Un rire. Il y avait bien longtemps que l'endroit n'avait plus été troublé par un son aussi joyeux et clair. Il avait été plus que facile d'arriver jusqu'ici : d'abord l'adresse remise par Andréa il y avait deux ans de cela à Asgard, lorsqu'ils avaient croisé "Amélia" concernant les affaires d’Égypte. Ensuite une savante dose de cosmos, juste assez intense pour traverser l'entrée des Enfers sans encombre, mais pas trop afin d'éviter d'alerter la totalité des sentinelles alentours. Cela aurait fait mauvaise impression, une perte de temps inutile et il était plus plaisant de prendre le temps de visiter tranquillement. Enfin, quand Charon avait vu et soupesé la pièce créée de la main-même d'Hypnos, il avait préféré se retenir pour une fois d'exiger paiement et conduire "l'invitée" glaciale directement jusqu'à l'autre rivage en silence.

La Porte lui avait arraché un premier rire. Son inscription surtout, devant laquelle pourtant tant de morts s'effondraient.

La Première prison, silencieuse de l'absence des célèbres Juges, s'était montrée d'un profond ennui, jusqu'à ce que l'expression du remplaçant en fonction vire à la stupéfaction la plus totale. Il avait aussitôt mandé un papillon-messager pour alerter plus haut gradé et savoir quoi faire de cette femme inattendue, tandis que ladite étrangère avait tranquillement continué son chemin dans l'antichambre de Cerbère, où elle avait tranquillement sympathisé avec la créature qui lui rappelait tant des membres de sa famille. Fenrir était, bien entendu, plus intelligent, fort et beau, Garm et ses enfants plus rusés, mais le toutou d'Hadès avait le mérite d'être loyal et présent.

Hel patientait donc, sous les traits d'Uskyld, en lançant à l'animal des bouts de chair et d'âmes qui le contraignaient à plus d'exercice que d'ordinaire -un régal dans tous les sens du terme. S'il ne s'étendait pas en gestes affectueux -on parlait tout de même de l'un des plus fameux gardiens des Enfers-, il lui avait permis une fois de lui gratouiller le museau.

La sentinelle de la Première Prison regardait, dépitée. On allait sûrement encore lui faire des remontrances sur la réputation des dieux chtoniens, la rigueur à adopter à l'entrée de la boutique, le retard qui s'accumulait lentement mais sûrement tandis qu'il la tenait à l’œil. Un mauvais moment à passer en perspective. Et en même temps, ce simple rire avait quelque chose de charmant. Rafraîchissant.

"Avez-vous... besoin de quelque chose, le temps que mes collègues arrivent ?
-Rien, merci. Je comprends que vous soyez confus et que vous deviez me tenir à l'oeil, mais de grâce, détendez-vous quelque peu. Je ne suis pas au service d'Athéna, pas venue déclencher une guerre, ni renverser l'ordre établi."

Encore que, d'après les échos qu'elle percevait, elle pouvait bien réussir par mégarde à lancer une guerre civile entre le Maître des Morts et les dieux Jumeaux.

Contrairement à l’effervescence caractéristique des deux premières années ayant suivi l’éveil de l’Étoile Terrestre de la Brutalité, les cinq années suivantes avaient été relativement calmes. Oh, cet intervalle bien vu son lot d’incidents, mais aucun d’eux n’avait atteint la même envergure que la crise piquée par Anubis, ni n’avait affecté les Enfers de façon notable. Même les répercussions de l’implosion de l’Ordre Noir étaient largement restées confinées au monde vivant. Quant aux autres événements marquants de cette période… la façon la plus charitable d’en parler était de dire qu’ils avaient renouvelé la conviction profonde des Spectres selon laquelle la stupidité humaine n’avait pas de limites.

Cela ne voulait cependant pas dire que l’armée mort-vivante avait passé tout ce temps à se tourner les pouces, bien loin de là ! Thanatos avait – évidemment – tenu parole, aucune attaque en règle contre le Sanctuaire n’ayant été lancée ; au lieu de cela, le Faucheur avait ordonné à Ses subordonnés de poursuivre le processus de restauration et de consolidation du pouvoir infernal… ainsi que de s’attaquer à la véritable montagne de dossiers en retard qui s’amoncelaient depuis des siècles, résultat des multiples – et infortunées – aventures militaires d’Hadès. Et non, ce n’était pas une exagération : quand la paperasse s’accumulait pendant autant de temps, elle finissait par occuper un volume proprement stupéfiant.

