Je regarde droit devant, la bouche et la gorge sèche, respirant bruyamment et sans pouvoir me contrôler. J'aimerais pouvoir y réfléchir, formuler ne serait-ce qu'une pensée cohérente... mais rien ne vient. Tout n'est qu'un vaste tourbillon d'émotions, tellement fortes et brutales que je me demande si elles sont vraiment à moi... Si seulement ça pouvait être un malentendu. Que Lachès ait mal compris les quelques mots que j'ai prononcés de façons maladroites malgré mon visage engourdi, qu'il se reprenne, qu'il rectifie la situation, que moi aussi j'aie mal compris ce qu'il voulait dire... mais tout a été très clair. Il n'y a pas de malentendu. Ce Squelette vieux de plus de deux mille ans que je connais depuis à peine une heure, veut devenir mon maître.
Suivant les sentiments incontrôlables, c'est une vague de souvenirs qui me submerge. Un visage familier, une expression ennuyée, un apprentissage que j'ai tant demandé sans jamais recevoir, les paroles dures me rappelant que je ne suis pas à la hauteur. Un visage bien moins méprisant qui me supplie de le garder en vie. Les mensonges. L'orgueil. Les tourments endurés aux mains d'Oblivion me semblent tellement loin, mais même après tout ce que j'ai vécu ils font toujours aussi mal. Maintenant, il est pire que mort: il n'existe plus. Son nom est devenu le mien, son armure aussi, tout ce qu'il a voulu être, je me le suis approprié à sa place. Parce que je voulais bien faire, et parce qu'une force supérieure a cru que je pourrais le faire. M'a forcé à le faire.
Est-ce que je suis vraiment prête à revivre ça à nouveau?
La voix de Lachès garde cette même inflexion dure et sévère alors qu'il commence à faire les cent pas.
-C'est un peu tard, je l'avoue, et nous n'aurions pas le temps de t'entraîner parfaitement, mais tu ne serais pas mon premier élève. J'en ai formé bien d'autres avant toi, si c'est ce qui t'inquiètes. Quand à la maîtrise du cosmos, eh bien...-Pourquoi...?Il s'arrête, me regarde sans rien dire pour quelques secondes. Les émotions que je vois passer dans ses yeux me donnent des frissons... tant d'espoir, tant de détermination... et d'une certaine façon, je suis le moyen de tout réaliser. Mais pourquoi?
Soudainement, le visage du Squelette se colorie, passant du pâle au rouge, et il abat son poing sur la table. Le vacarme fait sursauter les deux autres Squelettes qui reculent prestement pour ne pas être à la portée de leur supérieur.
-Pourquoi?! Après ce que je t'ai raconté, après ce qui est arrivé à ta sœur, tu te demandes encore pourquoi je veux t'entraîner? Depuis deux mille ans, je suis ici, depuis ma mort j'ai supporté le règne d'Hadès, j'ai entraîné ses soldats, de vrais soldats, qui pourraient être des Spectres compétents s'ils avaient eu la chance d'être éveillés! Se battre, ce n'est pas un coup de chance, ça ne devrait jamais l'être! Et je ne vais pas rester ici les bras croisés à attendre qu'un autre enfant se fasse bêtement tuer sur le champ de bataille!!!Le regard planté dans le sien, je réalise que je tremble de tous mes membres. Une enfant... au fond, il le fait autant pour lui que pour moi. S'il a vu bien des gens, Spectres comme Squelettes, arriver aux Enfers, combien en a-t-il vu disparaître? Mourir pour ne jamais revenir? Après onze ans, j'ai tout perdu... lui, après des millénaires, qu'est-ce qu'il lui reste? Beaucoup, beaucoup de volonté, je suppose... Pour continuer de se battre sans aucun pouvoir.
D'un coup, un violent mal de tête se fait ressentir et j'étouffe une plainte sourde. Je ne me sens pas bien du tout, mais parviens à secouer doucement la tête.
-Non... vous avez raison.Il n'y a plus de place pour les enfants dans ce monde. L'image du Dullahan emprisonné dans une nuée d'aiguilles me revient à l'esprit, le sentiment de puissance incarné, mon désir de continuer à lui faire du mal... c'est ce que je dois être. Mais ce n'est qu'une pulsion, sanglante et dévastatrice certes, mais tout de même un simple envie. Et ne pas contrôler ses envies, c'est enfantin. Prayer ne contrôlait pas ses pouvoirs, je ne contrôle pas ma colère, ma puissance… au final, le résultat est le même. Et c’est ce que Lachès veut éviter. Il a raison, je le sais bien, mais… ce n’est qu’un Squelette. Que peut-il bien m’apprendre?
Maintenant, je veux le croire. Maintenant, je réalise les défauts flagrants de mon style de combat et si j’ai la chance de devenir une véritable guerrière ici, quelque chose qui m’a été refusé même à Sparte… je vais la prendre. Je veux y croire, mais je ne vois pas comment c’est possible.
-Mais… comment…?-Quelle importance?! Tu veux devenir une vraie combattante oui ou non?!Même la patience d’un doyen a ses limites. Mais cette fois, loin de me laisser impressionner, je me lève brusquement, soutenant son regard.
-J’ai… j’ai le droit de savoir! Co… comment vous allez… gh!Une douleur lancinante me transperce le crâne et je me rassois en gémissant. J’ai peur de fermer les yeux… je sens que je ne pourrais pas les rouvrir par la suite… Je réalise que les deux Squelettes me retiennent pour m’empêcher de m’affaisser et leur général m’observe, d’abord surpris, puis amusé. Il ricane.
-Eh bien… voilà la première chose que nous allons travailler… alors, Oblivion de la Mante Religieuse, Étoile Céleste de la Rage, quelle sera ta réponse?-D… D’accord… mais…-Bien! Vous ne regretterez pas votre décision, mademoiselle.Il s’incline, mais je ne le vois pas très bien. Tout est embrouillé… j’ai du mal l’entendre, j’ai cru qu’il m’avait vouvoyé. Mon visage tout entier me brûle… et je me sens vide de toute énergie. Je tente de bouger les bras, mais ils ne répondent pas. Je ne les sens plus du tout. Lachès fait un drôle de signe et les Squelettes m’aident à me relever. J’ai peine à rester debout, et ma tête me semble beaucoup trop lourde. Et tout ça pour une simple technique ratée…
-Ramenez-la dans ses quartiers. Nous reparlerons plus tard, quand…Silence. Son rire semble lointain.
-Quand son esprit aura retrouvé ses marques.Nous nous mettons en marche, je crois. Je me rappelle de respirer. Mais une fois rendus à l’extérieur, tout devient noir.
…
Je me réveille en sursaut dans mes quartiers, le visage couvert de bandages. J’ignore combien de temps a passé depuis ma rencontre avec le Squelette. Rogos ne semble pas être revenu. Je me prends la tête entre les mains, et dans un long soupir, retire les bandages d’un coup sec. Mes forces semblent être complètement revenues.
Et maintenant, je retourne à l’entraînement.