Fuis. Ne les laisse plus jamais t’approcher.

Et c’est exactement ce que je fais. Je cours sans un seul regard derrière, ne voyant même pas où je vais à cause des larmes qui me brûlent les yeux, le monde devient flou autour de moi et j’avance seulement à l’aveuglette, c’est un miracle que je n’aie pas encore trébuché ou foncer dans quelque chose… ou quelqu’un.  Non, par instinct ou simplement par chance, j’arrive à éviter les racines et les arbres en courant à toute vitesse, respirant à peine, sanglotant plus qu’autre chose. Je me croyais capable de rester forte, de recommencer à zéro et de simplement oublier, pour devenir quelqu’un d’autre et de ne plus jamais me soucier de ce qui m’a fait autant souffrir par le passé, mais je n’y arrive pas. Je n’y arrive juste pas.
C’était à peine plus qu’un regard, mais j’ai senti les sentiments qu’il contenait comme un coup de couteau dans le cœur. Je n’arrive pas à croire qu’après la mort de Sargas et l’abandon du Sanctuaire, j’aie pu tomber dans le piège si facilement… L’amour ne change pas. Les mêmes attrapes, les mêmes déceptions, les mêmes finalités et les mêmes souffrances, encore et toujours. Je ne voulais pas me laisser avoir, mais c’est si facile de reprendre espoir… J’aimerais pouvoir retenter ma chance, croire que les choses changeront, mais un dieu? Ce n’est plus du désespoir, c’est de la folie.

De la folie…

Brusquement, je m’arrête et commence à marcher, plus calme. Je ne suis pas folle. Je veux bien être agressive, faible, laide aux yeux de tous, mais jamais au grand jamais folle. Je ne peux pas avoir traversé tout ça juste pour me faire dire que je suis devenue folle. J’ai enfin ouvert les yeux, pour la première fois j’ai tué quelqu’un en combat, j’ai fait ce que l’on attend toujours des guerriers… ce n’est pas de la folie…

Et si ce l’était? Tu ferais quoi?

En titubant, je m’adosse contre un arbre, puis me laisse tomber en position assise par terre. Quelle différence, que je ne sois pas à la hauteur? Ce n’est qu’une bande de guerriers sans cervelle, je ne suis pas comme ça, je ne fais pas les choses comme eux. Je sais que ce n’est pas bien de vouloir tout régler par la force, alors qu’est-ce qui dérange?

Je respire un bon coup pour me convaincre de l’honnêteté de ma pensée, passe une main dans mes cheveux détachés dans un geste qui se veut naturel… et ma gorge se serre, j’enfoui mon visage dans mes mains et éclate en sanglots.
Au diable ce qui est bien et ce qui ne l’est pas! Moi aussi, je veux ignorer ce que je devrais faire et juste y aller selon mon bon vouloir, j’ai tant de haine pour ceux qui m’ont fait du mal, je devrais être capable de me comporter de la même façon avec les autres. Je m’en fous s’ils ne sont pas comme moi, je voudrais tellement m’intégrer…
Sauf que c’est impossible, je suis trop différente. Et je m’attache déjà, alors que je ne voulais plus que ça m’arrive, si je continue sur cette voie, ma souffrance ne finira jamais. Je dois rester seule, je dois fuir une nouvelle fois.
En ramenant mes jambes contre moi, je murmure d’une toute petite voix :

-Je voudrais tellement que tu sois là…

Sans Sargas, j’ai l’impression que le monde autour de moi s’est écroulé. Face aux incertitudes et au vise, il a toujours été là et c’est grâce à lui que j’ai toujours trouvé le courage de surmonter chaque épreuve. En sachant qu’à chaque fois, je pouvais faire mon devoir et être prête à toutes les éventualités, accepter sans broncher la souffrance et ne pas finir seule et oubliée, je n’avais pas peur de la finalité de chacune de mes actions. J’avais du soutien, quelqu’un vers qui je pouvais revenir en tout temps, mais plus maintenant. Sargas est mort. Et maintenant que je suis à nouveau toute seule, prise entre le vrai et le faux que je n’arrive même pas à définir clairement, qu’est-ce que je dois faire?

Un colosse meurtri marchait le long d'une route goudronnée dans le Péloponnèse, un soleil de plomb le harcelant cruellement. Le corps couvert de bandages, le visage tuméfié et ruisselant de sueur et la mine piteuse, il s'avançait en claudiquant vers la ville de Sparte. Wolgorn avait l'impression d'avoir été renversé par un camion mais dissimulait l'abattement perceptible dans son regard sous ses ray-ban. En civil, il faisait profil bas et remuait dans son esprit les événements qui avaient conclu la Guerre Sainte. Manifestement, Poséidon avait accepté de se retirer en échange d'un procès olympien à l'encontre de Minos, lui et Rogos à l'issue duquel ils subiraient une quelconque condamnation. Le Bourreau était certes soulagé qu'il ne soit pas allé plus loin mais refusait qu'on lui fasse porter la responsabilité de cette foutue guerre. C'était le Roi des Mers qui avait provoqué Minos dans l'espoir de dénicher un prétexte pour attaquer les Spectres, d'autant que ces derniers avaient précédemment sauvé le monde. Tout cela était bonnement ridicule, mais puisqu'il s'agissait de la dernière farce de cette triste comédie, autant jouer le jeu. Que les guerriers d'Hadès laissent aux Marinas l'impression de dominer le monde, pour mieux leur remettre les idées en place plus tard.

Amer, il se remémora ce que lui avait dit le Peryton, qui l'avait cueilli au détour de sa résurrection. D'après lui, Prayer était tombée au combat contre un Atlante et Eaque avait signé une alliance auprès des Berserkers, mais ceux-ci n'étaient jamais venus. Custodio lui avait aussi dit que le Juge avait accepté un marché dont le contenu l'estomaquait mais qui heureusement n'aurait pas à être honoré. Il confia aussi au Russe que le Dullahan était parti chercher chez les fidèles d'Arès un individu censé être mort et qu'il fallait instamment ramener en Enfer. Le dénouement de la lutte contre les Hindous, qui avait mené à la résurrection massive de leurs victimes avait blessé l'Inframonde dans sa souveraineté. Plus question qu'un défunt échappe encore aux Spectres et ce n'étaient surtout pas les Lacédémoniens qui allaient les empêcher de réclamer leur dû !

Désireux de rejoindre son fidèle compagnon, Wolgorn avait donc rejoint l’Étoile de l'Ombre en Grèce pour l'aider dans cette tâche. De plus, il serait aussi sur une autre mission et son aide ne serait certainement pas de trop. L'Exécuteur se retrouva ainsi plutôt rapidement aux frontières de Sparte, qui n'était aujourd'hui plus à la hauteur de son illustre rivale Athènes. Longeant sous le cagnard la brousse méditerranéenne, il entraperçut Rogos, qui se tenait à l'entrée de la cité. Rendu muet par le poids de la défaite, il se contenta de s'approcher de lui en boitant puis toussa pour marquer sa présence.

Le Russe se décida finalement à lui parler pour s'informer de l'affaire quand il sentit brusquement un cosmos s'annoncer. Il s'agissait d'une aura violente et tumultueuse, bien différente de celle des Spectres, des Marinas ou des Saints. Apparemment, quelqu'un s'était aperçu de l'arrivée des Étoiles Terrestres et venait à leur rencontre. Perturbé par cette force, il sortit de la poche de son gilet une serviette dont il se servit pour éponger sa figure pleine de sueur. Au moins, ils allaient vite récupérer des informations sur cette âme fugitive et peut-être qu'un accueil glacial rafraîchirait l'atmosphère.

Je pourrais rester là pour toujours. Si c’était possible, je m’enfermerais dans cette prison de solitude et de silence et je n’en sortirais plus jamais, mais au fond je sais que c’est impossible. Tôt ou tard, ils viendront me chercher, et je serai soit forcée de rester à Sparte à leur risque et péril, soit périr pour trahison. Et la vie a beau être des plus difficile, mais il y a pire : la mort. Là où tout ce qui a été construit est réduit à néant, et là où les punitions pour tout ce que j’aurai fait dans cette vie vont réellement me rendre folle. Je déteste les Enfers, j’en ai une peur bleue, et je préfère mille fois être là que de devoir y retourner.
Pourtant, on ne peut pas fuir l’inévitable…

Il faudra que je m’éloigne. Je ne peux pas rester aussi près de Sparte, ce n’est pas ce qui les empêchera de me chercher, s’ils se rendent seulement compte de ma disparition, mais au moins ils auront de la difficulté à me trouver et j’arriverai à les semer. Ensuite… qui sait comment certains réagiront? On ne peut pas éprouver beaucoup de pitié pour une traîtresse.