Heureusement pour la santé mentale des Spectres condamnés à ces tâches administratives herculéennes, la Mort insistait pour qu’ils ne négligent pas leur entraînement, et ils avaient également d’autres missions à accomplir. Celles qui les amenaient à se rendre sur Terre pour s’assurer de la bonne marche de leurs territoires conquis étaient les plus prisées, même si toutes n’étaient pas aussi plaisantes que les autres ; s’ils étaient fiers de ce qu’ils avaient – discrètement – réussi à accomplir à Beijing, Tel-Aviv, Sydney ou même Istanbul, Los Angeles s’avérait par contre plus problématique. Ou plus exactement, Hollywood était un problème ; ce centre névralgique de l’industrie du cinéma était censé permettre aux gardiens de l’Au-delà de propager subrepticement leurs idées à travers ses produits culturels, mais cela s’avérait beaucoup plus compliqué que prévu.

Mais problème ou non, Xing Huo aurait volontiers accepté n’importe quelle mission sur Terre si cela pouvait le libérer de son travail actuel. Toute cette paperasse, c’était horrible, il n’en voyait pas la fin, il en perdait la notion du temps ! Et le fait que ses collègues soient là à souffrir avec lui n’arrangeait rien, bien au contraire ! C’était comme si la misère de chacun était amplifiée par la proximité avec celle des autres, et cela devenait de pire en pire à mesure que cela s’éternisait ! Il n’avait pas signé pour ça, il était un guerrier, sa place était sur un champ de bataille, pas le cul vissé sur une chaise...

L’ancêtre était prêt à s’enfuir en courant, qu’importe les réprimandes que cela lui vaudrait plus tard de la part du Bourreau – ce serait le problème du Xing Huo du futur – lorsque son sauveur fit son entrée dans la salle de torture bureaucratique, tel une apparition angélique. Bon, l’ange en question était en fait un Squelette rabougri et haletant, mais en cet instant, il n’y avait rien de plus beau aux oreilles du Cyclope que le message délivré par ce larbin. Celui les prévenant qu’une envoyée d’Asgard s’était présentée à la Deuxième Prison, munie du signe de reconnaissance que les Spectres lui avaient laissé lorsque le philippin avait accompagné la Liche dans cette contrée glacée.

« Preums ! » s’exclama le vieillard, une fraction de seconde avant que la polonaise n’en fasse de même. Rogos, qui s’acquittait de sa tâche avec beaucoup plus de sérieux que ses congénères, ne se rendit compte que trop tard de la présence du messager et loupa donc l’occasion de répondre à l’appel.

« Non, toi tu es maudit, tu es interdit de diplomatie ! » fit le Cyclope, pointant un doigt en direction du français pour couper court à ses protestations. Ce dernier maugréa, mais ne put réfuter l’implacable jugement de son aîné.

« Vous n’avez pas besoin d’y aller à deux, vous n’allez quand même pas me laisser seul avec tout ça ?! » fit le cavalier sans tête après avoir retrouvé sa voix, en désignant les édifices de documents qui les entouraient, empilés presque jusqu’à toucher le plafond de la pièce.

« Oh mais si voyons, la dernière fois que les Enfers ont eu affaire à Asgard, c’est nous qui nous sommes chargés de la représentation. C’est une invitée de marque, deux Spectres ne seront pas de trop pour l’accueillir, et il vaut mieux qu'il s'agisse de visages familiers. » rétorqua Andréa, d’ordinaire tout aussi appliquée que le Dullahan mais qui, ayant atteint la limite de ses facultés mentales, était prête à saisir n’importe quel prétexte pour échapper à son supplice, quitte à devoir sacrifier un confrère innocent pour ce faire.

Une fois de plus, le français échoua à s’opposer aux justifications de ses collègues. Vaincu, il en fut réduit au dernier recours des mauvais perdant : « Je vous hais. Ma vengeance sera terrible. »

Savourant leur victoire, le philippin et la polonaise lui adressèrent un au-revoir sarcastique avant de quitter la pièce en compagnie du Squelette. S’ils étaient contents d’être délivrés de ce labeur sisyphéen qui leur donnait parfois l’impression de s’être trompés d’après-vie et de travailler pour les divinités taoïstes plutôt que pour les Jumeaux, ils ne manquèrent cependant pas de se concentrer sur le briefing que leur fit le péon. Immédiatement, deux questions s’imposèrent à leur esprit : pourquoi « Amelia » leur rendait-elle visite maintenant, et comment avait-elle fait pour apparaître directement dans l’Inframonde, sans que quiconque l’ait vue traverser le Château d’Heinstein ou le Yomotsu Hirasaka ? Deux interrogations qui ne sauraient rester sans réponse.

