prudent d’opérer comme si la deuxième option était la bonne.

« De plus, Reagan a récemment attaqué Ubar et terrassé une de ses Ombres. » ajouta-t-elle. « Cela peut influer sur sa décision. »

Thanatos connaissait mieux Sa sœur qu’elle, cela allait sans dire, aussi s’abstint-elle de spéculer davantage sur la façon dont l’annonciatrice des conflits pourrait ou non réagir à une telle humiliation. Le sujet était clos et il était temps de passer au suivant, à savoir ce que l’enfant de Nyx faisait dans ce casino sortant de l’ordinaire.

Le résumé que la Faucheuse fit de Ses activités créa autant de zones d’ombre qu’il n’en illumina : Elle était venue s’entretenir avec diverses entités – la Liche se doutait que la divinité ne S’était pas rendue dans un tel lieu pour rencontrer de simples mortels –, mais lesquelles et surtout dans quel but ? Sûrement pas pour le plaisir de la conversation, la référence à la Titanomachie était tout sauf innocente.

Kochtcheï ne fut pas d’une aussi grande aide qu’elle aurait pu s’y attendre lorsqu’elle voulut profiter de son savoir plurimillénaire en le consultant sur la question : « Je ne peux rien affirmer avec certitude. Je n’ai jamais été dans le secret des Dieux, je n’étais pas encore né à l’époque et je soupçonne fortement que, comme lors de tout changement violent de régime, la vérité sur ce qu’il s’est réellement passé a été dissimulée sous une généreuse couche de propagande. »

Andréa n’avait pas l’habitude d’entendre le parasite parler ainsi des divinités, mais s’il pensait que ladite propagande émanait de Zeus et non d’Hadès, cela pouvait se comprendre. Quoi qu’il en soit, Thanatos avait posé une question et attendait sa réponse, aussi répéta-t-elle les grandes lignes de l’histoire que tous les chevaliers devaient connaître.

« Et bien, j’ignore à quel point l’histoire est vraie, mais la Titanomachie est le conflit au cours duquel Zeus a renversé son père Cronos, après avoir libéré ses frères et sœurs de son estomac. Il a également reçu l’aide des Cyclopes et Hécatonchires que Cronos avait enfermés dans le Tartare, ainsi que celle de certains Titans, ses oncles et tantes. La plupart des Titans ont toutefois soutenu Cronos et ont été emprisonnés à leur tour dans le Tartare après leur défaite. Cet événement a marqué le début de la domination des Olympiens. »

La Spectre dut faire de son mieux pour ne pas ressentir trop d’embarras en narrant ce récit dont son interlocutrice avait sûrement été le témoin direct. Elle dut faire un effort encore plus grand pour ne pas frissonner face aux implications des paroles de la Mort. Comment pourrait-il en être autrement ?

« Pourquoi une telle question, Votre Seigneurie ? » demanda-t-elle tout en sachant pertinemment qu’elle regretterait la réponse.

— La plupart des dieux que nous avons brisé jadis ont en commun une certaine rancœur à notre égard. Il n'est pas rare qu'ils l'expriment en s'en prenant à tout ce qui passe à leur portée. C'est le dōdekátheon qui a donné forme au monde tel que nous le connaissons, ils font peu de cas de lui causer du tort. Ils entendent de toute manière le détruire pour mieux le refaire à leur image.

L'enfant de Nyx se fendit d'un haussement d'épaules dédaigneux, n'ayant de toute évidence pas grande estime pour ces ennemis vaincus. Non pas que les grecs n'aient rien à se reprocher dans cette affaire - c'était un tout autre débat -, mais il n'en était pas moins navrant de voir toutes ces idoles d'antan obnubilées par de basses vengeances...  Là où il y avait tellement mieux à faire que de se condamner à une nouvelle exécution sitôt de retour en ce monde.
À quoi bon se réincarner, si c'était pour prendre de soi-même le chemin de l'abattoir ? À son apparente nonchalance, il paraissait clair que la divinité ne s'inquiétait pas d'Anubis outre-mesure. Peut-être avait-elle simplement autre chose en tête, mais elle n'aurait pas fait passer le potentiel retour d'une ancienne déité hostile au second plan si elle n'estimait pas pouvoir se le permettre, à fortiori lorsque celui-ci empiétait sur ses plate-bandes.

— Ma sœur a maîtrisé l'art de se faire oublier. Il ne serait pas surprenant qu'elle compte sur nous pour faire diversion le temps de trouver une solution... Ou de réfléchir aux termes d'un arrangement. Je pense que vous la connaissez assez pour savoir qu'une intervention de sa part ne serait pas forcément dans notre intérêt. De la fumée s'échappa de ses lèvres entrebâillées. Je peux toujours tenter de la joindre si nécessaire, mais je suis d'avis que nous le regretterions.

Malgré leur désamour partagé  pour ceux qui en étaient les têtes d'affiche, la Mort ne pensait pas qu'Eris irait jusqu'à trahir son propre panthéon. Cependant, elle ne pouvait aller contre sa nature : elle prospérait dans le conflit et la dissension. Aider à désamorcer des tensions avant qu'elles n'aient pu éclater pleinement était contraire à sa manière d'être, à son essence-même. Les mortels ne savaient - ne pouvaient savoir - combien il était délicat pour eux de désobéir à leur principe premier, et c'était là une notion qu'il eut été impossible d'expliquer.
Aussi Thanatos préférait-elle pour l'heure - et pour autant que possible de celles à venir - garder sa cadette aussi loin que possible de cette situation de crise qu'elle ne ferait à coup sûr qu'envenimer.  La Discorde avait beau leur avoir promis la féauté de ses Ombres à Hypnos et à elle, la Faucheuse n'y accordait que peu de crédit. D'autant que, fidèle à elle-même, elle avait contourné les règles pour s'adjuger les services de certains d'entre eux. Les siennes, en l'occurrence ; les Lois de la Mort elle-même. Ce n'était pas de nature à la mettre dans de bonnes dispositions, d'autant que ce n'était pas la première fois.

Répondant à sa demande, Andréa lui fit le récit de la Titanomachie - de la version qui lui était parvenue, tout du moins.

