Il n'arrivait pas à détourner les yeux de ce répugnant spectacle. Même s'il y était parvenu, il n'aurait pas pu échapper à tous ces terminaux qui retransmettaient des images de la procédure en plans extrêmement rapprochés, assorties d'une suite ininterrompue d'informations sur ce que les machines chirurgicales faisaient subir aux condamnés.
L'opération lui rappelait à la fois celle qu'il avait pratiqué pour gagner sa place à FIRMAMENT et ce qu'il avait fait et vu en Chine, en plus poussé et surtout beaucoup plus horrifique. Les robots avaient ôté la calotte crânienne des sujets, mis le cerveau à nu et manipulaient à présent directement la matière grise, y enfonçant une collection cauchemardesque de sondes, seringues, électrodes, pinces et autres outils tranchants. Les bras mécaniques restants accomplissaient un travail similaire, à peine moins invasif, au niveau des disques intervertébraux et de nombreux points-clé du système nerveux périphérique. Sur les écrans défilaient les détails des myriades de stimulations électriques que l'appareillage infligeait aux cobayes, des multiples drogues injectées au cœur-même de leurs centres nerveux ; le cavalier sans tête ne savait pas comment l'Agence s'y était prise mais le dispositif canalisait même de faibles décharges cosmiques. Rien de cela ne servait à l'anesthésie : les cobayes ressentaient chaque seconde de ce supplice à son intensité maximale, les machines les stabilisaient même de force lorsqu'ils semblaient prêts à s'évanouir, à entrer en état de choc ou à faire une crise cardiaque. Leurs corps auraient dû être agités de convulsions incontrôlables mais leurs entraves les empêchaient de faire le moindre mouvement ; ils hurlaient à pleins poumons mais leurs cages étaient insonorisées et les caméras ne retransmettaient pas l'audio.
Était-ce ce qui permettait à ses collègues de regarder cette atrocité se dérouler avec un tel détachement, ou avaient-ils trouvé un autre moyen de faire taire sur commande leur sens de l'empathie ? Rosenberg répondit partiellement à cette interrogation lorsqu'il posa une main sur l'épaule du Dullahan et l'entraîna précautionneusement à l'écart.
« Vous pensez pouvoir tenir le coup ? »Drôle de question, ce n'était pas le français qui était attaché à une table d'opération, qui pleurait et implorait alors que des doigts mécaniques lui disséquaient le lobe pariétal. Son supérieur ne l'aurait pas non plus amené ici s'il ne le pensait pas capable d'encaisser ; il s'était préparé à être témoin de quelque chose dans ce genre-là dès qu'on lui avait donné les dossiers des cobayes.
« Ça ira, professeur. » réagit-il d'une voix à la tension palpable.
« Il y aura une évaluation psychologique pour tout le monde à la fin de la journée. »Rogos hocha la tête à la dernière réplique de l'américain et se focalisa sur son observation. Il se concentra afin de dissocier l'image du jeune homme à peine sorti de l'adolescence dans le compartiment le plus proche de l'acte chirurgical lui-même, de faire abstraction de la terreur, des cris et du sang pour ne traiter cela que comme une procédure médicale comme une autre. Petit à petit, ses efforts portèrent leurs fruits et il réussit à discerner la méthode derrière la cruauté apparente, la science sous la torture. Ce qu'il voyait n'était pas le produit d'un sadisme gratuit mais celui d'une logique clinique et froide, même si le résultat final n'en était pas moins moralement condamnable – et comparable aux pires tourments infernaux.
« Je croyais que nous n'étions pas capables de provoquer un éveil instantané ? » demanda-t-il autant parce qu'il voulait connaître la réponse que parce que poser la question l'aidait à ignorer l'expression des suppliciés en bas.
« Pas de manière fiable et pas sans conditionnement préalable, non. »Comme pour illustrer la réponse du professeur, plusieurs cosmos naissants commencèrent à se faire ressentir en provenance des cages. Dans le même temps, les signes vitaux des cobayes devinrent de plus en plus incohérents : certains voyaient leur rythme cardiaque s'effondrer jusqu'à l'arrêt complet, d'autres le voyaient s'emballer jusqu'à ce que le cœur lâche. Le rythme respiratoire, les taux de diverses substances dans le sang et l'électroencéphalogramme se comportèrent de la même façon : moins de trente secondes plus tard et plus de la moitié des sujets d'expérience étaient morts ou inconscients.
« Six succès. » remarqua un scientifique tandis que les portes des cages abritant les « échecs » s'ouvraient pour laisser passer les techniciens. Ceux-ci chargèrent les cadavres et les comateux sur des civières avant de se mettre à nettoyer le bloc opératoire pour les prochains prisonniers, passant la table au jet d'eau pressurisée pour emporter tous les fluides et restes de l'opération dans une rigole creusée dans le sol, désinfectant chaque surface...