D’une main tremblante, j’effleure l’anneau de fer autour de mon cou en frissonnant. Son inertie devrait être des plus plaisantes, c’est bien d’être capable de penser ce que je veux sans frôler la mort et avoir à me battre pour me faire pardonner, mais en même temps c’est étrange voire inquiétant. Le guide, l’armure rouge, veut que je sois loyale à Arès et si je ne fais pas les choses comme elle le veut sur ce point, pas juste ma loyauté mais mon rôle dans sa grande armée, elle me le fera payer chèrement. C’est une partie de moi, elle sait ce que je pense et est capable de bien des coups tordus pour me faire agir comme elle le veut. Je garde un bien mauvais souvenir de lorsqu’elle m’a forcé à m’incliner devant Arès, ça me fait encore mal à la nuque. Mais je viens de planifier ma fuite, pour trahir le dieu qu’elle me force à servir alors que je viens à peine de le rencontrer. Pourquoi elle ne réagit pas? Est-ce qu’elle prend enfin pitié de moi? Ou… est-ce qu’elle m’a abandonné?
Non, je la sens encore, mais même si j’essaye de l’appeler à moi elle ne viendra sans doute pas. Alors qu’est-ce qui ne va pas? Pour tester, je murmure doucement en fermant les yeux pour me préparer au choc:

-Je vais partir. Je ne veux pas rester ici.

Mais rien. Pas même un petit serrement au niveau de la gorge. Sous mon masque, je fronce les sourcils d’inquiétude. Qu’est-ce qui se passe encore? Comment je suis sensée réagir à ça? Bénédiction, nouveau coup fourbe ou mauvais signe?

Je n’ai pas menti pourtant, en disant que j’allais partir, et c’est en serrant les poings que je relève la tête avant toute chose. Réflexe, un signe de l’inconscient, je ne sais pas, mais ce que je vois me freine brusquement dans mon élan.

J’ai presque l’impression que mon cœur cesse de battre : deux hommes marchent vers moi en me toisant. Ils sont couverts de blessures, l’un d’eux a des bandages et je pourrais presque le voir suer d’où je suis.  Avant que je puisse poursuivre mon analyse, par contre, l’autre m’interpelle d’une voix qui se veut menaçante mais je sens que quelque chose le retient alors qu’il prononce un nom, enfin, mon nom : Rage Finnegan.

-Comment…

J’ai déjà avoué mon prénom à certains, mais personne ne l’utilisait. Ce n’était qu’un vestige d’un passé oublié, j’ai toujours été Oblivion. Mais mon nom de famille? Je ne l’ai même pas dit à mon propre maître! Comment ces deux-là peuvent-ils le connaître? Même si quelqu’un qui m’a connu il y a onze ans leur avait dit, comment auraient-ils pu me reconnaître? Et encore, pourquoi me chercher?! Je ne les connais pas!

En réponse à cette simple question, je réponds donc sur un ton bien plus haineux que celui de l’étranger :

-Qui vous a dit mon nom?

Lentement, sans jamais les quitter des yeux, je me relève. N’importe qui capable de trouver mon nom facilement et de s’en servir contre moi ne mérite pas ma confiance, je ne ferai pas la même erreur qu’avec Iblis. Cette fois, je fuirai au lieu de faire face à qui que ce soit, ou j’y serai préparée et je défendrai chèrement ma peau. Tout en continuant de leur parler, je commence à marcher vers la frontière. J’aurais peut-être plus de chance si je retournais en direction de Sparte, mais pas pour ce que ça impliquerait ensuite.

-Qu’est-ce que vous me voulez, hein?! 

Rogos et Wolgorn, alerté par le cosmos inconnu qui se rapprochait d'eux, décidèrent de prendre de l'avance sur sa source. Ils contournèrent la ville en traversant les bois, se mettant à l'ombre, dans un élément qui leur était plus favorable. Traversant la forêt et les buissons ils furent bien surpris de constater que l'aura ne provenait pas de la zone urbaine mais de l'extérieur. Celle-ci semblait quitter Lacédémone, mais était-ce parce qu'elle avait repéré les Spectres ou parce qu'elle s'en allait tout simplement ? Étant donné que les Étoiles Terrestres étaient visiblement ceux qui se rapprochaient le plus, cela devait éventuellement être la seconde option. Cependant, s'ils avaient en face d'eux un authentique Berserker, mieux valait rester prudent et s'apprêter à un âpre combat. Après la dérouillée que s'était prise le Bourreau, l'idée d'une confrontation ne lui plaisait guère mais c'était son boulot.
 
Au bout d'un moment, les deux compères rencontrèrent enfin la personne qui émettait le cosmos qui attirait leur attention. La vue de l'individu qui se dressait face à eux révulsa l'Exécuteur, qui ne pensait pas tomber sur un être pareil. Il s'agissait vraisemblablement d'une jeune femme, aussi mal arrangée que les Spectres, une véritable loque humaine. La miséreuse était couverte de cicatrices et portait un masque sordide sur un visage qu'il valait mieux ne pas découvrir. Si c'était une servante d'Arès, celle-ci faisait vraiment pitié. On l'aurait presque confondue avec une bête blessée et traquée si elle ne marchait pas sur ses jambes.
 
C'est alors que le Dullahan, lui aussi choqué par cette vision, désigna la fille qu'ils avaient devant eux sous le nom de Rage Finnegan. A en croire l'intérêt qu'il portait à cette personne, Wolgorn pouvait en déduire qu'ils avaient trouvé l'âme fugitive qu'ils cherchaient. Cette dernière, qui se sentait découverte, réagit violemment à la question de l’Étoile de l'Ombre en se mettant sur la défensive. Vu son comportement, ça ne pouvait être que cette hypothèse et l'affaire serait donc prestement conclue. Puisque apparemment elle ne voulait pas se laisser attraper aussi facilement, mieux valait jouer des muscles et la persuader de se rendre sans faire d'histoires. Le Russe s'avança ainsi vers Rage en roulant des épaules et en faisant craquer les jointures de ses mains.
 
"Si vous-êtes bien Rage Finnegan comme l'a demandé mon camarade ci-présent, vous serez priée de nous suivre." grogna-t-il.
 
Ceci dit, il se plaça promptement derrière la jeune femme dans l'optique de lui couper toute retraite. Cette défunte ne leur échapperait pas et allait leur faire le plaisir de retourner en Enfer tel que le commandait l'ordre naturel de l'univers. Vu son état physique pitoyable, mieux valait pour elle qu'elle arrête les frais et retourne sagement à sa pénitence. L'Exécuteur, qui ne voulait néanmoins pas se montrer trop brusque, interpella son collègue pour qu'il prenne :
 
"Hé, Rogos... Explique-lui un peu quel est le problème."
 
Aujourd’hui, aussi énervé était-il, il n’avait pas envie de compliquer les choses, il était trop harassé pour ça.

Avant que je puisse seulement penser à m'enfuir, le plus grand des deux hommes s'approche en faisant craquer ses jointures et se place derrière moi, de façon à me bloquer la route. Vive comme l'éclair, j'écarte les bras et tend les paumes de façon à les "viser" tous les deux, prête à me servir de mes aiguilles pour les dissuader de m'approcher. Bonnes intentions ou pas, ils ne me forceront pas à les suivre...

-Je n'irai nul part avec vous!

Mais au lieu de répliquer, le géant demande à son camarade, Rogos, de m'expliquer quel est le problème. Vraiment? Ils feraient mieux de me laisser tranquille, sinon c'est eux qui risquent de créer quelques problèmes. Je n'ai pas envie de perdre du temps avec eux, je dois partir maintenant...
Mais les paroles de deuxième Spectre me cloue sur place, alors que j'essaie de comprendre ce que je viens d'entendre. Ils sont là parce que je suis vivante et parce que je ne devrais pas l'être, à cause de Prayer qui m'a sauvé... est-ce qu'elle l'a fait en connaissant les conséquences? Aucune importance, ce qui est fait est fait: ces deux-là sont venus me chercher. Ils veulent me ramener aux Enfers.

