Même en s'attendant à la désagréable sensation d'être tout bonnement arraché de la réalité, le Lion d'or ne put empêcher ses poils de se hérisser de toutes parts lorsque Leticia les transporta par sa méthode peu conventionnelle à travers des milliers de kilomètres. Une fois le pied posé sur un sol de nouveau dur, le soleil baignant chaleureusement sa crinière d'or, le Cinquième Gardien s'accorda quelques instants pour remettre ses sens à leur place et respirer un grand coup.

A ses côtés, le guerrier divin et la Chinoise semblaient arrivés eux aussi en un seul morceau. Bien, au moins la Spectre avait tenu parole, un bon pour elle. Le chevalier d'or n'eut pas à chercher bien loin pour reconnaître les rues de Rodorio à quelques dizaines de pas. Ils n'étaient pas en plein cœur de ville, les protections d'Athéna œuvrant sans doute à bloquer l'accès de puissances étrangères.

Progressivement, Azir se rendit compte que le morceau de tablette sous son bras réagissait, comme s'il voulait aller quelque part. L'effet boussole décrit par Zlatanna, sans doute.

"Ok, il semblerait que notre caillou veuille nous emmener au Sanctuaire. Et pas vers le cimetière. Je vous invite donc tous les deux à me suivre. Et par pitié, ne perdons pas de temps : laissez les villageois tranquilles, ne défiez pas les gardes, restez avec moi... ce genre de choses."

Il parlait plus pour Hruodland, Zhihao semblant avoir le bon sens nécessaire de nature, mais comme il s'agissait d'une femme-chevalier noire, les partisans du Sanctuaire ne verraient peut-être pas les choses de la même façon. Surtout les apprentis qui avaient failli être réduits en bouillie par Bradley Reagan. Rien qu'à y penser, le Lion avait envie de vomir. Il prit donc la tête de la petite troupe, suivant les pulsations de la tablette.

Voyant qu'ils se détournaient du Sanctuaire à proprement parler, le blondinet se raidit. La Palestre. Où est-ce qu'Alec avait caché son morceau exactement ? En plein milieu des baraquements des futurs chevaliers ? Il avait de la chance d'être mort. Une attitude aussi irresponsable lui aurait valu un sermon bien senti de la part du Directeur, pour sûr !

"Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vais vous demander de patienter à l'entrée. La zone est interdite aux non-chevaliers qui ne sont ni aspirants, ni membres du personnel. J'ai moi-même instauré cette règle, je souhaiterais ne pas avoir à m'y soustraire. Je ferai au plus vite."

« Bien compris. » confirma l’asiatique en emboîtant le pas au Lion d’Or. En temps normal les règles qu’il venait d’énoncer auraient été superflues car elles relevaient du bon sens le plus élémentaire, mais on ne savait jamais avec Hruodland.

Et en parlant de l’ex-Léviathan… pourquoi avait-elle pensé qu’il était possible de lui faire entendre raison, déjà ? Zhihao refusait de lui expliquer tout ce qui n’allait pas dans la façon dont il avait réagi à la simple idée que certains puissent choisir d’implorer la clémence d’Anubis, d’abord parce que cela lui prendrait la journée et ensuite et surtout parce que c’était futile ; elle obtiendrait sans doute de meilleurs résultats en s’adressant à un mur. Le conquérant de Moscou et auteur du massacre de Tokyo ne relevait même pas l’hypocrisie de ses propres propos : ceux qui refusaient de se soumettre face aux Dieux étaient des mécréants qui méritaient d’être exterminés, mais ceux qui acceptaient étaient des lâches et méritaient également d’être exterminés ? Où était la logique, là-dedans ?

La militaire garda ces pensées pour elle alors que leur groupe, guidé par le sortilège de la magicienne, avançait non pas vers le Sanctuaire lui-même mais vers un complexe situé légèrement à l’écart dont émanaient plusieurs cosmos immatures. Elle reconnaissait ce lieu pour l’avoir déjà vu à la télévision, en même tant que d’innombrables autres téléspectateurs. Les traces des ravages infligés par l’ultime attaque d’Eurydice étaient toujours présentes, mais les serviteurs d’Athéna avaient néanmoins réussi à en faire disparaître une bonne partie et à remettre les installations en service en un temps record.