Leur trajet les mena rapidement à la Deuxième Prison, où les attendait un spectacle des plus incongrus : leur invitée en train de nourrir Cerbère, sous le regard fatigué du Squelette chargé de surveiller les lieux. Ce dernier se redressa en voyant arriver l’un de ses semblables, en compagnie de deux de ses supérieurs, et s’inclina avant de s’effacer pour les laisser discuter en paix.

« Dame Amelia, quel plaisir de vous revoir après tout ce temps. Que nous vaut le plaisir de votre visite ? J’espère que vous avez été bien accueillie. » fit la Liche, prenant les devants pour cette conversation. Ce n’était pas comme s’ils avaient vraiment le choix, les manières de l’ancêtre s’étaient peut-être améliorées par-rapport à ce qu’elles étaient de son vivant, mais il restait inférieur à sa jeune collègue en la matière.

La déesse sentit les deux étoiles, presque familières à présent, venir à elle depuis le lointain. Elle sagement leur arrivée, puis la disparition des squelettes, qu'elle avait un instant songé à donner en pâture à Cerbère en guise de taquinerie. Elle disciplina toutefois son côté facétieux de façon à n'afficher qu'une mine parfaitement sereine lors de leur entrée dans la pièce. La créature mythique se calma de la même façon et alla dignement s'installer plus loin pour laisser la diplomatie se passer selon les coutumes.

"Ah ! Ma paire de dévoués morts-vivants ! Vous êtes-vous entichés de ma compagnie pour toujours venir me rencontrer en personne ? Votre sollicitude me sied, et je vous confirme que votre petit comité d'accueil, bien que très différent du style du Nord, m'a donné de quoi patienter agréablement. Cerbère y est beaucoup, il est réellement adorable."

Hel rit un instant, anticipant la probable interrogation qui naîtrait sur leurs visages.

"Avant toute chose, il me faut dissiper quelques pieux mensonges à votre égard, afin que cette rencontre se déroule au mieux. Sans doute nourrissiez-vous des doutes au sujet de cette jeune mortelle si vite habituée à son Éveil, et vous aviez raison. Amélia, Uskyld de son vrai nom, n'est plus. J'ai adopté son enveloppe afin de pouvoir évoluer parmi les humains sans les brusquer par mon apparence atypique. Je ne pouvais me fier dès la première rencontre à deux guerriers étrangers, servant une autre contrée ainsi qu'un autre panthéon. Ce sont des précautions que vous comprendrez et pardonnerez sans aucun doute, n'est-ce pas ? Mais le reste de nos conversations était vrai. Je sers bel et bien le Père de Toutes Choses, et comme vous avez pu le constater, je vous ai envoyé mon meilleur guerrier en Égypte, puis n'ai émis aucune menace à l'encontre des Enfers grecs."

La croiraient-ils, maintenant qu'elle avait avoué avoir menti ? Ils avaient tout à y gagner, mais mieux valait ne pas dévoiler toutes ses cartes d'un coup, ou ses intentions sans avoir l'oreille des dieux des Enfers en leur propre domaine. Question de respect et d'éthique divine en quelque sorte. Elle nota de plus que les informations à propos de l'exode des guerriers divins dans les mondes mythiques avaient été contenues à l'intérieur des frontières scandinaves, conformément à ses instructions, afin de garantir aux civils qui resteraient dans les terres concernées une relative tranquillité vis-à-vis des Ordres étrangers, croyant encore qu'une armée pourrait riposter s'ils attaquaient aveuglément. Plus rien ne la reliait à eux désormais, mais dans sa promesse de changer en une demi-femme meilleure -au moins le temps de cette vie-, elle avait voulu respecter ses engagements un peu au-delà de son autorité pour montrer sa bonne foi.

"Avez-vous un endroit un peu moins... passant, où nous pourrions poursuivre cette conversation ?"

« On ne change pas une équipe qui gagne. Comme nous avions déjà établi un rapport avec vous – un rapport positif, je l’espère –, cela nous a semblé être la meilleure chose à faire. » réagit le vieillard lorsque la nordique s’amusa de se retrouver une fois de plus face au même duo d’Étoiles Maléfiques. L’argument était le même que celui employé à titre d’excuses pour persuader Rogos de rester sur le carreau, mais la logique n’en était pas moins valide pour autant.