— C'est vrai jusque là. convint Thanatos. Mais ce que l'Histoire ne dit pas, c'est que si Zeus et les siens ont bien repris le Ciel et la Mer, les Enfers n'ont jamais appartenu aux Titans. Pourquoi alors se sont-ils soudainement retrouvés sous la coupe de l'Olympe ?

Bien qu'elles fussent en extérieur, la fumée ne paraissait pas vouloir se dissiper. Au contraire, même, puisqu'elle se rassembla de manière à former une surface opaque où l'on pouvait voir danser des ombres évocatrices - un littéral écran de fumée.

— Parce que Zeus en avait peur, répondit-elle à sa propre question depuis l'autre côté de ce voile empoisonné. Par moments, sa voix prenait d'étranges inflexions, comme si elle prononçait d'abord les mots dans un autre langage et qu'une obscure magie en opérait aussitôt la traduction, mais peinait à suivre son débit de parole.

— Parce qu'il ne supportait pas l'idée d'un royaume qui ne soit pas sous sa coupe, quand bien même nous ne l'avons jamais considéré comme tel. Les Enfers sont nés d'Érèbe, les Ténèbres, à la fois mon oncle et le... Partenaire de ma mère, et de Tartarus, qui devint en effet la prison de nos ennemis vaincus. D'une certaine manière, l'on peut dire que ç'a été pour moi, pour mes frères et sœurs une... Maison d'enfance. Nous n'en demandions pas davantage, et c'est de bonne grâce que nous avons accepté d'emprisonner les réprouvés aux confins de notre demeure. Mais quand le Seigneur du Ciel, fort de ses victoires guerrières, y a fait enfermer son propre père, il a apparemment décidé qu'il ne nous faisait pas assez confiance pour nous en confier la garde. Alors... Il s'est arrogé le droit d'élire un nouveau gardien. De donner ce qui ne lui appartenait pas. Malgré le nuage mortifère obstruant sa vision, la Liche put très nettement sentir les yeux argentés de la Mort se poser sur elle - tant sur celle du présent que sur celle du passé à travers elle, tapie au fond de son âme. Penses-tu que cela soit juste ?

La polonaise ne partageait pas l’équanimité de la Faucheuse quant aux actions d’Anubis. Certes, le Chacal se comportait comme tant d’autres mauvais perdants tentant de se venger comme ils le pouvaient de ceux qui les avaient humiliés par le passé, mais le siphonnage des âmes ainsi que la dévastation qu’il avait semée à El Balyana n’étaient qu’une partie du problème. En effet, il sapait l’autorité des Spectres par sa simple présence, d’abord parce que les principes régissant l’après-vie égyptienne étaient un affront à l’idéal d’égalité que défendaient les Enfers grecs, et ensuite parce qu’ils pouvaient difficilement guider l’humanité vers une existence plus vertueuse si ses membres pouvaient librement faire leur marché entre plusieurs Au-delà jugeant les défunts selon des codes moraux différents ; le cas d’Asgard devait rester une exception.

Mais si Thanatos pensait que les mesures déjà prises – ou à défaut, Sa propre intervention – suffiraient à mettre un terme au problème, qui était-elle pour La contredire ? Passer à autre chose fut d’autant plus facile – d’un certain point de vue – que la question par laquelle la divinité acheva son exposé sur la façon dont le Roi de l’Olympe avait annexé les Enfers confirmait ses plus horribles soupçons.

« Comme quoi, tout est relatif. La menace que représente Anubis devient soudain une préoccupation beaucoup plus lointaine. » fit le parasite sur un ton philosophe qui ne masquait que très imparfaitement sa propre panique. Andréa, elle, ne chercha même pas à dissimuler son abattement lors de leur échange mental... ou même la brusque décoloration de son visage, suivie de l'accélération de son rythme respiratoire et cardiaque alors même que le reste de son corps était figé sur place. « Je ne suis pas assez payée pour ça… et oui, je sais que techniquement je ne suis pas payée du tout. »

« Tu n’as pas signé pour ça non plus. »

« Non, en effet, ce n’est pas comme si tu m’avais demandé mon avis. »

La Liche dut faire un effort surhumain pour mettre fin à cette séance de commisération et reprendre un semblant de contrôle sur ses nerfs, car ce n’était pas le moment de sombrer dans un abîme de dépression mais celui de répondre à la question de la Mort. Une question rhétorique mais aussi une question inquisitrice, au sens propre du terme, et dont la réponse quelle qu’elle soit ne pouvait qu’entraîner des conséquences au moins aussi déplaisantes. Elle commençait sérieusement à regretter de ne pas avoir envoyé le Cyclope à sa place…

« Non, Votre Seigneurie, je ne pense pas que cela soit juste. » énonça-t-elle avec la plus grande réticence. Si l’Étoile Terrestre s’était initialement réjouie que Thanatos soit le genre de divinité à garder le contact avec Ses troupes et aille même occasionnellement jusqu’à leur demander leur avis, elle aurait largement préféré ne rien savoir dans le cas présent. L’ignorance aurait été une bénédiction, et pas seulement parce qu'elle avait frôlé la crise cardiaque. « Mais comment comptez-Vous faire valoir Vos droits ? Je doute que Zeus se montre très sensible à Vos revendications, ou très patient face à tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à la contestation de son pouvoir. Et qu’en serait-il de Sa Majesté Hadès ? »

La polonaise ne ressentait aucune loyauté envers le Roi des Dieux, mais de là à remettre en cause l’autorité du Sombre Monarque… Hélas, elle ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à convaincre l’enfant de Nyx de cesser Son discours séditieux, ou sur les moyens qu’Elle Se proposait d’employer afin de reprendre ce qui Lui revenait de droit. Et bien sûr, aucune illusion non plus sur les retombées que tout cela pourrait avoir.

— Détendez-vous. intima-t-elle, comme s'il suffisait de le dire pour qu'il en soit ainsi - ce qui, toutefois, était déjà faire preuve de plus d'empathie qu'elle n'en démontrait d'ordinaire. Peut-être fallait-il y voir l'influence de cette apparence dépassée, en dépit du fait qu'elle soit censée n'être que cosmétique en cette lande oubliée du temps, souvenirs et identité y restant inchangés. Nous ne faisons que discuter.