« Ce doit être la Palestre, le centre de formation des apprentis-chevaliers. » répondit-elle à la question du guerrier divin, en s’abstenant de dire que c’était tout de même un drôle d’endroit pour cacher un fragment de tablette : Azir semblait être parvenu aux mêmes conclusions, à en juger par la rigidité de sa posture. Elle acquiesça sans problème à ses instructions et s’adossa au rocher le plus proche, se préparant à mettre cette attente à profit. Elle n’avait pas eu le temps d’examiner plus en détail le « cadeau » de la scientifique depuis sa sortie du campement des Agences, alors autant le faire maintenant.

Même avec les yeux fermés pour mieux se concentrer sur l’analyse des nanomachines, elle percevait toujours Hruodland à ses côtés et la manière dont il la regardait. Qu’avait-il en tête, encore ? Elle n’eut pas à se le demander bien longtemps, car l’ancien Marina révéla vite son intention.

« Vous avez failli tous nous faire tuer, bien sûr que j’ai un problème avec vous. Le contraire serait étonnant. » répliqua-t-elle. Ce qui était plus étonnant, c’était qu’il lui pose la question à elle en particulier : elle était à peu près sûre que tous les autres avaient également un « problème » avec lui, y compris Azir, et ils ne s’étaient pas privés de le faire savoir.

Azir passa très facilement le périmètre de sécurité, malgré la couche de protection humaine -des gardes-, technologique -un système de reconnaissance oculaire et digitale auquel chaque membre du personnel et chaque apprenti enregistré devait se soumettre sans condition-, et mécanique -des tourniquets, des portes à leviers, entre autres- dont il avait obtenu la mise en place avec l'assentiment du Pope. Non seulement cela rassurait les familles et donnait une excellente image de l'école à l'extérieur, mais avec de la chance de tels dispositifs freineraient grandement les Reagan qui chercheraient à s'introduire dans les lieux, voire les arrêterait complètement. Ou alors la paresse les pousseraient plutôt vers le Sanctuaire, où de vrais chevaliers seraient là pour les accueillir.

Une fois à l'intérieur, le Directeur pressa le pas. Les cris des jeunes en formation le détendirent suffisamment pour qu'il se permît de sourire à ceux qu'il croisait, quand bien même ils s'écartaient sur son passage en le voyant hâtif. Au moins ici la vie suivait son cours normalement, une bonne nouvelle dont il avait bien besoin pour se libérer d'un peu de pression.

Il aurait bien voulu effectuer le trajet à vitesse lumière, mais la tablette semblait avoir une idée bien précise de la direction qu'elle voulait emprunter, lui faisant faire quelques détours lorsqu'il voulait aller trop vite. Puis il comprit dans quelle pièce précisément elle le conduisait, et peut-être une partie de la pensée d'Alec en ce sens. Dans la salle des armures de bronze, on trouvait lesdites armures et leur Pandora box. Le jeune Saint n'avait pas cherché à cacher son butin à la Palestre, c'était simplement le lieu où son armure était revenue à sa mort. Sans doute pensait-il pouvoir continuer à la garder dans ses quartiers d'affectation, sans imaginer qu'il perdrait la vie peu de temps après... Un pari risqué. Un pari qu'il avait perdu.

Le Lion d'or pénétra la pièce et enveloppa du regard la cinquantaine de boîtes posées sur leurs piédestaux qu'il avait pour responsabilité d'attribuer à de jeunes chevaliers prometteurs et suffisamment endurcis pour survivre au combat des Ordres divins. Très peu avaient trouvé porteur actuellement. Cela signifiait-il paradoxalement que le monde se portait bien ? Le Lion d'or aurait voulu âtre optimiste, mais avec la perspective du réveil d'Anubis, l'affaire était compliquée.

Il repéra bientôt Andromède et s'agenouilla devant l'armure comme devant un camarade. Sa main gantelée d'or vint en effleurer la surface.

"Te voilà... J'ai besoin que tu me présentes ton contenu. Je n'en veux pas à Alec pour avoir gardé le secret. Il a dû prêter serment, il a dû respecter des forces qui me dépassent moi-même. Il a fait son devoir de chevalier, et il en a payé le prix... Aujourd'hui, nous avons besoin du morceau de tablette qu'il a caché pour protéger des innocents. Je suis sûr que tu peux comprendre cela. Il n'a pas agi en vain, mais sans cela notre plan tombe à l'eau. S'il te plaît, Andromède."

L’Égyptien inclina la tête avec déférence. Il savait les armures douées de sentiments, et quelque part dans son esprit les yeux de Regulus observaient, respectaient ce qu'il venait de faire. Beaucoup de gens auraient simplement tiré sur la chaîne, ouvert la boîte et pris ce qu'il voulait. Mais le Lion était différent.