Sous le choc, je n'arrive pas à répliquer. Est-ce que c'est vraiment en train d'arriver? Tout ça... pour ça? Non... je ne peux pas retourner là-bas! Je n'irai pas aux Enfers, pas maintenant ni jamais! Peu importe les outrages, au diable les lois, je ne les suivrai pas! Ils ne m'auront jamais!
Mais avant même que je puisse exprimer le tout à voix haute, ou même tenter une folie comme m'enfuir malgré le fait que je sois encerclée, Rogos me pose une question. Est-ce que mon masque m'a rendu la vue?

... Ce sentiment de ne plus avoir de secret, c'est comme avoir été observée toute sa vie. J'ai toujours caché mon histoire, mon passé, dans une panoplie de secret et de réponses vagues, et savoir que deux parfaits inconnus savent autant de choses sur moi alors que j'ai passé toute ma vie à les cacher me rend encore plus nerveuse. Je hoche faiblement la tête.

-O... Oui... mais comment... 

-Ce masque, j'ai participé à sa fabrication. J'ai aidé Prayer, ta sœur, à le créer.

Non. C'en est trop. Je ne peux pas supporter d'entendre tout ça! Des murmures commencent à se faire entendre dans ma tête, et je me prends la tête à deux mains en respirant de plus en plus rapidement sous le coup de la panique. S'il connaît Prayer... pourquoi est-il venu me chercher? Qu'est-ce qui se passe? Ma soeur ne me voudrait jamais de mal. Il n'y a qu'une possibilité.

-... Tu mens...

Ces deux-là sont plus dangereux que je le croyais. Je ne peux vraiment pas rester ici, si je leur laisse ne serait-ce qu'une seconde de plus, c'en sera fini de moi, et je peux dire adieu à ma vie chez les vivants. 

Les aiguilles

Les aiguilles? Comment m'en servir pour m'échapper, ils sont trop près pour que je puisse en lancer, et si j'en frappe un l'autre m'attrapera... alors quoi?

Les aiguilles



[HRP]Utilisation du Coffin hors-combat sur Rogos, il est donc paralysé et seul Obli peut le libérer. C'est seulement pour quelques posts, bien évidemment. ^^[/HRP]

A partir du moment où Rogos révéla les objectifs des Spectres à l'attention de Rage, l'affaire prit un tournant déconcertant. Il s'intéressa au masque étrange que portait la jeune femme, sans doute parce qu'il avait lu quelque chose à ce sujet dans le registre infernal. Toutefois, cette focalisation perturba Wolgorn, qui ne comprenait pas ce qu'il y avait de plus intéressant sur elle à raconter. Elle était une âme fugitive et il fallait donc la ramener en Enfer si besoin par la force. Ce qui le sonna, ce fut lorsque le Dullahan déclara de but en blanc que cette fille était la sœur de Prayer. D'où est-ce que ça sortait cette révélation ? Comment cela était-il possible ? Le Bourreau n'en croyait pas ses oreilles : l’Étoile de la Recherche avait donc de la famille !
 
"QUOI ?!" s'écria le Russe.
 
Dire que la Chauve-souris avait une sœur parmi les défunts, quelle tragédie ! D’autant que la gamine ne risquait cependant plus de la retrouver, même en damnée, elle qui avait péri lors de la guerre contre Poséidon et le Sanctuaire. Entre une Berserker trépassée et une Spectre, ce qu’elles avaient de vie a été mené à un destin particulièrement dur. Jamais ces deux sœurs n’auraient dû revivre pour subir de nouvelles batailles, surtout en regardant l’état de Rage. L’Exécuteur s’était dit que Prayer n’aurait jamais dû devenir une guerrière d’Hadès parce qu’elle était trop fragile pour ça. Néanmoins, lui-même n’avait pas été assez fort pour protéger son maître et secourir ses confrères. Pire encore : il avait fui une fois face au Roi des Mers, laissant derrière lui ses collègues encaisser les coups à sa place. Même sa victoire contre Connor ne permettrait pas de laver un tel déshonneur car il avait tout bonnement échoué dans sa tâche. Servir dignement le Monarque Abyssal et être un modèle de vaillance et de vertu pour toutes les autres Étoiles Terrestres et les Squelettes.
 
Ainsi, cette découverte de l’identité de Rage, fut-ce une simple confusion de sa part, accabla l’esprit blessé de Wolgorn. Les plaies physiques et mentales qui n’avaient même pas commencé à se refermer se réveillèrent avec cruauté. L’Étoile de l’Exécution était tellement abasourdie qu’il ne fit pas attention à la tentative de fuite de la Berserker, qui avait hérissé Rogos d’aiguilles. De son côté, il encaissa une bourrasque de vent qui le déstabilisa et l’empêcha encore plus de réfléchir correctement à la suite des opérations. Il tomba alors lourdement au sol, soulevant des feuilles qui gisaient dans l’herbe sous le souffle produit par sa chute pesante. Malgré tout, il se releva péniblement et se rendit compte que la cible de la mission spectrale était en train de prendre la poudre d’escampette. Il avisa l’Étoile de l’Ombre, apparemment en forme mais pétrifié par les aiguilles, puis se dit qu’il devait rattraper son retard. Le Russe était dans l’ignorance totale à propos de Rage alors que Rogos savait tout et peut-être connaissait-il mieux Prayer que lui. Pas le temps de s’occuper de son camarade, il pouvait s’en tirer facilement, mais il n’en était pas question pour la Berserker.
 
Bouleversé par la mort de la Chauve-souris, surtout avec la tournure des événements, le Bourreau se lança laborieusement à la poursuite de la fille au masque. Qu’elle soit membre de la famille de l’Étoile de la Recherche importait peu dans l’issue finale mais il devait au moins lui parler ! Wolgorn ne pouvait pas laisser cette histoire en suspension avec tout ce qui en retournait et demeurer bêtement en périphérie. Coincé mais sensible comme il l’était, il considérait qu’il avait une part de responsabilité dans le décès de la fillette et il devait le confier à cette personne. Cette triste vérité comme quoi, lui, l’instrument fatal de la Justice, avait misérablement failli à son devoir. Surmontant sa douleur pour talonner Rage à travers la forêt, l’Exécuteur poussa un hurlement désespéré.

Ma gorge me brûle comme si elle était remplie de braises et mes pieds semblent prêts à tomber en morceaux, je peux presque en sentir la peau s’étirer et se déchirer un peu plus à chaque pas. L’horrible pensée me traverse que si mes pieds saignent, je pourrais laisser des  traces sur le sol et ils me retrouveront. Non… non, c’est une idée stupide, je divague, je ne dois pas penser à ça, tout ce qui importe c’est de fuir et de les semer pour de bon. Une fois tranquille, tout ira bien, je pourrai me cacher et rester en paix pour toujours, loin de la mort et loin de tout le monde. Je serai mieux seule, et le monde n’en sera que mieux aussi…
Mais avant de penser au futur, je dois me concentrer sur le présent et leur échapper. L’un d’eux, Rogos, est hors d’état de nuire, donc il n’y en a qu’un après moi, j’ignore à quel point il est rapide mais il n’avait pas l’air en grande forme alors que moi j’ai été revigorée par les soins d’Arès. Ça n’a pas rétablie mon énergie mais mes blessures ont été refermées, ce qui n’est jamais de trop. Arès…  me pardonnera-t-il après ma fuite? S’en rendra-t-il seulement compte? Après ce qu’il a fait pour moi…  

En pensant au dieu de la Guerre, je ne peux pas m’empêcher de me mordre la langue sans réellement m’en rendre compte, incapable de faire taire mes remords, et le seul temps où je le réalise est en sentant le sang descendre le long de ma gorge. Je tousse et crache sans arrêter de courir, refoulant l’envie de m’écrouler au sol et de tout vomir. Si je m’arrête, c’est fini, je ne peux pas me permettre ça.