Andréa, elle se tourna plutôt vers Cerbère et put ainsi constater que si l’imposant canidé s’était sagement assis pour les laisser parler, cela ne l’empêchait pas de remuer la queue et de tirer les langues en voyant arriver de nouveaux compagnons de jeu potentiels. Comme quoi, progéniture tricéphale de deux aberrations antédiluviennes ou non, un chien resterait toujours un chien.

« Il ne vous a pas trop bavé dessus ? C’est un excellent chien de garde, extrêmement vigilant, mais il peut aussi se montrer très exubérant avec ceux qu’il n’est pas censé garder, tourmenter ou combattre. »

Ce qui ne serait pas un si grand problème avec un molosse ordinaire, sauf que ce gigantesque spécimen-ci avait souvent du mal à comprendre que la grande majorité des gens étaient beaucoup plus fragiles que lui, raison pour laquelle les Squelettes rechignaient souvent à s’occuper de la bête et se défaussaient autant que possible de cette tâche sur leurs supérieurs.

Bref, considérations canines mises à part, leur invitée reprit la parole et confirma en quelques phrases que les soupçons que les Spectres nourrissaient depuis leur toute première rencontre étaient loin d’être infondés. Ceci dit, ils ne s’attendaient pas non plus à une révélation d’une telle ampleur ! Entre son choix très particulier de vocabulaire, la mention d’une apparence atypique ainsi que ce qu’ils pouvaient déduire de ses pouvoirs qui lui avaient permis avec aisance de se rendre dans le Royaume des Ombres en contournant les mesures de sécurité habituelles, il ne fallut pas longtemps pour que Kochtcheï n’assemble les pièces du puzzle et n’informe son hôte de ses conclusions.

« Je vois. Et bien dans ce cas, permettez-moi de Vous saluer à nouveau comme il se doit, Votre Majesté. » répliqua la Liche en s’inclinant plus profondément, de façon à respecter le protocole en vigueur lorsque l’on s’adressait non seulement à une divinité, mais aussi à la souveraine d’une autre après-vie. Xing Huo suivit le mouvement avec une fluidité durement gagnée à force d’exercices répétés, et ce ne fut qu’après s’être redressé qu’il se remit à parler.

« Vous avez en effet tenu parole, et Votre aide a été grandement appréciée, quand bien même j’ai cru comprendre que la collaboration ne s’était pas tout à fait déroulée sans accrocs, comme Vous devez sûrement déjà le savoir. »

Façon polie de dire que personne ne s’attendait à ce que la Guerrière Divine – pardon, Hèl – leur envoie Hruodland du Léviathan, et que sa première action ne soit un acte de bourrinisme d’une rare idiotie qui aurait pu avoir des conséquences gravissimes. Cela n’était peut-être pas de la faute de la fille de Loki, mais même dans un contexte diplomatique, les Spectres ne pouvaient l’ignorer entièrement.

Quant à la requête de trouver un cadre plus approprié à leur discussion…

« En temps normal, nous Vous aurions reçue au Château d’Heinstein, puisque c’est principalement à cela que sert cet endroit. » répondit la polonaise. Car en effet, ce n’était certainement pas pour ses qualités défensives que les dieux infernaux avaient choisi cet édifice, de simples murs de pierre aussi imposants soient-ils ne représentant qu’un bien maigre obstacle pour un chevalier un minimum compétent. L’endroit était déjà plus utile en tant qu’avant-poste où stationner des troupes et centraliser les messages de leurs agents sur Terre, mais ce rôle était tout aussi bien pu être rempli par un bâtiment plus modeste. Non, c’était surtout parce qu’il offrait un cadre suffisamment prestigieux pour accueillir des ambassadeurs étrangers qu’ils continuaient de s’en servir. « Nous sommes moins bien équipés pour ce genre d’entrevues en Enfer, mais si Vous ne souhaitez Vous rendre ni au Château ni à Giudecca, Dité ou la Demeure du Jugement devraient faire l’affaire. Toutefois, si Vous préférez un cadre à la fois plus bucolique et plus proche, puis-je suggérer le champ d’asphodèles ? Ce n’est pas loin du tout. »

