Le Dullahan n’apprit que Thanatos était finalement passé à l’acte que lorsque Rosenberg lui annonça qu’il était « réaffecté ». Rien d’inhabituel à cela, ceux qui n’avaient pas besoin d’être dans la confidence ne poseraient aucune question au sujet de son départ et ne se rendraient probablement jamais compte de la supercherie.

Sa réaction face à la fin de sa mission fut… mitigée. Il était soulagé de ne plus avoir à se cacher ni à craindre d’être découvert, heureux de retrouver son Surplis, mais il se sentait également honteux de ne pas avoir réussi à faire parvenir un seul renseignement digne d’intérêt au Faucheur lors de ses mois d’espionnage – les mesures de sécurité mises en place par l’alliance ne l’avait peut-être pas protégée de l’infiltration mais elles avaient été très efficaces pour empêcher les infiltrés de communiquer – et plein d’appréhension face à ce qui l’attendait ensuite. C’est que malgré le stress de sa situation, il y avait quelque chose de confortable dans la routine dans laquelle il s’était installé – toute entrecoupée d’épisodes horrifiques qu’elle soit – et qu’il lui faudrait un temps d’adaptation pour se défaire de la personnalité du docteur Cantor pour revenir à celle de Rogos, Étoile Terrestre de l’Ombre.

Pour preuve que la transition ne serait pas immédiate, il y avait cette vague de culpabilité qu’il avait ressenti lorsque son maintenant ex-supérieur lui avait révélé qu’il était au courant de sa véritable identité. C’était complètement illogique, le Spectre n’avait pas trahi ces gens : il aurait fallu qu’il change d’allégeance pour cela, or les Dieux infernaux avaient toujours été ses seuls et uniques Maîtres. Étrangement, ce fut Rosenberg lui-même qui dissipa ses remords sur ce point : le professeur grisonnant ne semblait pas lui en vouloir plus que ça.

« Vous n’avez fait que votre travail, et je dirais que vous vous en êtes plutôt bien acquitté. Nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes de ne pas avoir été à la hauteur de notre côté. » lui avait dit l’américain, son visage ne laissant transparaître qu’une infime trace de rancune vite maîtrisée.

« Ce ne sera pas non plus la première fois que nous concluons un accord « contre-nature » : nos Agences ont passé trente ans à se mettre des bâtons dans les roues avant de se décider à faire front commun après tout… même si l’échelle n’est pas du tout la même, je vous l’accorde. » ajouta-t-il très justement. Il aurait également pu citer l’opération Paperclip ou toutes les fois où le gouvernement américain, grand parangon de la démocratie, s’était compromis avec des dictatures au nom de la realpolitik… Et le cavalier sans tête, lui, aurait pu mettre sur la table le curieux arrangement existant entre l’Au-delà et certains Chevaliers Noirs, qui montrait bien que même les infernaux n’étaient pas exempts de ce genre de flexibilité morale quand cela les arrangeait.

Ce fut donc dans cette ambiance bizarrement calme qu’il fit ses adieux au masque métaphorique d’Armand Cantor pour endosser celui bien réel du Surplis du Dullahan, pour la première fois depuis des mois et des mois. Cela ne voulait cependant pas dire qu’il quitterait tout de suite le giron des Agences : en effet, le Faucheur l’avait chargé de prendre part aux premiers échanges de bons procédés entre les Enfers et leurs nouveaux partenaires.


« Bon, au moins ici on ne risque pas de déranger qui que ce soit. » fit Rogos en jetant un coup d’œil autour de lui à la sortie du camion de transport. Ils se trouvaient… quelque part dans un recoin perdu des Andes, loin de toute civilisation. Où qu’il regarde, il n’y avait que de la rocaille à perte de vue, battue par un vent mordant sous un ciel gris et morne. Pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde… exception faite de lui-même et de son escorte bien sûr, pour autant que deux des membres de ce petit groupe puissent être qualifiés de « vivants ».

« C’est le but. » confirma jovialement l’agent Connor, qui cherchait un rocher plat pour s’asseoir avec son thermos de thé afin de profiter confortablement du spectacle. Ayant rapidement trouvé son bonheur, il s’installa tandis qu’une poignée de soldats et de scientifiques s’affairaient respectivement à sécuriser le périmètre et à mettre en place toute une batterie d’instruments de mesure. « La localité la plus proche est à trente kilomètres et les autres équipes sont en train de placer des Timurs pour bloquer les émanations parapsychiques. Vous pouvez y aller à fond. »

Le britannique lui souhaita bon courage d’un signe de la main, ce à quoi le Spectre réagit en inclinant la tête en remerciement. Puis ce dernier se mit en route à travers le paysage lunaire, sur les traces de son adversaire qui ne l’avait pas attendu pour gagner le centre de la dépression où aurait lieu leur combat, à une distance de sécurité de plusieurs centaines de mètres.