Trop distraite…

Subitement, j’entends un cri. Long, déchirant et rempli de désespoir. Était-ce une autre hallucination? Ou… un des Spectres? Je ressens toute la tristesse et la colère qui y est contenu, mais pourquoi? Qu’est-ce qui se passe? En entendant ce cri, mon cœur rate un battement et on long frisson me parcourt les bras et le dos, les voix dans ma tête y répondent en écho et je me prends la tête à deux mains pour les faire taire sans jamais arrêter de courir. Incapable de m’en empêcher, je tourne la tête, juste pour voir si le Spectre est près, savoir si c’est celui qui a hurlé, tenter de comprendre ce qui se passe… une erreur de plus pour moi.

Mon pied frappe une racine et reste coincé en dessous. Je trébuche et tombe par terre, mais ce n’est pas le pire : un horrible craquement se fait entendre et une immense vague de douleur envahit mon pied et se propage jusqu’à ma jambe. Cette fois, c’est moi qui hurle de douleur et malgré la sensation que mon pied va se détacher du reste de ma jambe, je fais tout pour me libérer. En voyant les dégâts par contre, c’est la panique totale : l’os est sorti juste derrière mon talon et mon pied est couvert de sang. Et ça fait mal, tellement mal… et cette fois s’en est trop. J’ai juste le temps de retirer mon masque et de tourner ma tête pour vomir, les yeux fermés avec force et brûlants de larmes, je crache deux ou trois fois avant de respirer à nouveau et replace mon masque en tremblant, essayant tant bien que mal de reprendre mes esprits. Je ne peux pas rester là, si je veux survivre je dois me sortir de là immédiatement. 

Rapidement, j’utilise mes mains pour déplacer mon pied et la racine jusqu’à ce que je sois libérée. C’est vraiment horrible à voir, mais me dégager n’est pas suffisant, après une telle blessure je ne peux pas fuir. Il va… je vais devoir la soigner, à commencer par replacer l’os correctement. Je frissonne. Ça va prendre trop de temps, comment faire pour ne pas être rattrapée par le Spectre? Croiser les doigts je suppose, il n’y a pas trente-six solutions…
Tout en rampant pour continuer d’avancer et peut-être trouver un endroit où me cacher, j’attrape mon pied et commence à tirer et manipuler pour rentrer l’os et le replacer correctement. Ça fait si mal que j’ai peur de finir par tomber inconsciente et je me mors la lèvre pour ne pas crier, mais après ce qui me semble être une éternité le tout semble enfin tenir en place. Bien, tout ce qui me reste à faire c’est soigner le tout grâce à mon cosmos, et une fois que c’est fait la douleur est bien plus tolérable malgré la peau qui a une drôle de couleur… je ne veux même pas savoir combien de sang j’ai perdu.
Soudainement, j’entends des bruits de pas qui se rapprochent.

-Oh non…

Je dois partir, maintenant! Me relevant avec peine, je reprends ma course, mais mon pied tout juste soigné est étrangement engourdi, ce qui me rend bien plus lente. Je viens à penser que je n’arriverai peut-être pas à m’échapper maintenant, mais je chasse cette pensée. Si je veux m’en sortir, je dois arrêter de penser à ça et me concentrer uniquement sur ma survie. Je ne veux pas retourner aux Enfers…

Il avait beau avoir prit du retard sur Rage, le Russe pouvait sentir que son cosmos n'était pas si éloigné qu'il ne le craignait. Avec de grandes foulées qui tiraient ses quadriceps, il parvint à couvrir rapidement une longue distance. Les arbres défilaient sous ses yeux et il faisait de son mieux pour éviter les buissons et les racines qui parsemaient son chemin. Wolgorn était peut-être lessivé par la Guerre Sainte, mais la Berserker ne devait pas être dans un meilleur état que lui. Effectivement, il perçut au bout d'un moment une variation dans l'aura de la fuyarde, comme si elle commençait à flancher. Encouragé par cette chance de l'attraper, le Bourreau accéléra sa vitesse de course bien que cela lui était laborieux. S'il continuait à ce rythme et si elle se fatiguait encore, il finirait bien par mettre la main dessus.

L'Exécuteur tomba finalement sur la sœur de Prayer au détour d'un conifère. Elle s'évertuait à fuir alors que l'ordre naturel du monde l'appelait à retourner en Enfer. Pourtant, il devait la ménager autant que possible, par égard envers la Chauve-souris. La situation était ardue, lui qui ne devait pas exercer de favoritisme dans la délivrance de son jugement. Néanmoins, lorsqu'il vit le bras gauche de Rage se balancer vers l'arrière tandis qu'elle courrait, il ne réfléchit plus : Wolgorn se jeta sur elle, agrippa son poignet d'une main ferme et l'étala violemment par terre.

"MURYAH !"

Ceci fait, il lâcha son étreinte sur la jeune femme et haleta tant sa respiration avait été mise à contribution. Il remarqua que durant l'incartade, les verres de ses lunettes de soleil s'étaient cassés et les abandonna au sol pour les écrabouiller sous sa semelle. Moyennement soulagé, il lança un regard inquisiteur à la Berserker pour la scotcher sur place avant de reprendre une expression plus sereine. Pour être sûr qu'elle allait écouter ce qu'il avait à lui dire, le Bourreau lui demanda :

"Tu t'es calmée ?"

Ensuite, il passa à un autre registre, celui qui était le plus crucial s'il voulait faire accepter à Rage son destin. Peut-être qu'en juxtaposant son cas avec celui de sa sœur, peut-être s'apercevrait-elle qu'elle devait arrêter les frais et se laisser mourir. Il ne restait plus qu'à espérer qu'il se montrerait suffisamment diplomate.

"Prayer, ta sœur... a combattu à nos côtés en qualité de Spectre." commença-t-il d'un ton laconique. "Hélas, elle n'a pas été assez forte pour survivre aux derniers affrontements."

L’Étoile de l'Exécution sentait le regret monter à sa gorge : il serra les poings et se mordit la lèvre inférieure. Hors de question de s'excuser en affichant un visage pathétique de tristesse, il devait rester grave et digne.

"En vérité... je me croyais plus fort qu'elle et pourtant j'étais trop faible..." poursuivit-il. "J'étais son aîné et je n'ai pas pu assumer mes responsabilités envers elle. J'ai même dû m'enfuir alors qu'elle combattait à ma place."

Wolgorn réprimait ses émotions du mieux qu'il pouvait mais ses yeux trahissaient une profonde mélancolie. Rendu misérable par sa confession, il baissa la tête pour se dissimuler avant de murmurer :

"Je suis désolé. J'ai été un Spectre minable, indigne d'un guerrier..."

Voilà. Il avait craché le morceau, mais au grand jamais il ne fondrait en larmes ! S'il le faisait, il ne montrerait que plus de faiblesse et de médiocrité et il n'était pas question de s'y complaire ! Le Russe devait toujours ramener l'âme fugitive dans l'Inframonde et ce n'était certainement pas une lavette qui pouvait s'en charger. La compassion, ce n'était bon qu'avant d'abattre la lame de la sentence sur la nuque d'un condamné.

À ce rythme, je ne sais pas si je vais pouvoir le semer. Même si mon pied est rétabli, je sens qu’il est encore fragile et j’ai trop peur de le blesser à nouveau en courant trop vite et trop brusquement, seulement c’est ma vitesse de course qui en souffre. Pas l’idéal, surtout quand c’est ma vie qui en dépend, mais si je trébuche une nouvelle fois c’en est fini de moi. Le Spectre est tout près, je le sens, et ça me motive à courir un peu plus vite. Mon cœur bat à cent milles à l’heure, le manque de souffle me brûle les poumons et j’ai l’impression de ne plus sentir mes jambes, pourtant je ne lâche pas. Je refuse de lâcher, je ne peux pas le laisser m’attraper ou sinon...

Seulement, il y a de ces erreurs que malgré toute la volonté du monde, on ne peut juste pas rattraper. En moins d’une fraction de seconde, je sens quelque chose serrer mon poignet, puis on me pousse dans le dos, mes pieds quittent le sol et je m’écrase de tout mon long par terre.

-Ah!

Je tente d’amortir ma chute en retombant sur mes mains, mais trop tard : c’est ma poitrine et mes côtes qui prennent l’impact, et plus de ma tête. Je suis heureusement protégée par mon masque, vu le nombre de racines et de pierres dans cette forêt ça m’a sans doute évité la commotion cérébrale, mais le choc a suffi pour m’assommer et c’est avec la tête lourde et douloureuse que je me redresse lentement.