Car oui, parler, n'était-ce pas tout ce qu'elle faisait depuis son arrivée dans la Ville du Péché, avant même qu'on vienne l'y chercher ? Et quelles grandes discussions que celles qui s'y étaient tenues au cours des derniers mois, bien qu'elle n'en ait pas encore terminé. À quoi bon les préparatifs, si ce n'est pour les mener à bien ?
Quoi qu'il en soit, ce semblant de compassion ne dura pas longtemps, puisque la Mort parut ignorer purement et simplement la question qu'on lui destinait pour reprendre sa narration, sans faire grand cas de l'état de nerfs de ses interlocuteurs.

— Cela ne nous a pas plu, mais nous nous en sommes accommodés. Les olympiens n'ont jamais été plus  soudés qu'après s'être baignés tous ensemble dans le sang de leurs adversaires, objecter n'aurait fait que leur donner une raison d'y ajouter le nôtre. Zeus le savait et en a profité. Ses doigts se refermèrent sur un verre en cristal - était-il posé sur le garde-fou depuis le début ? -, le rouge de son contenu rendu plus vif par la grisaille ambiante, et y trempa les lèvres. Hadès lui-même n'était pas ravi de cette disposition. Même s'il ne l'a jamais dit clairement, je le soupçonne de ne pas avoir apprécié l'écart qu'elle mettait entre lui et le trône de l'Olympe.

Il n'était pas utile d'en dire davantage. Celui que l'on appelait le Sombre Monarque était l'ainé de la fratrie : si les monarchies divines et terrestres avaient quoi que ce soit en commun, cela aurait dû lui valoir une forme de prévalence. Quand bien même le fait d'avoir déposé le précédent souverain chamboulait quelque peu les choses, force était d'admettre que le Seigneur du Ciel s'était empressé de placer ses frères à bonne distance avant que sa légitimité soit sujette à débat, mettant tout un chacun devant le fait accompli.
Dépossédé de ses prétentions à la couronne avant même qu'elles aient pu lui venir à l'idée, consigné aux profondeurs sépulcrales, sans même qu'on lui garde une place à la table du conseil céleste... Si c'était là la manière dont son cadet lui témoigner ses remerciements, ce n'était pas une surprise qu'il en soit resté amer des siècles durant. Ni même qu'il le soit encore. Thanatos poussa un soupir enfumé, clairement audible cette fois, alors que son regard errait à nouveau vers le lointain.

— Et pendant un temps, oui, peut-être a-t-il essayé d'être un bon roi, mais ça n'a pas duré. Je pense n'avoir pas besoin de vous dire qu'il s'est pris d'une obsession malsaine pour la Terre. Je ne saurais dire exactement quand cela a commencé, mais celle-ci a fini par peu à peu prendre le pas sur tout le reste, y compris son devoir envers le Monde des Morts et ses habitants. Et par cette négligence, il le mène à la ruine, lentement mais sûrement. À nouveau, son regard pivota vers la Liche défraîchie - qui aurait pourtant l'impression qu'il ne l'avait jamais quittée, que la moindre de ses respirations était surveillée. Une fatalité que je m'efforce de combattre, comme vous le savez. Mais malgré tous nos efforts de ces dernières années, notre sombre demeure est encore loin d'avoir retrouvé toute sa superbe, j'en ai peur. Les dommages sont... Considérables.

Un geste dans le vide rassembla une nouvelle masse de ses émanations de nicotine, et des images apparurent à sa surface ; celles de cinq silhouettes ailées foulant au pied le saint des saints, l'utopique Elysion. Bien entendu, il ne s'agissait là que d'une ébauche rudimentaire reprenant les faits évoqués : en aucun cas n'était-ce une représentation fidèle de l'Éden véritable, sur lequel seuls les vertueux avaient le droit de poser les yeux.

— Il y a de cela une trentaine d'années, nous avons frôlé l'anéantissement. Pour sauver leur Déesse, des Saints d'Athéna ont foulé au pied notre paradis et l'ont maculé de sang. Nous avons été abattus en tentant de le défendre et Hadès a été défait une fois encore. J'ai personnellement fait face à Pégase, le Déicide, et autant que j'aie pu autrefois me moquer de cette appellation... S'il avait possédé ses pleins pouvoirs, je ne m'en serais peut-être pas sortie. J'en porte encore la marque, même si vous ne pouvez pas le voir.

Le temps d'un battement de cils, une immense et hideuse cicatrice apparut par transparence sur son visage livide. Traversant l'orbite, son emplacement était le même que celle qu'arborait son enveloppe physique actuelle, comme si c'en était la version aggravée - et pas qu'un peu. Ce fut si bref qu'il aurait été facile de croire à une hallucination. Pour en rester ainsi défigurée après tout ce temps alors même qu'elle s'était réincarnée, l'enfant de Nyx avait dû être blessée jusqu'à l'âme. Une pensée glaçante, étant donné ses implications : qu'advient-il, après qu'on ait tué la Mort ?

— Les Champs Elysées ont failli disparaître, et tout ce qu'ils représentent avec eux. Hadès est libre de ses ambitions, mais nous en subissons les conséquences depuis trop longtemps. À chacune de ses défaites, à chacune de ses morts, les Enfers se délitent un peu plus. Si cela continue, il n'en restera bientôt plus rien. Je vous laisse imaginer ce qu'il adviendrait alors des âmes qui s'y trouvent...

Ce qu'il adviendrait de vous,  les Spectres aussi n'étant jamais que des damnés en sursis. Plus elle poursuivait son récit et plus il devenait évident - comme si ce n'était pas déjà assez le cas - que de telles informations n'avaient rien à faire en possession d'une Étoile Terrestre, qu'importe qu'elle compte pour deux. On ne leur transmettait généralement que le strict nécessaire ; que ce dont ils avaient absolument besoin pour mener à bien leur mission, pas plus. Les Juges eux-mêmes étaient loin de tout savoir, et au vu de la teneur de cette leçon d'histoire, l'on pouvait s'attendre à ce que même eux n'aient rien entendu de tout cela. Voilà qui n'augurait rien de bon. La Faucheuse tenait manifestement à être comprise.

