Les marins, paysans et artisans de Death Queen Island s'étaient réunis pour la fin d'après-midi dans la saloon local du village de Misery afin de se reposer après leur dure journée de labeur. Quelques larbins de l'Ordre Noir étaient aussi venus se joindre au reste de la populace et monopolisaient le comptoir du bar, picolant et rigolant bruyamment dans leur coin. Ces loustics mis de côté, l'atmosphère était plutôt tranquille et propice aux discussion détendues de début de soirée. Des parties de cartes amicales s'organisaient dans les différentes tables et chacun sirotait confortablement son verre d'alcool. Personne n'avait encore assez d'argent à dépenser pour se risquer à jouer au casino et les danseuses avaient pris leur jour de repos. Autant dire que pour une fois, dans ce monde peuplé de tarés dotés d'une force surhumaine, rien de spécial n'allait se passer...

Soudain, la porte du bistrot s'ouvrit dans un fracas théâtral, laissant place à un Reagan au torse bombé d'orgueil. Il n'avait pas encore totalement récupéré de ses blessures suite au combat contre Azir, mais il dégageait un dynamisme et un aplomb remarquables. Les clients de la taverne n'étaient cependant guère enthousiastes à l'idée de voir le Chevalier Noir le plus abject de l'île débarquer brusquement, sans doute avec l'intention de gâcher leur instant de quiétude. Tous étaient pétrifiés devant lui, qu'ils soient humbles travailleurs ou soldats, et redoutaient d'imaginer la nouvelle infamie à laquelle il comptait s'adonner. Aussi étaient-ils pendus à ses lèvres quand ils voyaient l'Oiseau de Paradis esquisser un sourire inquiétant et s'apprêter à prendre la parole.

"Salutations, tas de plébéiens !" dit-il gaiement. "Aujourd'hui est un jour exceptionnel, car il marque la renaissance de mon illustre personne !"

L'assemblée, plus que surprise devant cette déclaration énergique, écarquilla les yeux et resta sans voix. Les troufions locaux avaient néanmoins une idée de ce dont l'Américain faisait référence, étant souvent en relation avec les guerriers assermentés de la Confrérie Noire. En effet, l'information relative à la défaite de Reagan en Alaska avait fait le tour de Death Queen Island, tout comme les conséquences tragiques qu'elle avait eu pour une famille de commerçants du coin. Presque tout le monde dans ces contrées savait à quel point le renégat était devenu encore plus vicieux qu'à l'accoutumée suite à son humiliation et qu'il s'était acoquiné avec le pire soudard de l'île. S'il fallait retenir une leçon de cette triste histoire, c'était qu'il ne fallait jamais battre puis épargner un fou furieux carburant à l'égocentrisme.

A la longue, les gens croyaient avoir tout vu de la part du sinistre duo que constituait l'association de l'Oiseau de Paradis et de Blueman, surtout en sachant à quel point le second était un personnage atroce. Toutefois, la populace ne s'attendit pas à la façon dont les événements se déroulèrent à partir de là.

"Voyez-vous, je suis parti visiter le Sanctuaire il y a peu et j'ai eu le grand plaisir -tenez vous bien- de flanquer une bonne dérouillée à un de leurs Chevaliers d'Or !" déclara joyeusement Reagan, non sans une certaine fierté.

"QUOI ?!" s'écria l'assistance, qui ne savait guère s'il mentait ou racontait la vérité tant son culot était dénué de limites.

"Vous m'avez bien entendu mes braves ! Moi, le fabuleux Reagan, le talentueux et ingénieux Chevalier Noir de l'Oiseau de Paradis, ai réussi à pourfendre le Chevalier du Lion en personne !"

Plusieurs ouvriers et sbires crachèrent la bière qu'ils avaient encore dans la bouche devant cette nouvelle, estomaqués à l'idée qu'il ait pu oser un tel exploit. Cependant, ils imaginaient aussi que l'Américain avait dû causer un sacré merdier afin d'en arriver là et frissonnaient rien qu'à penser aux outrages qu'il avait pu commettre. Cet ahuri serait tout à fait capable d'avoir eu l'outrecuidance de provoquer l'armée d'Athéna toute entière dans l'objectif puéril de lustrer son ego. Il n'y avait donc pas de quoi réellement s'étonner au fond, mais ce malade mental parvenait toujours à les surprendre.

"Comme je suis d'une humeur radieuse, je m'en vais vous payer la tournée générale !" proclama l'Oiseau de Paradis. "Allez Blueman, fais-moi péter la thune et la binouze ! Tout ceci appelle à une célébration digne de ce nom !"

Sous les yeux ébahis des clients, le voyou tatoué entra à son tour puis fit rouler tonneaux d'alcool et vida des sacs bourrés d'argent à travers le saloon. A ce moment fatidique, l'assemblée auparavant perplexe cessa de réfléchir et se transforma en foule en délire prête à s'amuser à chaque occasion qu'on lui offrait. Toute la taverne était désormais remplie de soiffards se bourrant allègrement la gueule et pariant des sommes énormes au casino. Même si ce n'était que temporaire, la populace ne faisait plus la fine bouche quant à l'identité de leur bienfaiteur et était ainsi acquise à Reagan, un homme qu'ils détestaient pourtant d'ordinaire.

