Ils débouchèrent dans un vestiaire après avoir emprunté plusieurs corridors et un escalier ; l'un des casiers était à son nom et quelqu'un avait pris la peine d'y déposer ses affaires. Beth se posta à l'entrée de la salle, le dos tourné pendant qu'il revêtait ses habits de travail, s'emparait de son ordinateur et de ses papiers...
« C'est quoi le nom de leur laboratoire ? »« Neuro-programmation parapsychique expérimentale. »D'accord, il allait pouvoir continuer de disséquer des cerveaux d'éveillés morts, puis d'alterner en plantant des électrodes et injectant des substances chimiques aux noms imprononçables dans ceux de sujets vivants à longueur de journée. Mais avec un accès aux bases de données les plus fournies et à l'outil informatique le plus puissant de FIRMAMENT cette fois. Rogos se rappela la montagne de contraintes techniques venant entraver la progression de ses recherches ou celles de ses confrères à l'université, du temps de son humanité perdue... cela ne devrait plus être un problème maintenant.
Ces considérations matérielles mises à part, son guide se montrait fort utile – même si ses réponses étaient souvent laconiques – tant qu'il posait des questions pertinentes : il apprit que ses nouveaux collègues étaient spécialisés dans les neurosciences computationnelles, comportementales et cognitives, la neuropsychologie, la neurohistologie et la neuro-ingénierie. Elle lui expliqua également quelques règles de sécurité et décrivit l'organisation hiérarchique du complexe, qu'il mémorisa scrupuleusement au fil de son avancée. En fait, il en venait à se demander pourquoi elle était aussi bien informée.
« Et vous quel est votre rôle dans tout ça ? Vous savez beaucoup de choses pour un sujet de test – sans vouloir vous offenser. » interrogea-t-il finalement. Il avait opté pour la courtoisie professionnelle avec le vouvoiement mais il ne pouvait garantir que cela suffirait ; la remarque pouvait facilement passer pour condescendante ou accusatrice. Heureusement, elle ne parut pas s'en formaliser.
« Je suis l'interface de Chokmah, je travaille avec tout le monde. »De... quoi ? Quelques éclaircissements étaient de mise ; il avait un mauvais pressentiment mais il fallait tout d'abord parer au plus pressé.
« Chokmah ? »« Le nom de la cellule. »« Ah, je me disais aussi qu'un numéro tout seul c'était un peu léger. Et que voulez-vous dire par interface ? »Il dut s'interrompre le temps de se plaquer contre un mur pour laisser passer un chariot plein d'équipement et le trio de chercheurs derrière ; les rares personnes croisées dans les couloirs étaient toujours pressées et souvent trop absorbées par la lecture d'un dossier, la manipulation d'un terminal ou une conversation avec un collègue pour regarder où elles allaient.
« Les interactions entre le système et le monde physique sont parfois complexes. Certaines manipulations requièrent un conduit pour canaliser l'énergie de la cellule ; certaines instructions ne peuvent être délivrées à la machine par le biais de commandes informatiques. Un périphérique externe est nécessaire. »Un
périphérique ?! Rogos aurait dû être rassuré d'apprendre que l'implication directe d'un opérateur humain était toujours indispensable. Le peu qu'on lui avait expliqué à ce sujet avait suffi pour qu'il comprenne que Tetragrammaton était un instrument dont la puissance et la polyvalence surpassaient de loin celles des Timur ; composants organiques ou non, si une
machine était capable d'exercer des pouvoirs cosmiques toute seule alors rien n'empêcherait les Agences d'en fabriquer d'autres du moment qu'elles avaient le temps et les ressources : elles pouvaient littéralement convertir leurs ennemis défaits en matières premières. Les éveillés à la fois capables et surtout
désireux d'assurer ce rôle d'interface par contre ne devaient pas pousser sur des arbres, qu'importe les sommes d'argent qu'on y mettait, ce qui limitait la dangerosité du système. Mais au lieu de se réjouir, le Spectre se débattait avec son sens moral, avec une vague d'indignation confinant au dégoût.
« Depuis combien de temps remplissez-vous cette fonction ? »« Confidentiel. »Comme à son habitude, le cavalier sans tête assuma le pire à partir de cette réponse. Il ne savait pas quand les cellules et avec elles leurs interfaces avaient été créées mais FIRMAMENT n'avait pas pu atteindre un tel niveau technologique en un jour. Le projet Tetragrammaton devait exister depuis des années, peut-être même des décennies. Si Beth servait d'interface à Chokmah depuis plusieurs années... quel âge avait-elle ? Douze ans, treize au grand maximum ? Et il ne s'agissait pas que de se synchroniser avec un ordinateur, oh non, sa fonction n'était pas celle d'un simple technopathe : elle avait dit elle-même qu'elle servait de réceptacle au cosmos de la cellule, remplaçant les corps immobilisés des éveillés qui généraient cette force. Pour un chevalier, transférer son énergie à un camarade relevait soit des capacités d'une classe d'éveillés bien particulière, soit demandait la création de liens émotionnels forts et beaucoup d'entraînement, un processus qui devait être accompli dans les deux sens. Mais les éveillés alimentant Chokmah étaient inconscients, leur humanité perdue à jamais et il y en avait
treize ; la seule possibilité pour que leurs cosmos puissent être partagés avec la jeune fille c'était le PSI-link, la technique que les Agences utilisaient pour reproduire artificiellement le fruit des liens entre chevaliers. Et il savait en quoi consistait la procédure.