Alors, un cosmos paisible se dégagea, puis le cube s'ouvrit comme s'il se brisait spontanément. L'armure de bronze lévita une dizaine de centimètres au-dessus du sol, guidant la main du Cinquième gardien vers son objectif, puis retomba. Le sort de Zlatanna sembla réagir et les deux morceaux se "reconnaître", avant de cesser de vibrer l'un vers l'autre. Le chevalier d'or sourit, puis inclina la tête vers l'armure.

"Merci à toi. Je te promets de faire de mon mieux pour te trouver bientôt un nouveau porteur, à vous toutes. Et surtout, pour les protéger. Puisse Athéna me guider sur ce chemin."

C’était bien sa veine ; d’où l’ex-Marina tirait-il cette soudaine perspicacité ? Ce n’était pas le résultat qu’elle avait à l’esprit quand elle avait souhaité qu’il lui pousse un cerveau… Plus sérieusement, qu’est-ce qui l’avait trahie ? Le fait qu’elle se soit retrouvée en présence d’un des plus grands meurtriers de masse de l’histoire n’était pas une excuse pour que son jeu d’actrice se dégrade, bien au contraire !

« J’ai eu une longue journée pleine de mauvaises surprises et de rencontres avec des gens désagréables. Le fait de voir que c’était un Ase qui était à l’origine de cette action inconsidérée n’a rien arrangé. » répondit-elle sans céder à l’intimidation et sans se départir de son calme mais en laissant tout de même paraître une pointe d’agacement. « Un tel comportement, je m’attendais plutôt à ce que la responsable soit la Spectre ou même ma collègue, même si nous leur avions dit et répété de ne pas faire n’importe quoi. Les Guerriers Divins ne sont pas des Saints, certes, mais n’êtes-vous pas censés défendre l’humanité et non la mettre en danger ? »

C’était techniquement vrai : la Boussole était réellement déçue que le dernier chevalier à avoir rejoint leur groupe n’ait pas été quelqu’un dont la personnalité se rapprochait davantage de celle du Lion d’Or. Toutefois, il ne s’agissait évidemment pas de la vérité pleine et entière. Pourquoi continuait-elle de mentir par omission dans ce cas, alors même que son interlocuteur semblait avoir de plus en plus de mal à se contrôler à mesure que la conversation avançait, que son cosmos s’élevait et que les occupants de la Palestre commençaient à réagir en conséquence ? Elle n’en était pas tout à fait sûre, mais la façon dont Hruodland avait formulé sa question était plus qu’étrange : comment pouvait-il ignorer ce que le reste du monde lui reprochait ? Elle avait évité d’aborder le sujet jusqu’ici pour ne pas faire de vagues, dans l’intérêt de l’effort commun pour arrêter Anubis, cependant cette discussion l’amenait à formuler une hypothèse des plus invraisemblables : et si l’ancien Léviathan ne se rappelait plus de ce qu’il avait fait ? Cela expliquerait l’écart entre son comportement actuel et celui dont il avait fait preuve par le passé.

Si c’était bien ça, alors elle refusait d’être la personne qui lui rendrait la mémoire et ramènerait le monstre à la surface.

« Je suis arrivée après Azir parce que je n’avais pas encore revêtu mon armure au moment où nous avons ressenti votre énergie. » poursuivit la militaire en dépit de la tension croissante. « Je n’allais certainement pas charger sans protection, et il est plus puissant et plus expérimenté que moi ; je l’aurais laissé passer en premier même s’il n’avait pas été le plus rapide – au passage, vous surestimez mes capacités. »

Ceci dit, elle pointa un index accusateur vers les bâtiments, d’où se dégageaient des auras laissant clairement transparaître l’affolement des apprentis-chevaliers confrontés à celle du Guerrier Divin.

« Vous devriez vous calmer, vous allez provoquer un incident diplomatique. Et pour répondre à votre question, ce que vous êtes pour moi c’est quelqu’un qui a énormément de pouvoir et qui devrait apprendre à mieux se contrôler. »

"Je suis d'accord sur ce dernier point."

Le Saint avait hâté le pas sans cacher cette fois son empressement, l'augmentation nette du cosmos de l'Asgardien ayant sonné l'invisible tocsin que tous les apprentis avaient pu ressentir. Par mesure de sécurité, le directeur ordonna l'application des consignes de protection à tous ceux qu'il croisa, élèves comme enseignants. Et ce n'était, bien entendu, pas un exercice.

"Vous voyez Hruodland, nous vous écouterions sans doute plus souvent si vous ne menaciez pas d'éclater et de tout détruire à la moindre occasion. Le contrôle, c'est l'un des fondamentaux du cosmos."

