2021Je ne sais pas où je suis.
Un instant, je suis sur le toit d'un gratte-ciel à regarder un corps chuter vers les voitures, des centaines de mètres plus bas. Déjà son visage m'échappe, je ne pense pas que je connaissais même son nom. Je sais que je ressentais quand je l'ai tué, de la rage, puis de la satisfaction, mais c'est tout. Je ne sais déjà plus pourquoi.
Un autre instant et je suis dans une ville en ruine, à poursuivre des soldats et les faucher un par un malgré les balles et les coups de couteau qui me constellent le corps. Je ne sais pas pourquoi. Celui ou celle qui a offert son âme contre un carnage me l'a dit, et je l'ai sans doute ressenti, mais je n'arrive déjà plus à me souvenir. Ils ont tué un proche, sans doute? Menacé de le faire? Ou était-ce quelqu'un d'autre...?
Un autre instant et je suis dans une pièce sombre, devant des dizaines de caméras, à hurler des demandes en tenant devant moi le corps ensanglanté d'un politicien quelconque. Ce ne sont pas mes mots, pas mes demandes, rien qui n'arrive à trouver de place dans mes souvenirs. J'ai juste besoin de la rage.
Sauf que j'en ai assez pour me durer toute une vie. J'ai été l'oreille attentive de tant de souffrances et d'orgueil blessés pendant des années, j'ai été témoin d'histoires et de pensées horribles qui n'étaient jamais supposées être dites à voix haute. Mon Surplis a tout ce dont il a besoin, plus important il ne doute plus de ma capacité à m'entourer de cette rage qui nous donne notre puissance. Ce devrait être le moment où je devrais pouvoir rentrer aux Enfers, trouver un peu de repos, me remettre au travail comme tous les Spectres le font... mener une existence relativement normale.
Je ne me rends jamais plus loin que les portes de Dité.
Quand je retourne à ma sombre besogne, je n'ai déjà plus de souvenirs d'avoir tenté d'arrêter. Mon Surplis pèse si lourd sur mes épaules que je ne le porte plus depuis un bon moment déjà et pourtant, je trouve malgré tout la force de continuer. Les corps s'empilent et le sang coule dans ce rêve à demi-éveillé mais c'est réel, tout est réel...
Je l'entends comme les autres, un appel à l'aide vengeur lancé dans l'univers. Mais quand j'apparais au milieu du parc industriel, vide de toute vie sauf pour une seule âme, je sens tout de suite que quelque chose ne va pas. Ces tours près de la périphérie, je les reconnais... que font des Timur ici? Et ce cosmos rempli de rage, il m'est familier mais c'est impossible... après toutes ces années...
Des années de rage s'envolent et me laissent avec une douloureuse culpabilité alors que je m'approche de la tente où je sens de l'activité et entre brusquement. Une simple lampe éclaire faiblement un gros papillon vert posé sur les genoux d'une vieille femme en chaise roulante.
-Enfin. Je commençais à en avoir marre de broyer du noir comme ça.Luiza de Assis. Il ne reste pas grand-chose de l'élégante Espagnole qui a déjà été ma collègue. Une de ses jambes a été remplacée par une prothèse et une bonne partie du haut de son corps semble complètement paralysée, donnant à sa posture une asymétrie à la limite du grotesque. Sa main valide, à peine de la peau sur les os, tient une cigarette en tremblant.
Je lui ai fais ça, quand elle a essayé de protéger Théo. Je la croyais morte... Sans même essayer, j'ai réduit son existence à... à ça. J'ai fait beaucoup de victimes avec le temps, même si je ne peux pas me souvenir d'eux, je peux me convaincre qu'au moins, ils n'ont pas souffert trop longtemps. De Assis vit avec les conséquences depuis... combien de temps a passé depuis que j'ai quitté FIRMAMENT? Combien de temps...
Un violent vertige me parcoure le corps et ma tête commence à tourner. Je suis si fatiguée, et la douleur... ma vision s'embrouille alors que je tente de me concentrer sur Luiza. Je sens déjà une différence dans son aura, la rage qui se dégageait d'elle disparaît trop vite pour être naturelle. Elle a eu l'aide de Dalet, le papillon, pour manipuler ses émotions. Rien de tout ça n'est le fruit du hasard, l'appel qui m'a mené ici était artificiel. C'était un piège...
Luiza semble deviner ce que je pense.