— Je ne le permettrai plus. conclut-elle, dissipant la fumée et ses images d'un mouvement de poignet un peu trop sec pour être totalement détendu. Toute insensible que la Mort ait pu sembler depuis son retour, ruminer ces événements semblait encore susciter chez elle une certaine crispation - et pouvait-on vraiment le lui reprocher ? J'estime avoir été assez patiente. Avoir supporté suffisamment. C'en est assez désormais. Tu as raison, Zeus ne verrait sans doute pas cela d'un très bon œil, mais où est-il ? Elle écarta les bras, dans un geste enveloppant... Tout ; la Création elle-même. Où se cache-t-il alors que de vieux ennemis viennent crier vengeance ? Je suis lasse de mener les combats des autres à leur place.

Le silence retomba un bref instant - un silence de Mort, littéralement, qui semblait vouloir laisser le temps à ses vis-à-vis de juguler le vertige qui avait dû s'emparer d'eux devant ce réquisitoire aux proportions cosmiques. Fut une époque où Thanatos avait pu voir en Hadès une autre victime de l'orgueil de son frère, mais ce temps était révolu ; son meurtre y avait veillé. Grandiose dans sa robe blanche, elle s'approcha d'une démarche chaloupante - non que cela paraisse nécessaire : Andréa pouvait sentir la Mort tout autour d'elle, partout, dans l'air et dans le sol, comme si ce monde entier n'était plus soudain qu'une extension de son être.

— Je vous le demande à toi, Kochtcheï, Spectre du passé, et à toi, Andréa, Spectre du présent, qui, ensemble, en avez été témoins au travers des âges : pensez-vous qu'Hadès ait été un bon monarque ? Qu'il ait eu à cœur les intérêts de son domaine ? Ait traité dignement ceux qui en assurent le maintien en son nom ? Ce que l'on aurait pu prendre pour un infime sourire passa sur le carmin de ses lèvres pulpeuses alors que, décrivant un arc de cercle du bout de sa cigarette, elle enveloppait le décor autour d'eux. Parlez sans crainte, il ne peut pas vous entendre. Personne ne le peut. C'est tout l'intérêt de ce lieu.

Étant donné la tournure de la conversation, il allait sans dire que sa propre opinion sur le sujet était faite depuis longtemps - et quel être sain d'esprit aurait la prétention de faire changer un Dieu d'avis ? À ce qu'il semblerait, cela ne l'empêchait cependant pas de vouloir recueillir leurs avis également - de les inciter à se compromettre à leur tour. Et si les conditions dans lesquelles se déroulait ce sondage ne permettaient certes pas de l'aborder le plus sereinement du monde, tout portait à croire qu'elle en espérait des réponses sincères. S'il n'avait été question que de les faire abonder à son sens sans qu'ils aient réellement voix au chapitre, sans doute aurait-elle opté pour une approche moins équivoque.

— Je ne vous demande pas de vous parjurer, rassura-t-elle de cette voix qui, y eut-on insufflé plus d'émotions, aurait été enjôleuse. Pas encore, du moins. Je souhaite simplement entendre votre honnête ressenti. Savoir comment vous avez vécu ces années de service, vous qui avez, chacun à votre tour, tant donné pour servir l'Autre Monde.

Se détendre... Les désirs de Thanatos étaient des ordres, certes, mais c’était plus facile à dire qu’à faire lorsque la divinité en question leur rappelait à quel point ils étaient passés près de la catastrophe, comme le prouvait la balafre qui L’avait marquée même par-delà les réincarnations. Plus encore lorsqu’Elle se livrait également à un exposé cinglant de griefs millénaires à l’encontre de rien de moins que Zeus, Hadès, Athéna et très probablement le reste de l’Olympe par extension. Un exposé qui ne pouvait qu’être le préambule à une rébellion en bonne et due forme, qui ébranlerait jusqu’aux fondements de l’ordre universel comme l’avaient fait la Titanomachie et la Gigantomachie en leur temps. Un conflit qui pourrait très bien sonner définitivement le glas des Enfers s’ils échouaient dans leur quête d’indépendance – et Andréa avait du mal à imaginer qu’ils puissent réussir ; les Olympiens avaient beau avoir perdu l’unité de leurs débuts, une tentative de sécession de la part de l’Au-delà ne risquerait-elle pas de restaurer ladite Union Sacrée ?

D’une certaine façon, se dit la Liche, Las Vegas était le cadre parfait pour avoir une telle discussion : de tous les paris jamais conclus dans la Ville du Péché, celui-ci devait assurément – et de très loin – être à la fois le plus audacieux et le plus conséquent. Quant aux motivations de la Mort… la polonaise n’irait pas jusqu’à dire qu’elle les comprenait, son expérience personnelle ne pouvant évidemment pas être comparée à celle de la Faucheuse, mais elles lui semblaient en tout cas justifiées, quand bien même elle n’en aimait pas les implications.

L’espace d’un instant, l’Étoile Terrestre se demanda depuis combien de temps Thanatos attendait de pouvoir faire part de tout cela à quelqu’un qui ne soit pas Son Jumeau ou bien Éris – non qu’elle se prenne pour Sa confidente, elle savait où était sa place – avant que ses deux personnalités constitutives ne se mettent à réfléchir sérieusement aux questions qui leur étaient posées. Le parasite et son réceptacle se mirent à converser à la vitesse de la pensée, s’opposant arguments et contre-arguments, puisant dans leur mémoire commune à la recherche d’informations et d’exemples pour étayer leurs propos, interprétés différemment par les perspectives qu’offraient leur identité respective, et parvinrent à un certain nombre de réalisations inconfortables. L’échange fut… étonnamment civil, compte tenu de la gravité des sujets abordés, mais après tout la Mort avait souhaité entendre leur avis honnête, il serait donc de mauvais ton que l’antique Spectre cherche à censurer son hôte.

Enfin, ayant terminé leurs délibérations, les deux êtres partageant un même corps commencèrent à s'exprimer à tour de rôle.

