Je me sens d’abords mal à l’aise, voire même ridicule à me promener en patins comme ça, surtout aux vues des regards qu’on me lance, mais en en voyant certains avoir du mal à rester en équilibre sur la glace du domaine, j’arrive à forcer un sourire et à me laisser glisser plus librement. Qui est le plus ridicule entre celui qui fait comme tout le monde et celle qui parvient à rester debout? Ce n’est évidemment pas bien pratique vu l’irrégularité du terrain, mais ça pourrait être bien pire. Utilisant mes pouvoirs pour rendre le sol plus lisse sous la lame de patins en ignorant avec superbe les autres apprentis qui galèrent encore plus pour ne pas perdre l’équilibre.
Le Glömt döden, la Passe de la Mort comme l’appellent certains, est une ancienne ruine placée comme une ruelle entre deux bâtiments où la glace s’est accumulée de façon presque surnaturelle entre les pans de mur et blocs de pierre et a formé de grands pieu et des lames de glaces aussi tranchantes que des épées. Il parait que lorsque l’endroit a été remis à la disposition des Asgardiens, une (ou plusieurs) équipe a été envoyée pour « nettoyer le terrain » et en faire un lieu d’entraînement pour les recrues, je suppose que ça pourrait faire un bon parcours à obstacle, mais le sol plus que glissant en permanence, le froid assez glacial pour empêcher la glace de fondre, les tournants toujours aussi inattendus et surtout, encore une fois, ces lames qui semblent avoir été placées spécialement là pour poignarder le cœur, les poumons, le ventre… plusieurs sont morts en passant par là. Les Guerriers Divins capables de se débarrasser de ce problème ne s’y intéressent pas. La rumeur court que l’endroit est hanté, et que ceux qui y ont perdu la vie s’arrangent pour que ceux qui y passent connaissent le même sort.
N’importe quoi. J’ai survécu, non? Personne ne veut ma mort.
Reste à le prouver. J’en ressors, mais de justesse, et jamais avec un sentiment de réussite : si je ne peux pas survivre à ça sans finir en victime, alors je ne vaux pas mieux que les autres. C’est une considération des plus frustrantes, surtout quand je sais que je suis mieux que les autres. C’est tout ce qu’il faudra pour le prouver. Qui sait, peut-être même que je pourrais tenter de rendre l’endroit plus sécuritaire pour les prochains entraînements? Très drôle. Ma réussite, c’est moi que ça regarde, tant pis pour ceux qui ne savent pas garder le rythme.
Même pour moi, l’entrée du Glömt me donne froid dans le dos. Je délaisse mon sac à l’entrée, refais rapidement ma queue de cheval en prenant une grande inspiration pour garder contenance, regarde le sentier obscur et me donne un élan pour m’y engouffrer.
Dès que j’y entre, je suis accueillie par une dizaine de lames placées comme des dents prêtes à me déchiqueter et je dois me tourner sur le côté pour pouvoir me faufiler et passer. Normalement, il faut passer lentement, mais ça augmente les chances de perdre l’équilibre ou de ne pas rester parfaitement droit. Les premières fois, je rebroussais chemin juste à cause de ça, ce qui s’est toujours avéré être une mauvaise idée puisque je devais y repasser une deuxième fois. Mais maintenant? C’est rapide. Je n’ai même pas le temps d’y penser que j’ai passé, sans une seule égratignure. Ma constitution doit être un avantage : les femmes sont rares à Asgard, et je suis assez menue, je me faufile assez facilement.
Je continue de glisser, perdue dans mes pensées. J’ai un mauvais pressentiment, je me retourne pour regarder en avant. Freine. Une lame reste figée à quelques millimètres de moi, pointant impitoyablement entre mes deux yeux. En ravalant ma salive, je recule un peu. Le chemin se poursuit à droite, je le suis en me courbant pour esquiver une lame prête à me déchirer la hanche. Pendant ce qui semble être une éternité, je continue comme ça, avançant, glissant, slalomant, esquivant, freinant. À un moment, je m’appuie trop fort sur un pieu de glace et trois autres me tombent dessus. J’ai à peine le temps de m’écarter. Une fois de temps en temps, je pense à respirer.
Pour l’instant, la vitesse n’est pas la priorité. En patins, j’ai l’impression d’être une toute autre personne, mes yeux ne voient plus la même chose, je dois tout réapprendre, alors je dois tâter le terrain et ne pas me blesser. M’établir des repères pour ne pas me tromper. Quand je revois enfin la lumière du soleil à la toute fin, je suis trempée de sueur et je dois sûrement être pâle comme un fantôme. J’enlève mes patins pour reposer un peu mes pieds et entreprend la marche pieds nus pour retourner à l’entrée, en passant par un des bâtiments du domaine, mais finissant quand même les deux pieds dans la neige. Maintenant, on peut se concentrer sur la vitesse. Je me penche vers mon sac et en sors un chronomètre.
…
J’ai oublié un des tournants où une lame m’a blessée à la jambe. J’ai accroché un pieu et j’ai failli causer une avalanche et une chute a failli m’être mortelle. Mais rien de plus, et je suis vivante.
Je regarde mon chronomètre. Quatorze minutes et dix-sept secondes. Pas mal, je suppose, mais je peux faire mieux. Cet endroit, c’est mon élément, je suis chez moi, alors la moindre des choses est de ne pas y agir comme une étrangère. Alors que recommence. Encore. Et encore. Et ce, jusqu’à ce que le soleil se couche. Je tente une seule fois d’y aller de nuit, mais déjà que la lumière pénètre très dans la Passe, de nuit on y voit rien et j’ai bien failli y laisser ma peau. Ça m’a pris trente minutes pour en ressortir et j’étais couverte de blessures. Un jour, peut-être. Je ne suis pas faite pour rester dans la noirceur, ma place est au milieu de la lumière. Je me fais soigner, je vais me reposer, et le lendemain j’y retourne. Certains parient que je vais mourir en faisant ça, d’autres croient que je vais abandonner. Je n’en ferai rien. J’y retourne, encore et toujours, je passe mes journées là. Et enfin, le miracle : j’en ressors sans aucune blessure ni de difficulté. Mais ce n’est pas suffisant, ce n’est pas ce que je recherche.
Il faut aller plus vite. Toujours plus vite.