-Aïe…

En me retournant, j’aperçois le Spectre. Oh non! Le surplus d’adrénaline engendré par la panique m’aide à retrouver mes esprits un peu plus vite, mais pas assez pour me relever et surtout, pas assez pour me faire bouger face au regard que me lance le Bourreau. Si je fuis encore, il fera pire que me plaquer par terre. Soit, je ne fuirai plus, mais quand j’en aurai fini avec lui on verra bien qui a peur de qui. Ainsi, quand il me demande si je me suis calmée, je réplique en concentrant mon cosmos pour faire jaillir plusieurs aiguilles de mes épaules et le haut de mes bras, comme une armure, ne disant pas un mot malgré la douleur occasionnée pour le défier. Non, je ne suis pas calmée. S’il ose me toucher, il va le regretter toute sa vie.

Mais au lieu de m’attraper pour me traîner vers son autre camarade Spectre pour, qui sait, me forcer à le libérer, le Bourreau commence à me parler de ma sœur. Appuyée sur mes coudes, j’arrive à l’écouter presque avec fascination pendant quelques secondes, jusqu’à ce que ses révélations se remplissent lentement d’horreur… Il y a eu des affrontements aux Enfers et Prayer… elle a… elle est…

-Non…!

Prayer ne peut pas mourir. Pas une deuxième fois! Pas maintenant, alors que je venais enfin de la retrouver! Pas comme ça… elle était bien trop jeune! Pourquoi est-elle partie se battre?! Le Spectre doit se tromper, elle ne peut pas être morte aussi bêtement! Petite sœur ou pas, elle m’a ramenée à la vie! Elle est plus forte que ça!
Mais la suite de la confession ne fait que rajouter plus de poids sur mes épaules, alors que des larmes brûlantes commencent à couler le long de mes joues. Il n’y a pas d’erreur, ni de mensonge. Prayer est morte et cette fois, elle ne reviendra pas. Après tout ce qu’elle a réussi à faire pour moi… elle a été vaincue. C’est fini. Ma dernière famille… disparue, alors que je venais juste de la retrouver. Elle est partie pour de bon.
En entendant la suite de l’histoire, ma gorge se serre au point de ne plus pouvoir respirer. Oui, Prayer était forte, mais pas assez pour une guerre, mais au lieu d’essayer de la protéger, ses confrères l’ont laissé mourir… ce Spectre-là a fui pendant qu’elle se faisait tuer. Peu importe ses regrets, il a fui et il l’a abandonné.
Quand il a fini ses explications, je me relève lentement, tremblante de colère, en serrant les poings et en marmonnant des paroles incompréhensibles. Les voix dans ma tête s’élèvent à nouveau, me murmure entre deux pleurs :

Venge-la. Venge ta sœur. Ils l’ont abandonnée elle aussi.

-Tu l’as laissé mourir…

Mon cosmos explose et la seconde d’après, je suis juste devant le Spectre, mon poing part et je le frappe en plein milieu du torse de toutes mes forces. Mêlé à mon cosmos, le coup le projette plus loin et alors qu’il s’écrase au sol, je commence à marcher rapidement vers lui, parlant de plus en plus fort.

-Tu l’as laissé mourir. Tu penses que je vais avoir pitié de toi alors que tu l’as laissé mourir?!

Quand j’arrive tout près de lui, ma mâchoire se crispe avec force et le frappe à nouveau. Puis une nouvelle fois. Puis une autre, sans m’arrêter. Même avec mon masque, je ne vois plus rien à cause de mes larmes et j’en suis rendue à hurler avec force.

-Espèce de lâche! T’es qu’un faible qui a fui pour laisser une gamine crever à ta place! Je ne te pardonnerai jamais! Je te déteste!

En levant le poing une dernière fois, une aiguille jaillit de ma paume. Un premier mort pour Prayer, tous ceux qui l’ont laissé mourir ne méritent pas de vivre, et celui qui l’a tué… je le retrouverai, je le traquerai et je le tuerai dans toute la souffrance qu’il mérite! Ma sœur, une petite fille, celle que j’ai perdu trop de fois, qui a toujours trouvé le moyen de veiller sur moi même si je ne pouvais pas en faire autant pour elle. Prayer, ma petite sœur…

L’aiguille se plante dans le sol, bien loin de sa cible, alors que je me laisse tomber par terre en sanglotant. Ça ne sert plus à rien. Tuer, pourquoi? Ceux que j’espérais protéger n’existent plus. Sargas n’est plus là, Prayer non plus, mon armure m’a quitté, mon Anima reste silencieux, moi aussi j’ai arrêté d’exister… j’ai beau avoir tenté l’impossible, je ne peux pas revivre à nouveau. Je ne peux pas fuir l’inévitable.

-Pourquoi, Prayer… je ne veux pas être toute seule…

Mais je suis toute seule. Il n’y a que moi, seule face au destin.

La confession du Bourreau laissa visiblement Rage stupéfaite, avant qu'elle ne s'enfonce dans la tristesse. Il s'y attendait, ce qu'il avait raconté ne pouvait que provoquer ce genre de sentiment chez un humain normal. Même s'il avait de la peine pour elle, il se sentait allégé d'une partie du poids sur sa conscience. Cependant, la Berserker ne semblait pas du genre à pleurer comme une madeleine et Wolgorn s'en rendit vite compte. Brusquement, le cosmos de la fille s'embrasa avec force et dans un accès de colère, elle flanqua son poing dans le pectoral du Russe. Ce dernier eut le souffle coupé, sentit ses côtes se fêler de nouveau et il fut éjecté au loin, sans arbre ou rocher pour stopper sa course. Il dérapa longuement contre le sol avant de rouler sur lui-même et de terminer étendu sur le dos de toute sa longueur. Ce coup était vraiment puissant et il avait l'impression qu'il allait en cracher ses poumons. Difficile de croire qu'il était envoyé par une loqueteuse doublée d'une éclopée.

La jeune femme s'approcha de l'Exécuteur, son aura bouillant de fureur en réaction à sa révélation honteuse. Il n'eut pas le temps de se prémunir de la série de coups qu'elle lui asséna et ne put qu'endurer le passage à tabac. Si se déchaîner contre lui permettait de lui faire se sentir un peu mieux, pourquoi pas après tout... Wolgorn savait en son for intérieur qu'il méritait chaque coup qu'elle abattait sur son visage. Chacun d'entre eux le punissait pour sa couardise et sa nullité mais n'était pas suffisant pour le tuer. De son échec il devait se relever et devenir toujours plus fort pour enfin ne plus avoir à fuir la peur au ventre. Lui devait survivre pour continuer sa route, mais la Berserker devait tomber en Enfer.

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=aIO2g_ZucI0 -BGM

Finalement, elle tenta de l'achever avec une aiguille qu'elle fit émerger de sa main. Sauf que le Russe n'eut même pas besoin de se défendre pour éviter d'être pourfendu, car celle-ci se planta dans le sol. Rage avait arrêté de le rosser et de l'invectiver et fondait désormais en larmes sous son masque. Tandis qu'elle était à terre à sangloter, le Bourreau se remit sur pieds et essuya le sang qui s'écoulait de ses lèvres et de son nez. Rage avait maintenant perdu toute volonté de vivre et semblait réaliser la vacuité de son désir de vivre. Pour l’Étoile Terrestre, elle était au bout du rouleau et n'avait plus personne sur qui s'appuyer, donc aucune raison de demeurer sur Terre. L'heure de la reconduire en Enfer était arrivé et peut-être ses pairs se montreraient cléments à son égard. Elle ne devait pas avoir fuit toute seule, à bien y réfléchir. Wolgorn, mélancolique, hésitait à la prévenir qu'il était le moment pour elle de regagner le Monde Souterrain. Néanmoins, il se fit violence et lui déclara dans un soupir :

"Tu n'as plus rien ici... plus d'énergie, plus de famille, plus de raison de lutter."