C'était une chose de faire subir les derniers outrages à des ennemis vaincus qu'on ne pouvait relâcher ou à des criminels condamnés à mort, de soumettre des soldats endurcis et volontaires à des entraînements infernaux ou de recruter des éveillés mineurs sans leur parler de l'alliance pour leur faire prendre part à des expériences inoffensives. Il serait incapable de servir les Enfers si cela lui posait problème. C'en était une autre de prendre une enfant innocente au système nerveux en plein développement – donc encore plus fragile – et de lui ouvrir le crâne pour brancher à son cerveau toute une batterie d'implants cybernétiques plus invasifs encore que les kill-switches avant de finir le travail à grands renforts de drogues, d'hypnose, de séances de privation sensorielle et autres « stimulations » électriques. Même avec les meilleurs médecins cela pouvait aisément tourner au désastre. Et il n'avait même pas considéré l'impact des sortilèges, il en fallait sans doute aussi puisque ce système fonctionnait en partie grâce à la thaumaturgie.
« Les hypocrites. » énonça-t-il dans un rire jaune et sans se préoccuper de savoir si ses propos seraient rapportés à ses supérieurs. Rosenberg et Khalil s'étaient tout deux opposés à Feuerbach quand celui-ci s'était mis à leur décrire ses fantasmes d'expériences toutes plus horribles les unes que les autres, ils avaient fait de grands discours sur les pratiques des factions divines et les limites à imposer à la doctrine du mal nécessaire... Voilà maintenant qu'il apprenait qu'ils faisaient de même en secret ; ça méritait bien l'une des expressions favorites du teuton.
« Pourquoi faut-il toujours que ça finisse avec des enfants-soldats... Et après on nous regarde de travers parce que nous bossons pour Al-Aswad, Kaganovitch ou Carlson, qui vendent des armes et des soudards au plus offrant. »Il ne s'attendait pas à ce qu'elle soit d'accord avec lui : à la place des créateurs du projet, il aurait fait de l'endoctrinement juvénile le minimum syndical en termes de mesures de sécurité. Mais au lieu de défendre FIRMAMENT avec véhémence, la jeune fille accueillit la remarque avec un désintérêt total. Pas même de retour d'insulte ou de leçon de morale concernant son ancien employeur.
« Sacrifices nécessaires. Personne ne me force. »Il avait de sérieux doutes quant à la véracité de cette affirmation. Le consentement d'une enfant n'ayant même pas l'âge d'entrer au collège – il fallait toute une période de récupération et d'adaptation pour apprendre à maîtriser l'usage du PSI-link, ce qui lui faisait dire que le conditionnement et l'opération ne dataient pas d'hier – n'était pas recevable pour tout un tas de choses, alors pour une transformation en pièce de machine militaire...
Le Spectre savait qu'il ferait mieux de ne pas insister, il n'allait quand même pas causer une scène dès son premier jour... trop occupé à retenir la virulente diatribe qui menaçait de lui échapper, il ne remarqua qu'au dernier moment l'arrêt soudain de son guide et faillit lui rentrer dedans.
« Nous sommes arrivés. » expliqua-t-elle en pointant une plaque à côté d'une porte lorsqu'il lui adressa un regard interrogateur. Il ne pouvait pas la lire.
« Je n'ai pas encore reçu la clé de décryptage. »Elle débita une série de caractères alphanumériques ; pris au dépourvu, il dut lui demander de répéter plus lentement et cette fois parvint à retenir le code. 36 caractères, ils n'en utilisaient que 25 en Chine... Seigneur Thanatos, ce que ces gens pouvaient être paranoïaques. À raison mais tout de même. Et l'ayant mené à bon port, Beth décidait apparemment de le laisser là sans rien dire, pas la moindre salutation. Si c'était ça que Rosenberg appelait être polie avec les nouveaux arrivants... ou peut-être qu'il l'avait bel et bien vexée en traitant le professeur et tout le personnel du complexe d'hypocrites. Pas la chose la plus intelligente à faire, ça.
« Je m'excuse d'avoir dit ça. Je suis mal placé pour critiquer qui que ce soit. »La jeune fille hocha presque imperceptiblement la tête et ce fut tout. Sa solitude ne durerait pas longtemps, il avait de nouveaux collègues à rencontrer et s'il en croyait ses expériences précédentes, beaucoup de lecture l'attendrait sur son bureau. Manuels et cours de rattrapage pour terminer sa journée après l'intensification de la pression habituelle et avoir appris que son patron charcutait des cerveaux d'enfants, quel bonheur.