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=F-nuV36fvgQ -BGM

De la musique avait été mise à fond les baffles pour enflammer l'ambiance et les danseuses avaient été convoquées d'urgence pour effectuer des heures supplémentaires grassement rémunérées. Seulement vêtu d'un slibard particulièrement seyant, l'Américain était perché sur une table et dansait en compagnie des charmantes demoiselles sous la lumière des projecteurs multicolores installés pour ce genre d'occasions. Quant à Blueman, il suivait l'exemple de son maître avec des sentinelles déguisés en policiers sadomasochistes, une chopine pleine à la main. Si la vie d'un preux guerrier sur les champs de bataille était intense, rien ne dictait que son repos devait moins l'être !

Le lendemain de la grande beuverie organisée à l'intérieur du saloon, Reagan se réveilla dans une chambre de l'auberge annexe avec une sacrée gueule de bois. Il eut du mal à se lever de son lit à cause des trois danseuses qui avaient passé la nuit en sa compagnie et dormaient encore sur lui. Une fois debout, il s'en alla se remplir une bassine d'eau fraîche et plongea brusquement sa tête dedans afin de s'éclaircir les idées. En passant, il remarqua que Blueman se trouvait juste en dessous du plumard, lui aussi complètement torché après les litres de bière qu'il avait ingurgités. L'Oiseau de Paradis se réappropria ensuite son slip, que l'une des gonzesses somnolentes tenait entre ses mains après le lui avoir carotté au cours de la soirée. Hélas, son sous-vêtement n'était guère portable en l'état, aussi se résigna-t-il à ouvrir laborieusement sa valise et à en mettre un autre. Il en profita aussi pour ôter ce qu'il subsistait de son maquillage, celui-ci ayant été soumis à rude épreuve face à tant de péripéties.

De nouveau un minimum présentable en société, le Chevalier Noir se dirigea vers son larbin et lui versa un bac d'eau glacée à la figure pour le réanimer. Le punk poussa un hurlement outré avant de se redresser brutalement puis de s'ébrouer, ce qui réveilla les danseuses à leur tour. Importunés par leur présence maintenant devenue inutile, les deux scélérats congédièrent sèchement les filles, sans leur laisser le temps de rassembler leurs affaires avant de quitter la pièce. Elles déguerpirent ainsi dans le plus simple appareil, leurs visages blêmes devant ce changement d'atmosphère peu chaleureux. A cause de leur migraine, les soudards n'avaient plus envie de batifoler et préféraient récupérer paisiblement de leur cuite. Effectivement, ils avaient encore du pain sur la planche concernant la préparation des prochaines étapes relatives à la quête de revanche de Reagan.

Ce fut alors qu'ils reçurent des appels provenant d'en contrebas, depuis une fenêtre ouverte de la chambre. L'Américain vint vérifier de qui il s'agissait et vit qu'une bande de troufions habillés comme des rockeurs allemands était rassemblée sous le balcon. Les sbires chevelus avaient déposé par terre une grosse caisse qui l'intriguait particulièrement, et l'un d'eux s'avança pour annoncer le but de leur visite :

"Monseigneur Reagan ! Nous avons fouillé la forge comme vous nous l'avez demandé, mais il semblerait que votre armure neuve n'y soit pas !"

"Ah oui, ça !" se souvint l'intéressé, encore passablement embrouillé par l'alcool. "Mais qu'est-ce que vous m'apportez si vous n'avez rien d'intéressant à me donner ?"

"Vu que le Sieur Ntikuma est absent, vous pouvez toujours aller le voir et demander à ce qu'il utilise sa magie bizarre pour transformer des lingots de métal en Armure Noire, non ?" suggéra le pseudo-rockeur.

"Attendez une minute... Vous me dites que vous avez chargé du métal dans cette caisse ?"

"C'est c'qu'on a fait, ouaip." répondit un gaillard moustachu fringué tel un camionneur.

"Et donc, si je comprends bien la logique, je dois me débrouiller seul pour envoyer ces lingots à Ntikuma ?"

"Ouaip."

"Et auriez-vous, par le plus grand des hasards, une idée d'où il peut bien être ?"

"Nope, c'qu'il cause pas à grand monde à part ses sous-fifres, ce zigoto. M'enfin, c'qu'on appelle "causer" chez lui, si vous voyez c'que j'veux dire..."

"Vous êtes totalement inutiles ma parole..." grinça Reagan avec consternation. "Je constate que comme d'habitude, on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Allez, hors de ma vue !"

Les laquais de la Confrérie Noire ne se firent pas prier et partirent s'occuper des affaires quotidiennes de Death Queen Island. Exaspéré par tant de paresse, le renégat se passa la main sur sa figure puis ramassa ses bagages tandis que Blueman enfilait ses vêtements. Il n'y avait pas à dire, l'alchimiste encapuchonné aimait prendre son temps, quoi qu'il puisse trafiquer en ce moment depuis la dernière rencontre à Johannesburg.

Dès qu'ils furent fin prêts et la boîte de matériaux en leur possession, les deux malfrats quittèrent la taverne et marchèrent vers les quais afin d'utiliser un bateau. Leur prochaine destination : l'endroit où se trouvait le brave Ntikuma. De toute manière, ce détour ne gênait pas outre mesure l'Oiseau de Paradis, étant donné qu'il n'avait toujours pas déniché la moindre trace de la Japonaise à ce jour. Ce n'était pas beaucoup mieux du côté d'Olivia, à croire que cette petite peste avait vraiment disparu pour de bon. A quoi cela servait-il de s'embêter avec une aventure épique motivée par une soif de vengeance si plus personne ne s'investissait dans le jeu ? Il serait dommage pour Reagan d'être ainsi privé d'un chapitre aussi glorieux et dramatique de l'illustre histoire de sa vie exceptionnelle.