« Je n’ai pas suffisamment connu Sa Majesté Hadès pour me faire une véritable opinion à Son sujet, d’autant plus que je ne saurais dire quelle part du peu que j’ai vu de Lui était le véritable Hadès et quelle part était l’influence de Son réceptacle – j’ai d’ailleurs cru comprendre qu’Il avait rarement eu de la chance avec Ses réincarnations. »

« De même, je n’ai pas connu Son accession au pouvoir, n’ai jamais vu à quoi ressemblaient les Enfers avant et, malgré la durée de mon service, je n’ai jamais été mis au courant de tous les tenants et aboutissants de Ses décisions, ou été certain de quels ordres émanaient de Lui plutôt que de Vous, de Votre frère ou de la Prêtresse et des Juges. »

Cela n’était pas un reproche : en dépit de toutes ses réincarnations, la Liche n’avait jamais été qu’un simple soldat dont le rôle était d’obéir à son Suzerain, et non de discuter Ses ordres. Néanmoins, ces précisions étaient nécessaires pour établir le peu de valeur que les deux Spectres accordaient à leur propre avis, hautement subjectif et basé sur des informations très partielles.

« Ceci dit, je pense que Sa Majesté a fait de Son mieux et qu'Il a toujours eu à cœur de protéger Ses loyaux sujets. » poursuivit le parasite. « N’est-ce pas la fonction de nos Étoiles Maléfiques et de leur capacité à préserver nos âmes d’un réceptacle à l’autre, alors qu’il Lui serait tellement plus simple de procéder comme le font les Marinas ? N’est-ce pas pour cela qu’Il a à plusieurs reprises préféré envoyer des Saints ressuscités à l’assaut du Sanctuaire plutôt que de risquer nos vies ? »

« Un plan qui n’a jamais rencontré beaucoup de succès, au contraire même, et qui pourrait également être interprété comme étant la preuve que Sa Majesté n’a pas confiance en nos capacités, même si je ne peux rien affirmer quant à Ses intentions. » remarqua la polonaise. « Je suis néanmoins d’accord sur le bien-fondé de Ses ambitions : le problème des damnés doit être réglé à la source, autrement les Enfers finiront tôt ou tard par être submergés. C’est un péril plus insidieux certes, mais non moins réel que la perspective d’un lent déclin ou d’une fin prématurée aux mains de nos ennemis. Pour moi le souci est au niveau de Ses méthodes, et il est impossible de nier que les Vôtres se sont montrées beaucoup plus efficaces. Alors peut-être… peut-être faudrait-il effectivement L’éloigner des rênes, pour Son propre bien. »

Son prédécesseur s’était offusqué et avait manqué de peu de hurler au sacrilège lorsqu’elle avait abordé le sujet, mais il y avait quelque chose que beaucoup de gens oubliaient un peu vite en parlant du Sombre Monarque, et c’était qu’Il avait passé la première partie de Son existence prisonnier du ventre de Cronos. La psychologie d’une divinité était peut-être différente de celle d’un humain, mais Andréa ne pouvait imaginer qu’une telle expérience résulte en un individu parfaitement sain d’esprit… ou même simplement qualifié pour exercer les fonctions qui Lui avaient été dévolues. Même avec les meilleures intentions du monde, comment était-Il censé apprendre à devenir un bon roi ou un grand général dans ces conditions ? C’était du soutien de Ses frères et sœurs qu’Hadès aurait eu besoin, et non de Se retrouver parachuté sur le trône de l’Au-delà !

« J'avoue avoir été frustré d'avoir toujours vu les échecs succéder aux échecs pendant tout ces millénaires, mais n’est-il pas possible de dépasser la dichotomie que Vous nous présentez, Votre Seigneurie ? Une rébellion qui pourrait mener soit à l’indépendance de l’Inframonde, soit à sa ruine la plus totale, est-ce vraiment la seule solution ? Croyez-Vous qu’il soit impossible de trouver un autre moyen d’enrayer cette déliquescence ? » questionna Kochtcheï.

« Ne serait-il pas possible que Sa Majesté change d’avis en voyant ce que Vous avez réussi à accomplir en Son absence ? » renchérit Andréa. « Si nous rejetons Son autorité, un schisme pourrait se produire parmi nos camarades, et nous nous retrouverions affaiblis avant même de livrer bataille. »

La Liche avait bien conscience d’être en train de se raccrocher aux branches : l’espoir n’était pas pour les Spectres, la devise ornant le linteau de la Porte des Enfers s’appliquant autant aux gardiens de l’endroit qu’à ses pensionnaires. Thanatos n’aurait pas tenu de tels propos et mis en place de tels préparatifs s’ils n’avaient été mûrement réfléchis. Comment les choses avaient-elles pu en arriver là ? Tous les progrès qu’ils avaient faits jusqu’à maintenant étaient-ils à ce point insuffisants, pour que la Mort juge plus sage de tout risquer d’une telle manière ?

Silencieuse, elle laissa ses interlocuteurs converser entre eux autant qu'il le fallait, sans intervenir. S'il y avait bien une chose qu'il fallait lui reconnaître, c'était que la Mort était patiente. À la différence d'un Sombre Monarque toujours trop prompt à reprendre les armes, elle ne se pressait jamais, ne saurait souffrir aucune urgence. À quoi bon ?
Tout lui reviendrait au bout du compte. Ainsi eurent-ils tout le loisir de se concerter sur cet épineux sujet - quand bien même l'intensité de son regard argenté, lorsqu'il revenait vers eux, laissait toujours un doute quant à savoir si elle percevait ou non la teneur de leur échange. Si c'était le cas, au moins eut-elle la délicatesse de n'en rien montrer. Et c'est tout aussi calmement qu'elle écouta les conclusions issues de leur débat, fidèle à elle-même en dépit de sa forme altérée.
Impassible comme elle l'était, il eut été facile de croire que le Temps l'avait faite prisonnière, si ce n'avait été pour la fumée s'échappant encore de ses lèvres. Non qu'il faille s'en rassurer : l'enfant de Nyx n'avait pas pour coutume de donner dans les grandes effusions, dut-elle préparer à commettre les pires horreurs. Enfin, ce fut à son tour de parler.