Se doutant qu'il parlerait sans doute dans le vide, Azir ne s'essaya même pas à développer son propos et montra bien en évidence les deux morceaux de tablettes en sa possession. Ils pouvaient donc retourner là d'où il venaient, en espérant qu'Oblivion ne traînerait pas pour la seconde téléportation -ou peu importait ce dont il s'agissait en pratique-, direction Asgard. Si leur boussole improvisée fonctionnait aussi efficacement dans le Grand Nord, les chances de revenir à temps à la pyramide et de pouvoir appliquer le plan de Zlatanna, aussi improbable fût-il, augmentaient drastiquement. Et au milieu des plaines enneigées, le guerrier divin pourrait bien se défouler autant qu'il voulait, tant qu'il les laissait poursuivre leur opération de sauvetage.

"Le sortilège a fonctionné comme prévu, tout est en ordre ici. J'ose croire qu'il en sera de même chez vous."

Le Cinquième Gardien demeura néanmoins alerte, au moins jusqu'à sentir le cosmos du dangereux tueur en série retomber. Ils avaient pu le contenir avec du bon sens jusque-là, autant continuer.

Azir arriva à la rescousse, tablette partiellement reconstituée à la main, tel un parangon de raison et de bon sens dans ce monde de brutes, d’imbéciles et d’egos surdimensionnés. Mais même cette intervention à point nommé ne suffit pas à rassurer entièrement l’asiatique, car Hruodland semblait faire une sorte de crise : son cosmos continuait de croître, il avait l'air de perdre le contrôle de ses nerfs et pour couronner le tout il annonça qu’il entendait des voix qui lui ordonnaient de tout détruire.

Violent, orgueilleux, obstiné, impulsif et voilà maintenant qu’il se révélait psychologiquement instable par-dessus le marché ; qu’est-ce qui avait pris aux Ases de recruter cette bombe à retardement ambulante ? Zhihao savait certes que l’ancien Léviathan avait brièvement fait partie des rangs de la Confrérie Noire, mais les renégats de Death Queen Island n’étaient pas un exemple à suivre. Et même parmi les membres de l’Ordre, c’était un euphémisme de dire que les actions du Seigneur Noir du Lion – que la majorité tenait pour responsable – étaient loin de faire l’unanimité.

« Quelques troubles ponctuels ? » répéta la militaire incrédule. « Vous êtes sûr que ça va aller ? »

Décidément, il faudrait qu’elle trouve un moment pour parler en privé au chevalier d’Or afin de lui proposer de laisser le dangereux malade affronter Our lorsque viendrait le moment de donner l’assaut. Même si les deux ne s’entre-tuaient pas – personne n’était chanceux à ce point –, le survivant devrait être assez affaibli pour que le reste du groupe puisse l’achever. Quoique, l’égyptien risquait de ne pas apprécier cette suggestion ; mieux valait donc employer une approche moins extrême… Puisqu’ils se rendaient à Asgard, serait-il possible de demander aux autorités nordiques d’échanger Hruodland pour un autre Guerrier Divin avec une meilleure santé mentale ?

« Je me charge d’appeler Leticia, mais nous devrions d’abord retourner à Rodorio. Nous avons suffisamment effrayé les locaux, n’allons pas rajouter une Spectre en plus. »

Le trio se remit en mouvement sous l’œil vigilant des gardes qui avaient accouru depuis les quatre coins de la Palestre. Une fois encore, l’armure d’Or du Lion fit office de laisser-passer, persuadant la piétaille de garder ses distances – même si certains d’entre eux devaient également avoir reconnu le Boucher de Tokyo et jugeaient sagement qu’il était plus prudent de ne pas le provoquer. Pauvre Azir, nul doute qu’on lui demanderait des comptes une fois cette crise résolue…

Ils revinrent ainsi à leur point de départ après une courte marche que l’Ase mit à profit pour prévenir sa patrie de leur arrivée, puis ce fut au tour de la Boussole de contacter la Mante par l’entremise du portable de Gorislava. Quelques instants plus tard, l’Étoile Céleste fit son apparition et les transporta jusqu’aux contrées glacées du grand Nord, disparaissant avec autant de soudaineté que la première fois – elle ne devait pas avoir envie de rester en compagnie de l’ex-Léviathan une seconde de plus que nécessaire, ce que Zhihao pouvait comprendre.

« Bon, et bien à vous de nous guider. Nous vous suivons. » dit-elle au Guerrier Divin.