Je connais le goût de la défaite. La survie trop chère payée pour trop peu de résultats. Lorsque les gens comme moi échouent —ou obtiennent exactement ce qu’ils veulent— le monde en porte les cicatrices pour bien des années à venir. Le silence qui règne ici en est la preuve.
Mon cosmos me permet de respirer plus ou moins normalement dans ce qui était anciennement la ville de Goma, mais je ne peux pas rester trop longtemps. Assise en tailleur, j’observe le terrain désert ou rien n’a survécu au combat qui s’est passé ici, et invoque une Fée. Le petit papillon s’installe confortablement dans le creux de ma main et contre toute attente, je force un petit sourire.

-Encore toi?

Depuis quand suis-je capable de différencier ces Fées les unes des autres? C’est peut-être mes émotions qui me jouent des tours, mais il y a quelque chose de réconfortant à se confier à un visage « familier ». Sans attendre, je me racle la gorge et commence :

-Mes salutations au Seigneur Hypnos… j'aurais aimé que les choses se passent autrement, mais la situation a changé depuis mon dernier rapport et je ne peux plus l'ignorer. Anubis tente de se réincarner en Égypte, et il est derrière le vol des âmes et la destruction d'El Balyana. J'aimerais pouvoir donner de meilleures explications, mais je dois d'abord vous rapporter ce qui s'est passé. Quelqu'un nous a aidé dans cette mission, quelqu’un de suffisamment puissant pour me priver de mon cosmos et qui en savait un peu trop sur Anubis, se croit capable de nous faire oublier son existence, de s'effacer complètement de l'histoire. Elle…

Je m'arrête brusquement et secoue la tête pour me ressaisir. Pas tout de suite. Pour déjouer les menaces de Zlatanna, et surtout pour au moins garder une trace de ce qui s'est passé, je dois tout raconter.  

-… Une chose à la fois. De ce que j'ai cru comprendre, toute cette histoire a commencé à Goa, où les autorités locales ont demandé de l'aide aux Saints pour résoudre un crime particulier. Un couple assassiné, la famille Sempouri. Ils devaient se douter que l'attaque était de nature cosmique. Un artéfact égyptien avait aussi été volé pendant le meurtre. Après ça, les Saints concernés, Azir du Lion et Colombe de la Petite Ourse, ont été prévenus de la tornade d'El Balyana et se sont rendus sur place pour enquêter.

Il n'y a pas d'hésitation au moment de prononcer les noms des deux éveillés, mais une pointe de regret, peu après. Nous sommes encore des ennemis, et maintenant pour mes frères d'armes, ces ennemis ont un nom… mais je ne peux pas recommencer. Et puis, ils sont mes ennemis à moi aussi.

-Pendant ce temps, un meurtre semblable avait lieu à New York. Cette fois, il s'agissait d'Ethan Crest, qui était affilié aux Chevaliers Noirs. Deux d'entre eux,  Zhihao de la Boussole et Gorislava du Fourneau, ont tenté de trouver le coupable, sans succès. Cependant, elles ont apprises qu’une autre attaque avait laissé un survivant : le Comte Karlyle, à Winchester. C’est là que je me suis joint à eux par hasard, après avoir rapidement croisé les Saints à Goa. Mais quelque chose ne tourne pas rond dans ce manoir… lorsque nous sommes entrées à l’intérieur, les Chevaliers Noirs se sont retrouvées sans cosmos, et j’étais considérablement affaiblie. C’est là que nous avons reçu toutes nos informations sur Anubis et la pyramide. Les artéfacts volés devaient servir à sa résurrection, mais il a aussi besoin du Livre des Morts pour avoir accès à toute sa puissance. Son gros problème est qu’apparemment, ce n’est pas la première fois que quelqu’un tente d’invoquer un dieu égyptien, et d’autres éveillés ont détruit ce fameux Livre avant. Anubis tient donc une partie de l’Égypte en otage et menace de voler de plus en plus d’âmes tant que ce Livre ne lui est pas rendu. Ça ne nous plait pas, mais notre seule option est de récupérer le Livre et nous en servir pour entrer dans la pyramide de force. Il y a juste un problème… Anubis pourrait être capable de prendre le contrôle d’une âme déjà morte et la soumettre à sa volonté, comme… comme moi. Comme n’importe quel autre Spectre.

Juste à prononcer ces mots, je réalise à quel point notre plan est fragile, s’il n’est pas déjà voué à l’échec.

-Nous avons un parchemin, qui devrait me protéger s’il tente sa chance, mais ça ne marche qu’une seule fois. Je ne peux pas le laisser prendre avantage des Enfers comme ça, mais si… si le parchemin ne fonctionne pas…

Je ne me suis jamais accordé le luxe d’y penser avant. Bon sang, qu’est-ce qui va m’arriver si ça ne fonctionne pas? Après tout ce qui est arrivé… le papillon ne bouge pas malgré mes tremblements. Peut-être a-t-il pitié. Peut-être qu’il ne me croit pas. Je secoue la tête.

-Je suis une Spectre. Je vais me battre jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi. Peu importe ce qui m’arrive, il ne pourra pas changer ça.

Distraite à nouveau… je ne suis pas là pour m’apitoyer sur mon sort. Le plus important est encore à venir.

-Tout ce qui s’est passé, nos informations sur Anubis, ses pouvoirs, ce plan, le phénomène au manoir… tout cela vient de la même personne. Elle s’appelle Zlatanna, elle dit qu’elle travaille pour Karlyle mais j’ai de la difficulté à y croire. Je n’ai jamais vu un éveillé aussi puissant, et elle se croit capable de nous faire oublier son rôle dans toute cette histoire. Clairement, elle se donne des airs, mais après tout ce que j’ai vu, je préfère ne pas prendre de chance. Le plus de personne possible devrait savoir ce qui s’est passé, pour ne pas être pris par surprise une autre fois.

Je n’ai plus beaucoup de temps. Nous commençons l’assaut bientôt. Pitié, n’envoyez personne d’autre, ce serait trop dangereux. Je peux m’en occuper, et quand je reviendrai, je vais tout expliquer.

Si je reviens. Une vive douleur se répand dans mon corps alors que mon Surplis s’indigne de toutes ces émotions inutiles. Face à toutes ces menaces, pourquoi je m’embarrasse avec mes peurs?! Je n’ai besoin que d’une seule chose, et je devrais déjà en avoir en abondance.
Il y a de terribles conséquences lorsque les gens comme moi obtiennent ce qu’ils veulent : s’abandonner à ma propre force sans aucune restriction. Mais si la destruction est inévitable, pourquoi ne pas tenter d’y trouver un peu de satisfaction? La douleur s’estompe et je me relève, prête à repartir. J’ai dit tout ce que j’avais à dire, et plus que jamais, mes actions importeront plus que n’importe quel adieu.