-Oh, ils y pensent. Une bonne bombe nucléaire et on en parle plus, sauf que... même ça, on est pas sûr que ce soit assez. Après trois ans de tentatives ratées... Et puis, tu reviendrais. À quoi bon? Non, je suis juste là pour discuter.Je sens mes lèvres bouger, mais je ne crois pas qu'un seul son ne sorte. Luiza fronce les sourcils. Je pianote nerveusement dans le vide et remarque pour la première fois les brûlures sur ma peau. Ma respiration est lourde et bruyante mais le pire reste ma tête. Pour la première fois en trois ans, je lève une main et tapote le derrière de mon crâne pour voir si je suis blessée. Je sursaute violemment en sentant un trou béant et une masse gluante sous mes doigts.
-... Oh.-Uh-huh. Jess n'a pas apprécié. Enfin, tu sais comment c'est, on fait de notre mieux mais c'était impossible de savoir où tu allais frapper, alors on a eu l'idée de créer un appât, à la place.Luiza secoue la tête, les lèvres pincées. Son poing se referme subitement sur sa cigarette et la réduit en poussière, elle bouillonne de haine et je devrais en tirer quelque chose mais il ne se passe rien. C'est normal.
Il n'y a qu'une personne capable d'exploiter la rage qui m'est destinée.
-C'était l'idée de Roth. Quand c'est devenu clair que tu agissais sous une sorte de transe, il a suggéré une rencontre la plus émotionnelle possible pour te ramener. Bien sûr, ça marche juste si tu ne nous as pas conté des craques quand tu as dit qu'on comptait encore pour toi. C'est bien de voir que tu le pensais vraiment quand tu as essayé de tous nous tuer.-Je n'allais pas...-Tais-toi. Tu l'aurais fait, tu allais tuer Théo, tu vas vraiment me faire croire que tu te serais arrêtée pour Emily? Pour Ben? Pour Taras? Tu ne t'es pas arrêtée pour moi. Quand tu es en colère, tu ne t'arrêtes pour personne. Je m'en fous que tu regrettes, ça change rien. Tu as tous gâché.Un spasme parcoure son corps abîmé et je réalise que, sans s'en rendre compte, elle a essayé de se lever. De brillants éclairs bleus parcourent ses bras et l'air se remplit d'électricité. L'idée de Roth était peut-être de révéler que Luiza est encore en vie pour me calmer mais pour l'Espagnole, rien n'est certain. J'ai peut-être passer des années à tenter d'ignorer ce que j'ai fait mais elle doit maintenant revivre ce moment fatidique encore et encore, à se demander si cette rencontre va se terminer de la même façon. Est-ce qu'elle veut me provoquer? Se donner raison et mettre fin à ses souffrances comme elle l'avait prévu?
"Je le savais."Mon Surplis s'agite, mais il n'y a rien à faire. Je veux juste partir, il n'y a rien pour moi ici... sauf les conséquences de mes actions. Je baisse la tête avec honte. Luiza semble plus dégoûtée que jamais.
-Garde tes excuses pour les autres, j'en veux pas. Je suis juste là pour le boulot. Alors c'est quoi le problème, cette fois? On sait comment tu travailles, tu n'agis pas comme ça quand tu obéis aux ordres, juste quand tu es en colère. Il y a un motif, mais avant que tu aies ta petite réputation, aucune des victimes n'avaient de lien avec les Spectres. Tu joues les justicières maintenant?-... Si on veut. J'ai besoin de beaucoup de rage, pour alimenter mon Surplis... quand la mienne n'est pas assez, je prends celle des autres. Littéralement. En échange, je leur offre leur vengeance.-Et un aller simple pour une prison des Enfers. J'ai entendu les monologues. C'est sympa pour les victimes qui ont rien demandé. Il t'est déjà venu l'idée que jouer les tueuses à gages pour des terroristes et des agresseurs n'était pas une super approche?-Ça fait longtemps que ce n'est plus moi qui choisit.J'essaye de garder une apparence calme, même si ce qu'elle me révèle n'est pas exactement ce que j'avais en tête. L'idée était de survivre d'abord, tester les âmes qui n'ont jamais connu le conflit ensuite. Depuis quand est-ce que ma croisade n'accomplit plus son objectif?
Non. Ce serait hypocrite de prétendre que je voulais accomplir autre chose que rester en vie.
-Les mortels savent. Ils ressentent une rage si forte qu'ils leur prennent le besoin de tuer, mais ils ne sont pas comme toi et moi. Ils ont peur, ils sont trop faibles pour le faire eux-même. C'est là que je les entends.Les lèvres de Luiza bougent mais elle n'ajoute rien. Je la vois jeter un coup d’œil dans le coin de la tente, sans doute là où une caméra se trouve. Tout ça est nouveau pour les Agences. Comme l'Espagnole l'a déjà expliqué, ils ne comprenaient pas le motif...