L'absence de stupéfaction des envoyés spectraux confirmait ce que nul n'avait demandé à voix haute. Soupçons et prudences étaient donc bien encore en vigueur d'un côté comme de l'autre. Cependant, la coopération cordiale affichée avait presque un goût d'inédit au regard des puissances en présence. On réputait volontiers les Enfers pour leur imperméabilité lugubre, et Helheim pour sa froideur et sa grisaille mimant celles fantômes qui y échouaient. Comme quoi, cette existence avec ses contraintes auto-imposées réservait encore quelques surprises bienvenues. Hel hocha la tête devant le signe de respect puis soupesa les options proposées. Si elle connaissait certains noms de réputation et de perception, elle n'avait guère mis les pieds en personne dans les lieux et les plans du domaine échappaient encore quelque peu à sa personne, ce qui serait très largement réciproque si un jour Hadès, Hypnos ou Thanatos daignaient poser leurs divins orteils dans son propre outre-monde. Étendant ses sens aux alentours, elle repéra un point d'intérêt.

"Le Fleuve de Glace. Où règne l'odeur des traîtres, des déicides et des opposants. Emmenez-moi au lieu le plus proche de cet endroit qui soit convenable et discret."

Un choix qui pouvait paraître étrange ou suspect pour à peu près n'importe qui, mais rappellerait surtout la maison à la fille de Loki. Une zone de confort au milieu d'une terre hautement étrangère et dangereuse.

"Je n'ai guère besoin d'un château ou d'équipements luxueux. Une pièce isolée, quelques sièges et potentiellement une large pinte de bière suffiront amplement. Encore que ce dernier point soit un pur caprice parfaitement omissible."

Sans compter que cela la rapprochait de son objectif, par un hasard sympathique des choses.

Elle adressa sans fioritures un salut amical au grand molosse, puis reposa son attention sur ses deux hôtes. Le vieillard avait soulevé un point de l'histoire qui lui rappelait la Chinoise venue s'inquiéter des agissements de Hruodland vis-à-vis des Chevaliers noirs et du Saint pendant la mission. Un détail qui l'avait fait hésiter entre éclater de rire ou soupirer d'agacement. Le Franc avait déchainé les inquiétudes par sa seule présence tout d'abord, puis son attitude impulsive et insouciante. Ils ignoraient que son cas était désormais chose réglée puisqu'il avait choisi de partir pour des mondes plus combattifs et brutaux, mais le simple fait de pouvoir le mentionner était un atout en soi.

"Pour ce que j'en sais, les premiers accrocs ne sont pas venus de nous. Un village a été détruit près de l'épicentre d'apparition du repaire d'Anubis. Par la maladresse de deux Saints."

Les images floues ne laissaient pas exactement supposer l'identité de ces personnes, mais il faudrait être idiot pour ne pas faire le rapprochement avec les deux héros d'Athéna intégrés au petit groupe de vainqueurs. Oh, ils avaient largement rattrapé leur erreur, mais tout mettre sur le dos du Boucher de Tokyo était un peu facile.

"Malgré cela, ils sont parvenus à faire tenir Hruodland tranquille, un exploit si j'ose dire, et votre Spectre est restée intouchée. Je n'ai donc aucun scrupule sur la conscience si telle est votre inquiétude."

De tous les lieux où poursuivre leurs échanges, Elle choisissait le Cocyte ? C’était probablement parce que cela Lui rappelait la maison, mais dans ce cas à quoi bon voyager si c’était pour refuser d’être dépaysée ? Enfin, c’était comme Elle voulait, même s’il aurait mieux valu qu’Elle leur rende la courtoisie dont ils avaient jadis fait preuve en se présentant à la frontière d’Asgard, sans mettre un pied plus en avant sur le territoire des nordiques avant que quelqu’un ne vienne les recevoir, au lieu de S’inviter sans prévenir en plein milieu de leur domaine. Non que le Cyclope soit assez fou pour exprimer ce reproche à voix haute, ou faire remarquer à la maîtresse d’Helheim que Ses informations étaient légèrement erronées : contrairement à ce qu’affirmait Dante – merci à Andréa de lui avoir résumé son œuvre d’ailleurs, cela lui avait très utile pour corriger certains interlocuteurs humains au cours des années –, les traîtres n’étaient pas punis dans la Huitième Prison, mais répartis entre d’autres en fonction de leurs motivations. Et ils n’avaient qu’une poignée de véritables déicides parmi leurs pensionnaires, ceux-ci étant une rareté parmi les raretés : dans l’immense majorité des cas, lorsqu’un chevalier affrontait une divinité, il périssait rapidement. Au mieux, un tel chevalier pouvait espérer faire rempart de son corps pour protéger sa propre divinité afin de permettre à cette dernière de porter un coup fatal à Son adversaire.