— Les dieux ne changent pas. asséna mollement la Mort.

Sa position changea légèrement, comme si elle était un automate - avait dû attendre qu'on la sollicite pour se remettre en activité. Le mouvement ne lui était pas naturel, d'une certaine façon ; cela tendait à se voir dans ces moments de relâchement. Rien ne bouge sous la poussière, à sa place dernière.

— Notre existence est à la fois infiniment plus complexe et infiniment plus simple que les vôtres. Nous sommes des forces de la nature au sens premier du terme, des notions et des concepts doués de conscience. Un dessein nous anime dès que nous sommes menés à l'existence. Son joli minois se chiffonna comme si elle venait de mordre dans un citron. De toute évidence, aborder ce sujet ne lui était pas agréable. Il est vrai que l'influence d'un hôte peut temporairement nous éloigner de nos objectifs, mais ça ne dure jamais longtemps. Ni ne finit bien.

La nécessité de développer ne se fit pas sentir.

— Je ne dis pas que nous sommes incapables d'apprendre de nos erreurs, mais le moindre changement demande des siècles à se mettre en place, parfois même des millénaires. Elle les dévisagea - les deux à la fois, faisant fi de la charnalité de l'une et de l'incorporalité de l'autre. Je ne vous apprends rien en vous disant que c'est un temps que nous n'avons pas. À supposer bien sûr qu'il accepte de s'entendre dire qu'il était dans l'erreur jusqu'alors... Et l'orgueil de la lignée de Cronos est ce qu'il est.

Certes, Hadès n'était - fort heureusement - pas le plus durement touché par cette redoutable tare familiale, mais autant qu'il aurait pu le vouloir, il lui eut été impossible de renier son héritage. Eut-il tant voulu revendiquer la Terre, s'il n'avait fait partie de ses descendants au Ciel et à elle ?

— Loin de moi l'idée de m'attribuer plus de mérites que je n'en possède, mais mon frère et moi-même nous efforçons depuis longtemps déjà de le modérer dans ses élans de conquête. Par chance, les aléas de la réincarnation ont voulu jusqu'alors que nous retrouvions généralement nos esprits avant lui, mais ce n'est en aucun cas une garantie. À évoquer ce sinistre présage, elle s'abîma dans la contemplation de son fume-cigarette, comme s'il recelait une vérité cachée. Je vous accorde volontiers que son expérience avec ses hôtes a été pour le moins malheureuse, mais je ne saurais l'absoudre de toute faute à cet égard. Il n'existe aucune règle qui l'oblige à habiter le soi-disant être le plus pur,  sinon celle qu'il s'impose à lui-même. Je peux avoir du respect pour les principes, mais pas quand nous avons tous à pâtir de leur déraison.

Si elle pouvait excuser à Hadès certaine de ses tares, pour cela, la Faucheuse n'avait en effet aucune compassion. À son sens, voilà longtemps qu'il aurait dû renoncer à cet élitisme forcené - d'autant que l'éligibilité de certains candidats avait de quoi laisser circonspect.
Ayant systématiquement évincé l'âme de ceux dont elle endossait la chair, elle n'avait jamais eu à souffrir d'une telle cohabitation, s'évitant ainsi ses méfaits désormais bien connus. Devoir se parer du vivant lui était suffisamment pénible pour ne pas s'infliger délibérément d'avaries supplémentaires. Que ne puissent-ils tous en faire de même...

— Alors non, reprit-elle après une gorgée de fumée, comme si elle s'en abreuvait après cette longue tirade. Je ne pense pas que voir ce que j'ai accompli le ferait changer d'avis. Que quoi que ce soit le puisse, tant que les choses demeureront en l'état. L'hubris lui est monté à la tête. Et si j'ai pu avoir un temps une certaine sympathie envers lui en raison de l'exil inavoué qui l'a conduit parmi nous... Je ne le laisserai pas détruire mon Grand Œuvre au nom de son amour du pouvoir. La tige d'argent qu'elle tenait se brisa entre ses doigts, sans qu'elle daigne y accorder plus qu'un simple coup d’œil ; tant pis. Le but qui est le sien était noble au départ, mais je le pense animé depuis d'intentions moins honorables. Je ne sais s'il en a conscience lui-même, mais je le crois trop dévoré par sa rancœur pour sa nièce et ses frères et qui sait quoi d'autre pour encore avoir les idées claires. D'une certaine manière, ne lèverions-nous pas sa punition ? Évaporant les débris de l'objet, elle porta la main libérée à sa hanche. Malgré les griefs que je peux avoir envers lui, je ne lui souhaite point de mal. Contrairement à mes pairs, je ne suis pas facilement aveuglée par la colère. Mais je pense que la collaboration à laquelle nous sommes contraints depuis son couronnement touche à son terme, et même si je le voulais, je ne peux laisser les Enfers derrière moi.

L'enfant de Nyx n'avait pas choisi ses interlocuteurs au hasard. Une seconde de pause devrait suffire à leur faire évaluer l'effet que cela pourrait avoir.

— Que faisons-nous alors ? conclut-elle en écartant les bras, comme pour mieux les ouvrir aux solutions éventuelles - tout en sachant pertinemment qu'il n'y en avait pas.Si Hadès et elle se déchiraient, nul n'en sortirait vainqueur, et les Enfers encore moins.

Les paroles de la Liche échouèrent à dissuader la Mort, qui resta catégorique et lui opposa Ses propres arguments à la logique imparable. Si Son ton se voulait patient et pédagogue à mesure qu’Elle exposait par le menu les raisons pour lesquelles il était selon Elle illusoire de s’attendre à ce qu’Hadès entende raison même une fois mis devant le fait accompli, un certain agacement transparut néanmoins sur la fin de Sa tirade. En voyant l’enfant de Nyx perdre le contrôle, même si ce ne fut que l’espace d’un instant, Andréa se demanda ce qu’il adviendrait des Spectres qui refuseraient de rentrer dans le rang et de se plier à Sa volonté. Retourneraient-ils à la poussière, aussi facilement et aussi subitement que ce malheureux porte-cigarette ? Nul doute que Thanatos préférerait éviter d’avoir recours à quelque chose d’aussi extrême, car les Enfers étaient en sous-effectif et il ne serait pas aisé de remplacer des Étoiles Maléfiques aussi expérimentées que celles de la génération actuelle, mais si une purge s’avérait malgré tout nécessaire… La Faucheuse ne saurait tolérer la moindre déloyauté, pas après tous les problèmes que cela avait causé par le passé.

