Le reste du voyage fut tranquille. Pour des raisons de sécurité, Ntikuma n'eut pas le droit de circuler librement sur le bateau, mais gagna tout de même la permission de visiter la salle de commande, où il détailla sans grand intérêt les multiples boutons et le gouvernail, puis les quartiers du petit personnel avec qui il tenta de socialiser, sans grand succès. Certains le toisaient, puis repartaient en constatant qu'il était muet, et d'autres le questionnaient sur ses pouvoirs et sur ce que leur capitaine leur avait conté. À ça, l'Ashanti se contentait de répondre d'un geste vague, laissant le mystère planer comme à son habitude, mais cela ne l'empêchait pas de se questionner. Avait-il fait quelque chose cette nuit?
Éventuellement, les marins s'accommodaient à sa présence et à sa façon de communiquer, mais ne lui laissaient jamais le temps de faire bien plus : trop occupés par leur travail, ou trop fatigués par ce dernier, ils laissaient la plupart du temps leur visiteur seul dans sa petite cabine. Le mercenaire dépérissait, et ceux qui tentèrent d'observer le phénomène décrit par leur patron ne virent rien qu’un petit être rouge tout déprimé.
Car Ntikuma avait l'impression de se sentir disparaître. Cet endroit le drainait de son énergie, de sa force créatrice, au point où il ne parvenait même plus à faire briller sa précieuse écharpe. Même dans les jours les plus ensoleillés, le bleu de la mer ne semblait pas vouloir retrouver son éclat et il craignait de sortir dehors sans se brûler les pieds sur le sol de métal. Il avait feuilleté quelques livres sans grand intérêt, avait rapidement éteint la radio qui lui avait été prêté et s'était trop souvent endormi devant la petite télévision. Ce n’était pas seulement son entourage qui lui faisait autant de mal ; il s’était déjà retrouvé face à pire. Mais il n’avait jamais eu l’impression d’y être aussi… seul. Sans être particulièrement égocentrique, l’Ashanti avait trop l’habitude d’interagir avec le monde, de se nourrir des cultures et imaginations d’autrui. Mais maintenant… il voulait simplement revoir son pays. Une simple petite visite et tout irait mieux.
Quand ils arrivèrent enfin à destination, ce fut comme voir une flamme renaître. Personne ne put retenir le mercenaire quand il fila comme une flèche entre les immenses conteneurs de métal pour s’accrocher à la balustrade et poser les yeux sur la côte de son continent, le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux. Tant de souvenirs, tant d’histoires… un retour au source qui permettait même d’oublier ses moments les moins glorieux. Aucun mauvais temps ne saurait réduire l’éclat de sa terre natale, et il se trouvait la force d’affronter tous les ciels gris du monde, pourvu que ça le ramène chez lui…
La première chose que le petit être remarqua fut la verdure, puis les plages, puis les signes de civilisations. Tout était assez moderne… touristique, même. Ntikuma se força à ne pas avoir peur. C’était donc ça, Johannesburg? Incertaine, l’Araignée s’en alla interroger un des marins, qui lui expliqua qu’ils étaient à Richards Bay, qu’un taxi allait l’emmener à Johannesburg. Il ne prit même pas la peine de les saluer : dès que le véhicule arriva, le Black Knight s’y réfugia sans regarder derrière, tenta déjà de se détacher de ce désagréable voyage. Le chauffeur le prévint que le trajet serait long, mais le muet n’avait pas l’intention de fermer les yeux.
Il déchanta bien vite.
Dans les interminables forêts et terrains vagues du bord des autoroutes, il ne trouva pas la magie de la nostalgie, encore moins dans le pavé des routes et le klaxon des voitures. Sur le chemin, aucune trace de ces terres avec lesquelles il était familier. Aucun signe de sa maison. Mais n’était-il pas censé être chez lui? Après tout ces rêves, tous ces espoirs… pourquoi se retrouver là était comme se retrouver n’importe où ailleurs? Son chez-lui… son chez-lui ne semblait plus lui appartenir.
L’arrivée à Johannesburg ne fit qu’enfoncer ce pieu de révélations plus profondément dans son cœur. Les jambes engourdies par les longues heures d’immobilité, Ntikuma tituba hors du taxi pour se retrouver dans une grande métropole aux couleurs neutres et aux gens plus pâles que ce qu’il s’attendait. Les immeubles semblaient toucher le ciel toujours nuageux, et une mauvaise odeur flottait dans l’air… et l’Ashanti voyait leur regard croiser le sien avec curiosité, pour quelques secondes seulement, avant de se détacher et de passer à autre chose. Du coin de l’œil, le forgeron repéra le flash d’un appareil photo. Quelqu’un ricana. Mais pas bien longtemps…
Quelque chose lui dictait de bouger, d’essayer de fuir, de s’éloigner de cet espace toxique, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Le sang battait dans ses tempes et ses poumons brûlaient comme si l’air lui manquait… Partir. Se cacher. Rentrer à la maison.
Mais c’était ça, sa maison.
Une main se posa fermement sur son épaule et la silhouette se retourna dans un sursaut, ses lèvres tremblant sous l’émotion. Elle ne reconnut même pas le forgeron qui avait déjà tenté de lui retirer son masque et qui la fixait maintenant avec de gros yeux. Il avait l’air assez jeune, avec ses traits asiatiques et ses cheveux mal coiffés…
-Vous voilà, vous! Ça vous disait pas de prévenir avant de disparaître comme ça?! On vous cherchait partout! D’abord incertain de vouloir parler ainsi à un membre de l’Ordre Noir, le jeune gagna en assurance devant l’immobilité de son interlocuteur, puis s’interrompit en sentant ses frêles épaules trembler entre ses mains. Ce n’était quand même pas lui qui lui faisait peur, tout de même! Dire que face à n’importe qui d’autre, il aurait été ramassé à la petite cuillère pour avoir tenu de tels propos… mais malgré son pacifisme, voir son supérieur aussi effrayé le rendait un peu nerveux.
-Bon sang… qu’est-ce qui vous est arrivé?Contre toute attente, Ntikuma s’agrippa à sa manche et serra avec force, secouant la tête et s’agitant de plus en plus jusqu’à ce que l’alchimiste décide de le traîner jusqu’à son véhicule, qui les amèneraient à l’aéroport le plus proche. Un souvenir incongru lui traversa alors l’esprit : celui de sa petite sœur après un cauchemar. Le petit voyageur s’était-il perdu en chemin? Étrange, qu’il en faille si peu pour effrayer un éveillé…
Qu’importe. Une fois qu’ils rentrés, ils allaient devoir mettre certaines choses au clair.
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