L’Étoile de l'Exécution avait mal rien que de lui demander ça, alors qu'il avait encore une dette de sang envers elle. Quelques coups ne suffiraient pas à rembourser ce qu'il devait à Prayer et sa sœur. Son coeur le tourmentait péniblement et il posa main sur sa poitrine et la serra, comme s'il allait se l'arracher. Inévitablement, pour se débarrasser de cette souffrance et avancer en tant que Spectre, il devait cesser de rôder au seuil de la voie du démon. Un jour ou l'autre, il devrait rentrer définitivement en Enfer et abandonner tout ce qui faisait son humanité, pas seulement le temps d'un combat.

"Nous devons y aller." dit le Bourreau.

Rogos et lui allaient pouvoir mettre fin à cette mission et se tourner vers l'étape supérieure. Une autre épreuve attendait déjà le macabre duo de guerriers infernaux.

Je ne veux plus vivre. Je ne veux pas mourir. Tant qu'à ne pas pouvoir être là pour personne, je préférerais ne pas exister du tout, si je pouvais trouver une façon de m'effacer de l'existence complètement, de juste rester toute seule dans le néant, je le ferai. Je ne veux plus ressentir. Je ne veux plus me souvenir. Je ne veux plus rien. La vie et la mort, c'est pareil. C'est exister qui fait le plus mal. Je n'ai pas ma place là-dedans, peut-être que je ne l'ai jamais eu. Sans moi, Prayer serait peut-être en vie, Vermalis n'aurait jamais traversé la porte Céleste, Sargas... il serait peut-être encore en vie... peut-être que j'aurais vraiment dû mourir, il y a onze ans. Combien de destinées une âme qui n'a plus lieu d'être peut-elle altérer? Puis-je vraiment les compter toutes?

Mais à quoi bon fuir? Aucune de mes tentatives ne fonctionnera, je ne peux pas échapper à tout ça. Je ne veux pas partir, je ne veux vraiment pas devoir faire face à mon jugement, mais je n'ai pas le choix. Plus je le retarde, pire ce sera...

Prayer...

Une nouvelle vague de sanglots me monte à la gorge. Pourquoi?! Pourquoi elle, pourquoi comme ça, pourquoi l'ont-ils laissé mourir? Je n'ai plus la force de me relever, mais le Spectre commence à me presser et je sens un long frisson me parcourir le dos. Je ne veux pas mourir...

-Pitié... je ne veux pas retourner là-bas!

Prayer a tout risqué pour me ressusciter... est-ce que me laisser partir est vraiment la seule solution? Tous ces efforts pour rien?

Prayer est morte!

Oui, et pour rien. Elle a gaspillé tant de choses pour une âme qui n'en valait pas la peine... Pourquoi elle? Pourquoi pas moi? Je ne mérite plus de tenter quoi que ce soit en son honneur. Je ne mérite pas d'être sa soeur.

Je me relève en titubant, sanglotant toujours. Je lève un regard presque timide vers le Bourreau, lui demandant d'une voix qui oscille entre l'espoir et le désespoir:

-Est-ce que ce sera rapide? Est-ce que ça va faire mal?

C'est tout ce que je demande. Après la torture et les tourments, une mort rapide et sans douleur. Si tout pouvait se terminer en un rapide battement de cil, sans même que je ne m'en rende compte... peut-être que je n'aurais pas aussi peur. Ce serait bien plus facile que de devoir fuir une éternité de douleur pour une autre. J'en ai assez de souffrir, d'aimer, d'haïr, de toujours risquer le pire à la moindre décision. Je veux juste que ça arrête...

-Je ne veux plus avoir mal... Je n'en peux plus...

La tête baissé, le regard dans le vague, toujours en sanglots, je commence à suivre le Spectre. Je ne peux m'empêcher de redouter ce qui va suivre, d'avoir peur pour mon âme, il a beau me faire toutes les promesses du monde, je ne peux pas vraiment en croire une seule. J'aurais beau prier... espérer la clémence, combien y a-t-il de chances que je n'y aie pas droit? Je pourrais n'avoir droit qu'au pire... si seulement ça pouvait changer quoi que ce soit...

Complètement effondrée et larmoyante, Rage ne semblait plus montrer de signe de résistance sérieux. Wolgorn était sévèrement amoché mais il pouvait toujours maîtriser la jeune femme si elle tentait encore de s'enfuir ou d'attaquer. Tout ce qu'elle montrait était de la peur et du désarroi face à la perspective des supplices qu'elle aurait à subir en Enfer. Quand elle le supplia de ne pas l'emmener, le Bourreau se contenta d'un regard inflexible. Il ne devait pas se laisser attendrir par les pleurs de la Berserker ni retarder l'échéance. Ce n'était pas parce qu'elle était la sœur de Prayer qu'elle avait un passe-droit et pouvait se la couler douce.

Alors qu'il s'apprêtait à l'attraper par le poignet et à la traîner de force jusqu'à Rogos pour revenir dans le Monde Souterrain, elle lui demanda si elle allait souffrir. L'Exécuteur, piqué à vif, hésita un moment à répliquer tant il savait que la réponse serait cruelle. La pauvre fille semblait supporter sur ses épaules sa peine alourdie de celle de l’Étoile de la Recherche. La fibre de compassion que possédait le Russe était touchée et il lui était difficile de se montrer aussi impitoyable qu'il voulait l'être. Dire qu'il faisait montre d'aucune pitié face à d'autres trépassés : c'était une honte qu'il ne puisse surmonter sa douleur pour Prayer et Rage. Pourquoi tergiverser ? Wolgorn serra son poing droit jusqu'au sang pour étouffer son empathie. Il devait devenir plus fort en souvenir de la Chauve-souris, ni plus ni moins.

Finalement, il demeura muet tant sa gorge s'était nouée et il lui saisit la main pour l'entraîner dans la direction qu'il empruntait. Le Russe n'y avait pas mis de violence, Rage n'ayant plus assez d'énergie pour se rebeller et lui non plus n'avait pas envie de se battre. Toute cette affaire était bien trop compliquée pour lui, il voulait en terminer au plus vite. S'occuper plus longtemps du cas de cette fille ne faisait que réveiller ses plaies psychologiques par l'humiliation qu'il s'était partiellement infligée. Fatigué, il s'en alla avec la Berserker vers l'endroit où ils avaient abandonné le Dullahan. Lui saurait sans doute mieux que le Bourreau comment traiter cette âme fugitive.

Quelques minutes s'écoulèrent et ils parvinrent en vue de l'infortuné Rogos, qui était dans un piètre état. Ce dernier était toujours paralysé à cause des aiguilles plantées dans son Surplis et son système nerveux. Des nombreuses blessures qu'il avait récolté par ces armes fines mais pernicieuses s'écoulait une grande quantité d'hémoglobine lorsqu'on les additionnait. Heureusement, le Français était du genre solide en dépit de sa fébrilité apparente et de son pessimisme, à en juger par son cosmos qui luisait faiblement. Wolgorn tourna son visage exténué vers sa prisonnière et désigna l’Étoile de l'Ombre du pouce.

"Enlève-lui ces machins..." ordonna-t-il, essoufflé, avant de présenter ses excuses à son compère. "Pardon pour l'attente Rogos."

Ainsi, il relâcha Rage non sans la pousser vers le Dullahan pour qu'elle lui ôte les aiguilles qui le pétrifiaient. Plus menaçant, il croisa ses bras musculeux et adopta une expression plus antipathique et fermée. De tout le trajet, il s'était retenu de pleurer à son tour.

Ça ne sert à rien de résister. J’ai beau avoir peur, ça ne changera rien, mon destin était décidé et ce dès que je suis arrivée pour la première fois aux Enfers. Tout le monde meurt, c’est ainsi, on y échappe pas, mais personne ne devrait avoir à finir ses jours comme ça. La peur, la douleur, la folie, et à la fin le crime… je ne voulais pas finir comme ça. Toute une vie passée à tenter l’impossible pour le bien de tous réduite à néant. J’aurais seulement voulu que les choses se passent autrement… ne pas être trahie, abandonnée, oubliée, considérée comme une traîtresse alors que j’ai tout donné. Ce n’est pas juste. Pourquoi?