« Connaissons-nous seulement la nature de Sa Majesté en tant que divinité, le rôle qu’Il a reçu à la naissance ? » interrogea la polonaise, qui avait relevé ce détail incongru lors de l’explication de Thanatos. « Il n’était pas destiné à régner sur l’Au-delà, Vous l’avez dit Vous-même. Il aurait tout aussi bien pu Se retrouver sur le trône de l’Atlantide et Poséidon sur celui des Enfers si les tâches avaient été réparties différemment ; Il aurait même pu devenir Maître de l’Olympe si Rhéa avait employé son stratagème plus tôt. N’est-il pas possible que Ses actions soient l’expression de Sa véritable nature contrariée ? »

Une question qui n’avait au final que relativement peu d’importance au vu de leur discussion, mais dont elle pensait tout de même qu’elle valait la peine d’être posée. Après tout, si les Dieux pouvaient être comparés aux rouages d’une immense machinerie cosmique – une pensée qu’elle aurait autrefois qualifiée de blasphématoire, mais puisque Thanatos Elle-même rappelait ce qui séparait le divin de l’humain en dépit de leurs ressemblances superficielles en mettant l’accent sur les aspects les plus mécaniques du premier... –, il ne fallait pas s’étonner qu’il y ait des dysfonctionnements quand un élément se retrouvait à la mauvaise place.

S’éloignant de cette tangente, l’Étoile Terrestre parcourut derechef les souvenirs de son prédécesseur à la recherche d’informations qui lui permettraient de proposer une alternative à la Faucheuse – quand bien même la question qu’Elle posait semblait être rhétorique. La jumelle d’Hypnos ne changerait pas d’avis pour ce qui était de s’affranchir de l’autorité d’Hadès, mais peut-être demeurait-il possible de suggérer un plan moins risqué – ou aux retombées moins apocalyptiques en cas d’échec, en tout cas.

« Une révolution de palais ne serait-elle pas préférable, Votre Seigneurie ? Si je ne m’abuse, Sa Majesté a peu l’habitude d’interagir avec Ses troupes, passant le plus clair de Son temps à Elysion ou à Giudecca et laissant le soin aux Juges, à la Prêtresse ainsi qu’à Vous-même et à Votre frère de relayer Ses ordres et de Le garder informé. » proposa-t-elle finalement, se rappelant de la façon dont étaient traités nombre de souverains réduits au statut de simple figure de proue, vivant reclus dans leur palais tandis que d’autres s’occupaient de gérer un royaume qui ne leur appartenait que de nom. Certaines mauvaises langues pourraient même dire que cela n’était pas si différent de la façon dont les choses fonctionnaient déjà dans l’Inframonde.

« Du moment que nous Le gardons isolé et que nous contrôlons l’information qui Lui parvient, cela devrait être suffisant pour que l’Olympe ne se rende compte de rien. Ce n’est pas comme si Zeus et sa cour s’intéressaient beaucoup à nos affaires en temps normal. » compléta Kochtcheï, toujours inquiet de voir que Thanatos n’en démordait pas mais résigné et déterminé à sauver ce qui pouvait encore l’être. « Nous ne pouvons nous permettre la purge interne qui accompagnerait un changement de régime, Votre Seigneurie, surtout s’il nous faut affronter l’Olympe et les égyptiens en suivant – j’aimerais croire qu’il ne s’agit que d’un incident isolé dans ce dernier cas, mais un excès d’optimisme ne peut que nous desservir. »

— Non. répondit la Mort, avec un infime reniflement.

Inexpressive comme elle l'était d'habitude, cela semblait presque trahir un soupçon de dédain. À qui connaît son exacte raison d'être depuis avant même qu'exister ait un sens, l'idée qu'un dieu - qu'un de ses semblables - puisse en être dépourvu n'était rien moins que méprisable.
Peut-être les Parques l'avaient-elles voulu ainsi, l'avaient laissé les mains vides pour qu'il soit libre de se saisir de la couronne infernale, mais du point de vue d'un être aussi absolu, aussi entier que l'était la Faucheuse, il était difficile de ne pas voir là une forme de défaillance.
Elle tâcha de n'en rien laisser transparaître, cependant, pareille mesquinerie n'ayant pas sa place dans une entretien de cette importance. Son avis personnel sur ce désœuvrement initial ne devait pas être un facteur, aussi y préféra-t-elle une réponse plus nuancée.

— Quand bien même cela serait vrai, soupira-t-elle, il ne m'appartient pas de l'aider à trouver sa véritable Vocation. Une nouvelle fois, le mot parut se distordre, s'adapter dans l'urgence entre le moment où il quitta ses lèvres et celui où il finit par atteindre l'oreille attentive de sa protégée pour qu'elle puisse l'entendre. Si la fille de Nyx se souciait d'ordinaire d'adapter son discours à son auditoire, tout portait à croire qu'elle s'en remettait ce jour à la force  étrangère - et profondément troublante - qui opérait cette traduction. Pas plus que nous ne devrions avoir à essuyer les plâtres de cette... Crise d'identité. Si problème il doit y avoir, il ne tient qu'à lui de le régler.

Un haussement d'épaules conclut sa tirade.
Aussi singulière que soit la situation d'Hadès et ses frères, elle était à sa connaissance inédite ; ç'aurait probablement pu être un intéressant sujet d'études, mais pas pour elle, selon toute vraisemblance. Ce qui pourrait probablement surprendre, le domaine de la Mort étant aussi en partie celui des mystères et de l'occulte : résoudre celui-ci aurait à tout le moins dû susciter un semblant de curiosité - ou ce qui s'en rapprochait le plus dans son cas. Mais même pour les cabalistes les plus éprouvés d'entre eux, peut-être est-il des secrets qu'il est mieux de laisser inaltérés.