Bref, le Cocyte donc. Cela était plus facile à dire qu’à faire, Hèl n’avait peut-être rien à craindre du froid mais l’endroit n’était pas exactement équipé pour accueillir des gens confortablement, à l’exception de certaines structures auxquelles les Spectres n’avaient hélas pas accès pour le moment.

« Leurs Excellences les Juges ainsi que Leurs Seigneuries Thanatos et Hypnos sont actuellement absents, je ne pense donc pas que nous pourrons utiliser les palais de la Caina, de l’Antenora, de la Tolomea ou de Giudecca. Pour ce qui est des boissons, ici nous consommons davantage de vin que de bière, mais nous verrons ce que nous pouvons faire. Nous avons également nos propres réserves d’hydromel, bien qu’il soit quelque peu différent de celui des Neuf Royaumes. »

Il y avait d’autres possibilités en matière d’alcool s’ils se dirigeaient vers le lieu le plus glacial des Enfers, sauf qu’il s’agissait de bouteilles planquées là par des Étoiles Maléfiques désireuses de les garder bien au frais, ce qui n’était pas exactement le genre de chose que l’on pouvait révéler à des dignitaires étrangers. Tout comme il était hors de question d’aller piocher sans permission dans la – très bien fournie – cave de Thanatos, fut-ce pour servir le breuvage à l’une de Ses homologues. Il faudrait donc compter sur les Squelettes pour dénicher de quoi rendre l’hospitalité à laquelle ils avaient eux-mêmes eu droit lors de leur propre voyage en Scandinavie.

Le groupe se mit en marche en direction de l’ultime Prison, et la question de l’ex-Léviathan revint sur le tapis. Le philippin ne savait pas si c’était une bonne idée de s’étendre là-dessus, quand bien même l’impétuosité de l’ancien Preux était indiscutable – et dire que les gens disaient que Xing Huo était une tête brûlée ! – car si plainte il devait y avoir, celle-ci aurait dû être formulée immédiatement après les événements en question, et non des années plus tard. Il ignorait si Oblivion avait émis de telles récriminations à ce moment-là, ou si celles-ci étaient passées à la trappe dans l’euphorie de la victoire, ou même si les Jumeaux avaient décidé de ne rien dire afin de ne pas torpiller la relation tout juste établie avec le domaine d’Odin. La polonaise, toutefois, semblait être d’avis que si Hèl avait envie de ressasser cette vieille histoire, alors autant lui donner ce qu’Elle voulait.

« D’après ce que nous a dit notre collègue qui était présente sur place, les Saints ne faisaient qu’enquêter sur un phénomène inconnu ; ils avaient l’excuse de ne pas savoir à quoi ils avaient affaire, pas plus qu’ils ne pensaient que ce « quoi » réagirait aussi violemment à leur approche, mais ils ont vite compris la leçon. Par contraste, Hruodland n’a même pas cherché à savoir pourquoi la ville était en ruines et la barrière entourée de militaires à son arrivée. Lorsque ces mêmes Saints l’ont empêché d’attaquer ladite barrière, il n’a obéi que de mauvaise grâce et ne n’est pas gêné pour traiter de pleutres et de faibles tous les autres chevaliers venus combattre Anubis, ainsi que pour rejeter sur les victimes la responsabilité de leur propre mort. »

Sans compter le fait que s’il s’était abstenu de faire quelque chose de monumentalement stupide, c’était uniquement par respect pour la Petite Ourse, comme s’il lui faisait une faveur et non parce qu’il avait appris à écouter sa raison. Et bien sûr, il y avait en premier lieu le problème que représentait la simple présence, là où tous les services de renseignement du monde pouvaient le voir, du meurtrier de masse le plus célèbre de la planète, celui qui de son propre chef avait décidé d’attaquer la capitale nippone, massacrant des milliers de civils innocents sans même pouvoir se prévaloir d’un ordre donné par Poséidon. Non que l’humanité considère encore cela comme une excuse valable, cela avait cessé d’être le cas après Nuremberg.

« Évitons peut-être d’en remettre une couche sur cette histoire, d’accord ? Le passé c’est le passé, n’allons pas gâcher la discussion avant même qu’elle ne commence vraiment. » intervint l’ancêtre, qui n’en revenait pas d’être celui qui appelait sa collègue à modérer ses propos. D’ordinaire, c’était plutôt l’inverse qui arrivait.