Je serre le poing presque malgré moi quand le Spectre m’attrape, mais je ne me débats pas. À quoi bon? Je ne veux pas le suivre, son mutisme face à ma question ne fait que me confirmer le pire, les Enfers ne seront pas une délivrance mais bien une autre punition sans fin, mais plus je fuis et plus ce sera pire. Il n’y aura pas de clémence pour une âme rebelle. Ce qui m’attends là-bas… le seul fait d’y penser me donne envie de m’enfuir à nouveau, et ça me prend toute ma volonté déjà à plat pour ne pas le faire. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de tirer pour tenter d’échapper à l’emprise du Bourreau quelques fois pendant le trajet, sans succès. Encore une fois, c’est peut-être mieux comme ça. Je me demande encore pourquoi il ne m’a pas encore tué… ça aurait été plus simple…

Nous nous arrêtons devant le deuxième Spectre, encore immobilisé par les aiguilles et se vidant lentement mais sûrement de son sang. Il n’a donc pas réussi à s’échapper? J’ignorais que de simples aiguilles pouvaient être aussi dévastatrices, même après mon combat contre la Lamia.

Tu vas te relever et tu vas te battre!

-Inutile, je murmure la gorge serrée. C’est perdu d’avance.

Quand le Spectre m’ordonne de libérer son compagnon, je lui lance un regard paniqué pourtant caché par mon masque. Je ne sais pas comment! Je n’ai jamais fait ça, j’ignore comment le délivrer! Devrais-je leur dire ou bien…

-Mais…

Avant que je n’arrive à expliquer la situation, le Bourreau me lâche et me pousse vers le Dullahan. Je manque de trébucher et tomber par terre sous le coup, puis me retourne vers lui pour espérer un peu de compassion. Je ne peux pas… Mais il me lance un de ces regards à glacer le sang et je baisse piteusement la tête pour me mettre au travail. J’ai réussi à créer ce truc… je devrais pouvoir le détruire… d’une façon ou d’une autre. L’aiguille la plus importante doit être celle dans la nuque, c’est elle qui bloque tout le reste, et les autres sont plus au cas où la première manque son coup, même si elles ont frappé des points importants… si l’aiguille principale se trouve en haut, mieux vaut peut-être commencer vers le bas, si je les enlève toutes en même temps il risque de mourir et si je le libère trop vite, il pourrait s’agiter à cause de la douleur et… bref, trop de suppositions pour très peu de véritable connaissance, mais je dois faire avec ce que j’ai.

Je m’agenouille près du Spectre paralysé alors qu’il me parle d’une… proposition? Qu’est-ce qu’il entend par « régulariser ma situation? » Peine perdue. Là où j’en suis, quelle importance? Je lève la tête et le regarde dans les yeux, mitigée entre ma tristesse et ma colère, en serrant les poings.

-Regarde-moi et répète qu’il y a quelque chose à régulariser, pour voir.

Puis, sans écouter ce qu’il me répond et sans même lui adresser la parole à nouveau, je me mets au travail. Je pose la main sur une première aiguille, me concentre et elle se rétracte pour disparaître dans le sol avec un bruit de succion des plus écœurants, alors que le sang commence à gicler. Rapidement, je pose ma deuxième main sur le trou et d’un frisson, laisse mon cosmos me propager jusqu’à la plaie pour la refermer. Je continue comme ça pendant de longues minutes, retirant chaque aiguille une à la fois et refermant la blessure tout de suite après, et lorsque vient le temps de retirer la toute dernière, l’aiguille principale, je titube un peu en reprenant mon souffle.

-Plus qu’une…

Stress, manque d’énergie, peur, je n’en peux plus. Une fois qu’il pourra bouger, il n’aura besoin que d’un seul coup pour en finir et je ne pourrai rien faire. Il est trop près, il sera sans doute trop rapide… mais encore. Là, maintenant, il est ma merci, il ne pourrait pas m’éviter et vu tout le sang qu’il a perdu, ce serait rapide et simple. Son compagnon est trop loin pour m’en empêcher, il est épuisé lui aussi, si je fuis à nouveau vers Sparte, peut-être que je pourrais…

À quoi bon?

La main posée sur la dernière aiguille, je me mets à trembler. Même si j’arrivais à le tuer, à quoi bon? Quelqu’un d’autre viendra. Ils m’auront à l’usure. Ce serait une résistance inutile. Je dois libérer un de ceux qui vont peut-être me tuer et me condamner à un châtiment éternel. Il n’y a pas de régularisation. Il n’y a que la misère et la souffrance.

D’un mouvement sec, je retire la dernière aiguille et soigne la dernière blessure en fermant les yeux avec force, incapable de respirer tant ma gorge est serrée. J’ai fui pour rien. J’espère une clémence qui ne viendra pas. La seule chose à faire, c’est prier pour que ce soit rapide. Je murmure d’une toute petite voix.

-Voilà. Finissons-en.

Aucune protection. Aucun dieu. Aucun espoir. C’est fini.

Wolgorn surveillait Rage, qui s'en alla retirer les aiguilles enfoncées dans les points névralgiques du Dullahan. Ce dernier taquina le Bourreau pour son retard et s'adressa à la jeune femme pour lui faire offre pour la moins inattendue. Il parlait de régulariser sa situation si les oreilles du Russe ne lui jouaient pas un tour ou si l'anémie ne lui faisait pas dire n'importe quoi. Interloqué, l'Exécuteur se contenta néanmoins de regarder si la Berserker s'acquittait bien de sa tâche avant de discuter d'autre chose. Premièrement, il fallait tirer le collègue décapité du mauvais pas dans lequel il était.

La soeur de Prayer tarda quelque peu à faire son boulot, mais elle retira avec méthode et précaution les épines non sans faire preuve d'hésitation à certains instants. L’Étoile de l'Exécution suivait chacun de ses mouvements avec attention, histoire d'être sûr qu'elle ne tente pas un coup fourré sous son nez. Ce fut au bout de longues minutes de patience et de manœuvres calculées que les aiguilles furent ôtées, en particulier celles qui bloquaient le flux cosmique de Rogos. Wolgorn pouvait voir l'énergie de son confrère affluer de nouveau tandis que celle de rage semblait l'avoir complètement quittée. Elle paraissait dorénavant résignée à rejoindre les Enfers sans plus opposer de résistance. Parfait, les deux Spectres pouvaient en en terminer avec cette douloureuse affaire et avancer dans leur mission.

Cependant, après une courte réflexion, le Bourreau en revint à ce qu'avait dit le Dullahan un peu plus tôt. Maintenant qu'il était hors de danger et disponible, il était temps de demander ce qui lui était passé par l'esprit. Qu'est-ce qu'on pouvait bien régulariser chez une misérable défunte, surtout si celle-ci avait potentiellement commis de terribles fautes ?

"Rogos, c'est quoi cette histoire de régularisation ?" demanda le Russe, songeur.

Il ne savait plus sur quel pied danser : pouvait-il se permettre de donner un passe-droit ? Pouvait-il refuser de donner à l'âme fugitive une seconde chance, même s'il s'agissait de la sœur de la Chauve-souris ? L'Exécuteur avait la tête trop chargée pour réfléchir correctement sur la question. L’Étoile de l'Ombre était certes un insigne rabat-joie, mais il devait avoir les idées plus claires que lui. Avant de se mettre à rouspéter et à invoquer la Loi Infernale, mieux valait écouter ce qu'il suggérait.

Voilà donc ce qu’il me propose? Plutôt que d’enfin abandonner, quitte à être châtiée pour mes crimes, continuer de me battre? J’étais prête à trahir Arès pour fuir à nouveau. Suis-je vraiment prête à le faire pour servir quelqu’un d’autre, la mort elle-même, le dieu qu’a servi Prayer? Prayer qui a tenté de m’aider une dernière fois de peur de ne plus pouvoir le faire, dans l’espoir que je pourrais venir l’aider. Et je ne suis pas venue… la chauve-souris qui m’a apporté mon masque a fui lorsque j’ai engagé le combat contre Strygia, et si elle avait une autre mission à accomplir? Et si… au final c’était ma faute si Prayer est morte? Elle comptait sur moi et je ne suis pas venue. Sans le savoir, je l’ai abandonné et ça lui a coûté la vie une deuxième fois.
 