Malgré l'asymétrie de leurs rôles respectifs, Thanatos gratifia Andréa - et Kochtcheï à travers elle - de son écoute la plus sincère. Si elle l'avait invitée à la rejoindre plutôt que de la laisser repartir sitôt son message délivré, ce n'était pas uniquement pour lui asséner ce qu'il allait advenir sans qu'elle puisse rien y changer. Toute inconfortable que soit sa position, que n'auraient suffi à décrire aucun marteau ni enclume, la Liche ne pouvait nier que la Mort répondait de bonne grâce à ses questions et entendait ses arguments.
Ce qui, peut-être, rendait les choses pire encore - en cela que chaque mot qu'elle allait prononcer pouvait potentiellement influer, dans un sens ou dans l'autre, sur le devenir de l'Outre-Monde. Certains avaient perdu la tête pour moins que cela. Mais la Mort n'avait pas coutume de s'entourer d'esprit fragiles, ou à tout le moins ne le restaient-ils pas longtemps - qu'ils endurent ou qu'ils se brisent.

— Hélas, reprit-elle en joignant ses mains délicates, j'ai bien peur que les étapes par lesquelles il me faudra passer pour dépouiller Hadès de son autorité passent difficilement inaperçues. Voyez-vous, il ne suffit pas de s'asseoir sur le trône pour exercer son pouvoir sur ce qui est, au final, le cadavre de nos ainés. Puisqu'il ne leur est pas lié par le sang, ce lien a dû être créé. Ce lien, il va me falloir le rompre.

Elle pinça les lèvres de manière presque imperceptible. Sans qu'elle ait besoin d'en donner les détails, l'on pouvait aisément deviner que cette entreprise n'éveillait en elle aucun enthousiasme.

— Mais... Sans qu'elle pense à les détourner au préalable, un flot vertigineux de pensées - un torrent - traversa ses yeux d'argent. Oui, je suppose qu'avec les préparations adéquates, il me serait possible de donner le change, dans une moindre mesure. Au moins pour un temps.

Aux Spectres, à tout le moins.
Quant au Roi du Ciel... Et bien, s'il y trouvait quelque chose à dire, il n'aurait qu'à descendre de son nuage.

Son interrogation concernant la nature profonde de leur Souverain – plus pour longtemps, à en juger par la tournure de cette conversation – ne rencontra qu’un désintérêt poli de la part de la Faucheuse. La Liche pouvait toutefois comprendre le raisonnement, ayant elle-même reconnu qu’il ne s’agissait au mieux que d’une problématique adjacente aux véritables questions préoccupantes. Elle ne put cependant retenir complètement un frisson d’inconfort lorsque la Mort balaya l’idée ; elle ne s’habituerait sans doute jamais à la sensation d’une puissance invisible réduisant un concept trop vaste et trop complexe pour être exprimé dans quelque langage humain que ce soit à une forme compréhensible par son esprit limité.

Heureusement pour ses nerfs malmenés – ou peut-être pas, pouvait-on réellement parler d’amélioration lorsqu’on ne faisait que troquer la menace immédiate d’une crise cardiaque contre une tension et une anxiété qui pèseraient en permanence sur ses épaules pendant qui sait combien de temps ? –, la discussion touchait à sa conclusion. Si le cap choisi par l’enfant de Nyx restait inchangé, Elle avait tout de même consenti quelques menues concessions. Ce n’était pas l’issue que la polonaise aurait préféré, mais le résultat était déjà meilleur que ce que n’importe quel péon dans sa position était en droit d’espérer – il ne fallait pas se leurrer, Thanatos avait beau lui avoir ordonné d’exprimer ses opinions, il ne s’agissait en rien d’une négociation entre égaux mais bel et bien d’une supplication adressée à un supérieur.

« Pouvons-nous Vous aider à obtenir ce dont Vous avez besoin pour effectuer cette… passation de pouvoir ? » demanda la Spectre qui, face à l’inévitable, était néanmoins déterminée à faire en sorte que la transition ait lieu de la façon la moins abrupte – et sanglante – possible. « Quelles mesures souhaitez-Vous appliquer pour dissimuler ces changements, et quels préparatifs devons-nous faire en prévision du jour où ces mesures ne suffiront plus ? Nous sommes mieux lotis que la plupart des autres factions lorsqu’il s’agit de protéger nos secrets, mais aucun secret n’est éternel... »

La concentration d’Andréa, jusque-là accaparée par la succession de bombes verbales lâchées par la Mort, pouvait désormais être répartie entre différentes tâches avec la relative retombée de son niveau de stress. Ce fut grâce à cela qu’elle remarqua une anomalie dans la constellation que les autres Étoiles Maléfiques formaient dans son espace mental. L’aura d’Oblivion s’était enflammée à plusieurs reprises lors des minutes précédentes, ce à quoi elle n’avait pas accordé énormément d’attention dans la mesure où ces épisodes étaient de courte durée et de faible intensité ; il fallait s’attendre à ce que les séides d’Anubis résistent, après tout.

Ce n’était plus du tout la même chose maintenant, car la Mante avait élevé son cosmos à son paroxysme. Ce qui voulait dire que le dieu chacal avait des serviteurs capables de pousser la deuxième meilleure combattante des Enfers à faire usage de toute sa puissance, alors même qu’elle était accompagnée par un membre de l’élite du Sanctuaire ainsi que par les guerriers dépêchés par Asgard et Death Queen Island.

« Oblivion vient d’engager le combat. » avertit-elle la divinité en s’éloignant brusquement du sujet précédent. « L’ennemi semble assez fort pour l’obliger à le prendre au sérieux. »

Ce qui n’était pas peu dire, mais quelque chose perturbait l’Étoile Terrestre. Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus, cependant elle avait l’indescriptible sensation que quelque chose n’allait pas. Par pur réflexe, son Surplis vint la recouvrir, ses griffes accrochèrent la trame de l’espace-temps… et échouèrent à la déchirer pour ouvrir un chemin vers sa consœur.

« La voie est close. Des deux côtés. » l’informa sombrement Kochtcheï.


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