« Un coup de chance. » ajouta un deuxième collègue, qui voulut aider le petit nouveau à mettre les choses en perspective :
« À ce stade, le taux de réussite est de 20% en moyenne. »Une réussite toute relative car les auras créées par l'expérience – des auras tourmentées qu'il se forçait à ignorer alors qu'elles assaillaient son sixième sens des échos de la souffrance de leurs propriétaires – étaient risibles. Des éveillés de niveau 1, si faibles que même un humain sans pouvoirs ni équipements particuliers pourrait les vaincre avec suffisamment d'entraînement et d'astuce... Mais son aîné avait laissé entendre qu'ils n'en avaient pas terminé et en effet, les robots se remirent à l'ouvrage sur ceux qui avaient survécu à la première étape pendant qu'une nouvelle fournée de condamnés faisait son entrée et était menée vers les compartiments libres. L'horreur recommença : la peur, la souffrance, les cris, le sang.
« Avons-nous prévu de tenter un passage au niveau 3 aujourd'hui ? » intervint Feuerbach, qui depuis que la procédure avait débuté s'était contenté d'observer dans un silence qu'on aurait presque pu qualifier de religieux.
« Seulement s'il nous reste au moins cinq sujets à la fin de la deuxième phase. »« Prions pour une aberration statistique alors. »Le Dullahan se tourna sans un mot vers ses collègues et l'un d'eux, comprenant où il voulait en venir, répondit à sa question muette :
« Le taux de réussite pour un passage du niveau 1 au niveau 2 est d'environ 15%. Faites le calcul. »Ce n'était pas la même chose qu'un taux de passage du niveau 0 au niveau 2, ce qui voulait dire... 3%. Sur cent prisonniers dépourvus de pouvoirs, trois seulement parviendraient à acquérir le plus bas niveau de capacités réellement surhumaines, l'équivalent de ces apprentis ratés du Sanctuaire trop faibles pour recevoir une armure, qui servaient de piétaille tout juste bonne à se faire massacrer par le premier chevalier venu. Ils avaient 120 cobayes donc avec de la chance, peut-être auraient-ils droit à un quatrième « succès »... quant à ceux qui échoueraient, il n'en resterait que des cadavres, des légumes ou des invalides.
« Quel gâchis... les Saints arrivent à obtenir des chevaliers d'Or avec un ratio pareil. »Loin d'être offensés de voir leurs compétences ainsi remises en question, les autres scientifiques acquiescèrent gravement. L'alliance avec les autres Agences – et l'accès à leurs ressources humaines, au sens le plus littéral du terme – avait dû représenter une véritable aubaine pour ce projet de FIRMAMENT.
« Et pourtant nous avons des dizaines d'agents qui se portent volontaires pour subir l'opération. » nota Rosenberg. Rogos le dévisagea avec incrédulité et il compléta fort heureusement sa remarque :
« Nous avons toujours refusé, bien entendu. Nous sommes déjà réticents à mettre leur vie en danger lors des programmes d'entraînement, nous n'allons pas les sacrifier avec une procédure expérimentale ! »Cette fois, le Spectre parvint à anticiper le moment où s'achèverait la deuxième phase en gardant un œil sur les fluctuations du cosmos transmis par les machines – sans doute en provenance de la cellule ; la procédure était-elle guidée par l'interface de Geburah, un éveillé comme Beth dont la tâche était de torturer et tuer tous ces gens ? – et leur harmonisation avec ceux des six rescapés du premier groupe. Leurs auras s'amplifièrent encore et encore, pressant contre la barrière les séparant du niveau supérieur... et s'éteignirent brutalement, les unes après les autres. Six échecs, aucun survivant. Les épaules de l'allemand s'affaissèrent : il était déçu.
« Aux suivants, et plus vite que ça... » marmonna-t-il alors que les croque-morts s'engageaient dans un nouveau ballet. Rosenberg, lui, tapota pour la deuxième l'épaule de son subordonné :
« Vous en avez assez vu, vous n'êtes pas obligé de rester jusqu'au bout. »Les autres chercheurs désertaient peu à peu la rambarde, aucun d'eux n'ayant apparemment envie de rester là à regarder d'autres êtres humains se faire disséquer comme de vulgaires rats de laboratoire pendant des heures.
« Merci... vous avez raison, je ne crois pas que j'en serais capable. »Sur ces mots, le français accepta l'offre et suivit son supérieur dans une pièce attenante d'où l'on ne voyait plus les cages, seulement les éléments de la procédure sur lesquels se focalisaient les caméras. Maintenant qu'ils étaient entourés de diagrammes et de flux de données, loin de l'hémoglobine et des hurlements et qu'ils n'avaient plus à contempler les visages de leurs « patients », ils pouvaient presque prétendre qu'ils discutaient d'une opération tout ce qu'il y a de plus normale...
presque. Il devait se forcer à recentrer son attention sur les explications détaillées de l'américain alors que dans la salle voisine, des effusions sporadiques de cosmos marquaient l'instant où un cobaye se heurtait au mur de l'éveil. Ceux qui échouaient à le franchir étaient les plus chanceux, car ceux qui réussissaient y gagnaient seulement une souffrance encore plus grande en passant à l'étape suivante de la monstrueuse opération.