-Je ne sais pas comment l'expliquer... ce ne sont pas toujours des voix. Il y a le sang, les larmes aussi... n'importe où dans le monde, c'est comme s'ils appelaient mon nom sans le réaliser.-Non...L'Espagnole tremble. Son cosmos est presque inexistant comme si elle essayait de se faire toute petite. Qu'est-ce qui lui prend? Qu'est-ce qui lui fait peur à ce point : les Agences si elle parle trop ou moi?
-Non, Oblivion. Ceux qui t'appellent savent ce qu'ils font. Il n'y en a pas beaucoup mais on les a vu faire, on dirait des membres de secte. Y en a qui sacrifient des animaux, qui écrivent des noms avec du sang, qui essaient de t'invoquer avec des rituels... C'est... différent, j'imagine, mais ça fonctionne. Tu les entends parce qu'ils prient....
... Quoi ...?
Ma vision s'obscurcit et pendant un instant, j'entends le murmure constant au fond de mon esprit, cet appel de milliers de voix prêtes à offrir leur âme pour un peu de rage. Des mortels pour qui un Spectre peut leur offrir ce qu'ils désirent, s'ils y croient assez. Les temples qui existent encore sur Terre ne sont que des reliques, les humains ne prient plus les Dieux depuis longtemps... tout ça tient plus de la légende urbaine que du mythe épique mais la différence importe peu. C'est si évident... Comment ai-je pu être aussi aveugle?
Pas aveugle. Submergée. Je n'ai pas été seule avec mes propres pensées depuis très longtemps et selon Luiza, le nombre de croyants n'est pas si haut que ça.
Luiza... j'observe l'Espagnole d'un œil nouveau, vois pour la première fois les fissures dans sa façade et prends même plaisir à lui renvoyer cette expression condescendante qu'elle m'a toujours réservée. Elle ne m'a jamais aimée, pour elle j'ai toujours été plus près de l'animal sauvage que du soldat discipliné, elle tentera de se convaincre jusqu'à sa mort qu'elle a toujours su que quelque chose clochait chez moi, trop impulsive et désobéissante. Et pourtant, la voilà, à essayer de faire appel à mon humanité.
Un étrange souvenir refait surface, l'espace d'un instant : cette espèce de transe au delà de la rage que j'avais frôlée, en Égypte. Cette impression d'enfin comprendre l'intention divine derrière mon existence, mon devoir dans le grand plan des Enfers. J'ai presque envie de rire en me rappelant tout le temps passé à me demander ce que je faisais vraiment là et quelle était ma raison d'être, au final c'est plutôt simple. Je suis devenue une force inarrêtable. Les mortels connaissent mon nom et croient en ma puissance, plutôt qu'en celle de leurs soi-disant protecteurs. Même FIRMAMENT y a cru, sinon je ne serais pas ici.
Je fais quelques pas vers Luiza.
-Ton âme est déjà condamnée. Si tu as une dernière personne à éliminer, c'est un bon moment.-Bof. Je me doute bien que tu ne vas pas te suicider pour moi alors quel intérêt? Non, on t'a déjà donné plus que ce que tu mérites. T'es de retour, j'ai fait ma part. Maintenant dégage, laisse-moi mourir en paix. Et si tu penses encore être Leticia Marchesi, fais un effort et contrôle toi un peu.Il ne se passe absolument rien quand je sors de la tente en prends le temps de marcher tranquillement pour quelques minutes. Pas de gaz toxiques, pas d'embuscades, pas de missiles satellites ou d'aberration cosmique pour tenter d'avoir le dernier mot. Mais surtout, pas d'appel lointain à la vengeance ni de transe meurtrière où j'arrive à peine à me souvenir de mon propre nom. C'est juste moi, mes pensées... mais surtout ma fatigue et ma douleur. J'aurais dû mourir une dizaine de fois en trois ans, ou est-ce quatre? Mais mon Surplis refusait d'abandonner et donc, mon corps a suivi du mieux qu'il pouvait. La prochaine étape? Rentrer aux Enfers. Refaire mes forces et penser à comment je veux approcher cette nouvelle responsabilité. Même si elle n'avait pas grand chose à dire sur ma croisade, Luiza avait un bon point : si je suis pour continuer à avancer sur cette voie, je ferais mieux de bien choisir qui mérite une réponse à leur prière.