La douleur dans ma tête prend des proportions démentielles alors que le manque d’air se fait ressentir, je dois me forcer à respirer avant de perdre conscience et de m’effondrer, ce qui produit un drôle de sifflement au creux de ma gorge mélangé aux sanglots. D’une main tremblante, je m’appuie contre un arbre pour ne pas perdre l’équilibre alors que le paysage semble danser devant mes yeux.  J’ai peine à écouter ce que m’explique le Dullahan, dès qu’il fait une pause pour reprendre son souffle je ferme les yeux, faisant disparaitre l’éclat verdâtre des verres de mon masque pendant quelques secondes, pour reprendre mes esprits, mais ça ne dure pas. Presque malgré moi, je m’efforce de l’écouter, de comprendre ce qu’il est en train de me dire. Je pourrais être libérée de mes souffrances. Je peux encore échapper à la mort, si j’accepte de servir Hadès.
 
Et alors? À quoi bon?
 
Je jette un regard vers Wolgorn. Est-ce qu’il était au courant de cette proposition? Il ne savait même pas qui je suis, mon lien de parenté avec Prayer l’a surpris, alors je suppose qu’il ne sait pas vraiment ce qui a été prévu pour moi…  Je reporte mon attention vers Rogos, l’esprit encore embrouillé par le trop-plein d’émotions, répétant d’une voix absente et confuse quelques uns des mots que j’ai réussi à capter de son monologue.
 
-La ruine… vengeance… Athéna…
 
Ça me semble stupide d’espérer à nouveau. Croire une nouvelle fois qu’il y a encore une justice possible sur cette terre. Je devrais savoir que ce n’est qu’un mensonge, une utopie des plus trompeuses… mais si ça pouvait être vrai? Si pour une fois, rien qu’une fois, c’était possible d’y arriver, et que j’ai vraiment été aveugle de croire que la justice que j’ai servie autrefois était véritable? J’ai trop souvent été trompée pour qu’il reste de l’espoir en moi, mais est-ce que je serais vraiment capable de laisser le monde à  l’abandon, sous prétexte que c’est ce qui m’est arrivé à moi? J’en veux à toute l’humanité, suis-je encore capable d’œuvrer pour elle.
 
Oui. Je n’y peux rien. Je veux voir la paix s’installer dans ce monde, et que pour une fois justice soit enfin rendue, que les coupables soient enfin punis pour leurs crimes. Je veux me venger du mal qui a été fait, et enfin revenir au Sanctuaire, forte de mes convictions, pour leur montrer ce qu’est le véritable ordre qu’ils n’ont jamais été capables d’instaurer. Ils paieront. Tous autant qu’ils sont.
 
Le Spectre tout juste libéré de la prison d’aiguilles s’écroule soudainement, rendu pâle par le manque de sang et faible pour la même raison, mais il ne touche pas le sol. Avant cela, je me laisse tomber à genoux pour être à sa hauteur et l’attrape par les épaules pour arrêter sa chute, le soutenir et le redresser, croisant son regard et le fixant sans aucune hésitation alors que je lui serre les épaules avec assez de force pour en faire trembler mes bras.
 
-C’est… c’est vrai? Vous pourriez faire ça?
 
Ça semble presque trop beau. Mais pourquoi pas, au final? Je n’ai plus rien à perdre, tout ce qu’il me reste à faire serait de me laisser  mourir et de sombrer dans l’oubli. Au diable les belles promesses que j’ai fait par honneur. Je m’en moque. Mais je ne veux pas quitter ce monde sans y avoir laissé une marque profonde et indélébile et leur laisser un souvenir bien plus clair de moi. J’ai trop donné pour qu’on m’oublie. Pendant onze ans, j’ai promis, j’ai pardonné, j’ai sacrifié et j’ai fait preuve de tout le respect possible, maintenant il est temps qu’on me rende la pareil.
 
Je finis par lâcher le Dullahan et je me relève avant de l’aider à en faire autant. Mon regard se promène entre les deux Spectres sans trop savoir quoi leur dire.  Ils sont venus pour me tuer et maintenant je devrais presque les considérer comme des coéquipiers, mais qu’est-ce qui doit se passer? Même si j’accepte de les rejoindre, comment porter une armure autre que celle qui parasite mon âme?
 
-Qu’est-ce que je dois faire? L’armure de la Lyre m’a quitté depuis un temps déjà, je ne sais pas quoi faire de cette autre armure…
 

J’attends une réaction, que ce soit de l’un d’entre eux ou de la dite armure, mais celle-ci reste silencieuse.  C’est vraiment bizarre, encore une fois inquiétant, et par pure curiosité je tente de l’appeler à moi. En moins d’une seconde je me retrouve couverte par l’armure rouge typique des guerriers d’Arès. Je ne suis pas sure de comprendre… pourquoi elle est encore là et me laisse-t-elle préparer ma trahison, tout en me laissant l’utiliser? Qu’est-ce qui se passe?

Rogos s'entretint avec le Bourreau pour lui expliquer tout le situation sur la Berserker. Avant d'être une fidèle d'Arès, elle était une guerrière d'Athéna, autrement dit une ennemie des Spectres. Wolgorn sentit son sang bouillir à cette révélation tant il haïssait l'engeance des Saints. Néanmoins, il se calma relativement en voyant que ce qu'il avait devant lui n'était plus qu'une loque qu'on ne pouvait plus qualifier de combattante. De plus, si un paladin s'était retrouvé chez les Spartiates, c'était que quelque chose de grave devait lui être arrivée, suffisamment pour la dégoûter de son ancienne voie. S'il n'avait pas eu cette pensée, le Russe en aurait presque oublié Prayer pour s'empresser de la jeter dans la prison qui convenait le mieux à ses fautes. La rancune et la colère incontrôlées ne feraient que le desservir et il s'efforça d'entendre le Dullahan. Leur honneur et leur devoir devaient passer avant toute vengeance aveugle.

L’Étoile de l'Ombre s'adressa ensuite à la jeune femme pour lui proposer un marché qui laissa son confrère songeur. Il voulait qu'elle accepte de travailler pour les Enfers afin qu'elle puisse échapper à son trépas et au lot de tortures qui allait s'ensuivre. Au préalable, il cuisina Rage en lui prêchant la doctrine d'Hadès, le but de son armée, son fonctionnement et les raisons pour lesquelles elle devrait accepter d’œuvrer pour eux. Les erreurs de l'humanité et l'incompétence d'Athéna passèrent sous le feu des récriminations de Rogos et fit en sorte de les relier au cas de l'âme fugitive. Vraisemblablement, il en savait long sur la proie des Spectres alors que Wolgorn était complètement ignorant de tout ce qui concernait la sœur de Prayer. Voilà pourquoi il ne pouvait que se taire et laisser le Dullahan gérer le problème, même s'il trouvait à y redire.

La logorrhée de l’Étoile de l'Ombre fut exhaustive mais assez captivante pour l'Exécuteur. Il avait pris un peu plus d'assurance et avait intégré les préceptes d'Hadès à la lettre, ce qui était encourageant. Toutefois, la transaction faite avec Rage paraissait un peu louche au goût du Russe. Au moins, la Berserker s'était montrée réceptive devant ces paroles et sembla recouvrer un peu d'énergie. Mieux, elle était carrément intéressée par la proposition et était prête à signer quand elle émit une réserve par rapport à son ancienne Armure de la Lyre et à son actuelle Anima. Le Bourreau, rebuté par la mention d'un habit de Chevalier d'Argent, grommela :

"Tu n'as pas besoin de ce tas de ferraille auquel tu donnes le nom de Lyre..."

Exactement, elle n'avait pas besoin de se trimballer ce genre de détritus, il y avait largement mieux dans l'Inframonde et sur elle. Ceci dit, il se concentra sur la protection des soldats d'Arès et sut aussitôt qu'elle devrait s'en débarrasser si elle souhaitait réellement rejoindre les Spectres. On ne pouvait servir Hadès qu'avec un Surplis et non autre chose, même s'il s'agissait d'une Anima forgée jusqu'à son essence pour le champ de bataille. C'était certes dommage de se départir d'un apparat aux qualités reconnues par tous, mais elle ne pouvait laver ses crimes en faisant dans la demi-mesure.

"Et n'oublie pas, si tu veux devenir une Spectre, il te faudra jeter ton Anima tôt ou tard." souligna Wolgorn.

Il paraissait agréer au marché passé entre Rage et Rogos, mais il subsistait un doute qu'il devait écarter en s'entretenant avec son collègue en privé. Il devait être complètement sûr que ce n'était pas seulement pour Prayer et que sa sœur avait bien les capacités et la mentalité pour servir en Enfer.