« Bon… on procède comment ? Jusqu’à l’abandon, la neutralisation ou la mort ? » demanda-t-il lorsqu’il y arriva à son tour, quelques minutes plus tard. Le Dullahan se fit la réflexion qu’ils devaient présenter un bien curieux tableau : l’éveillé entièrement caparaçonné dans son armure de métal sombre, dépassant de près de deux têtes l’incarnation de Tetragrammaton, la gamine pâle habillée de simples vêtements médicaux. Il avait froid rien qu’à la regarder.

« Les données récoltées seront meilleures si nous allons jusqu’au bout. » répondit la fausse jeune fille.

« Un peu extrême pour une remise en forme, non ? »

Car c’était de cela qu’il s’agissait, au final… entre autres. Contrairement à ses congénères que la Mort avait choisi pour infiltrer l’alliance en tant qu’agents de terrain, Rogos, affecté à la division scientifique, n’avait plus utilisé son cosmos depuis une éternité. Alors certes ça ne s’oubliait jamais vraiment, comme le vélo ou la nage, mais il devait être considérablement rouillé. Trop pour pouvoir retourner de suite à ses devoirs premiers, aussi avait-il besoin de se remémorer les bons réflexes. Avec Sa sagacité coutumière, le fils de Nyx avait saisi l’occasion de faire d’une pierre trois coups : plutôt que de rejoindre dès maintenant ses camarades morts-vivants pour se remettre à niveau, l’Étoile Terrestre affronterait l’arme ultime de FIRMAMENT et informerait ensuite son Dieu des capacités de cette dernière. Les Agences y trouveraient également leur compte puisqu’elles pourraient constater de leurs yeux l’écart de puissance entre elles et les factions divines tout en tirant les leçons de ce combat afin d’améliorer leur aberration de compagnie. Elles avaient même promis de faire profiter le cavalier sans tête de leurs connaissances scientifiques pour qu’il puisse lui aussi raffiner ses techniques !

« Nous nous en remettrons. »

« Peut-être, oui, mais mourir et ressusciter ensuite ce n’est pas l’expérience la plus agréable. »

Heureusement que Wolgorn n’était pas là pour l’entendre parler ainsi : il aurait sans doute eu droit à une remontrance musclée pour punir ce que son collègue prendrait pour un accès de « défaitisme », suivie d’une injonction d’arrêter de se « comporter comme une lavette » ou autre reproche du même tonneau. Mais Rogos ne s’attendait pas à croiser l’orgueilleux Bourreau lors d’une de ces séances : il avait du mal à l’imaginer acceptant les conseils d’éveillés beaucoup moins puissants que lui – des hérétiques par-dessus le marché ! –, voire de simples mortels.

« Pourquoi, vous pensez que vous allez perdre ? »

« Je n’ai pas dit ça. Et depuis quand tu asticotes les gens toi ? Tu t’es mise à la guerre psychologique, c’est ça ? Bien tenté mais il faudra faire mieux que... »

Le français se tut en voyant une lumière verte s’élever soudain dans le ciel, le signal indiquant aux combattants que tout était prêt et qu’ils pouvaient commencer. Sans gaspiller un instant, il libéra toute l’ampleur de son aura réprimée depuis bien trop longtemps, s’entourant d’un violent tourbillon d’énergie violette. Il faillit se perdre dans cette glorieuse sensation de puissance retrouvée mais reprit immédiatement le contrôle, invoquant un torrent de flammes bleues familières qu’il canalisa et concentra jusqu’à former une lame acérée autour de son bras ; sans attendre la fin du processus, il pulvérisa le mur du son et chargea son adversaire tandis que l’autre partie de son cosmos se transformait en voile de ténèbres protectrices.

Ce ne fut que lorsque l’Étoile Terrestre arriva à mi-chemin de sa cible que le cosmos de cette dernière se manifesta enfin, une chape transparente, incolore et informe qui enveloppait l’interface à la manière d’une brume de chaleur. Il avait côtoyé cette aura pendant des mois, aussi la bizarre absence de tout ce qui constituait d’ordinaire la signature énergétique d’une personne ne le perturbait-il plus autant qu’autrefois ; à la place, il se focalisa sur le fait que contrairement à ce qu’il s’était passé dans la grande majorité de ses combats précédents, ce cosmos-ci semblait nettement moins puissant que le sien. Il ne s’autorisa même pas à ressentir ne serait-ce qu’un éclair de satisfaction devant cette découverte car en matière de cosmos la puissance brute ne faisait pas tout, loin de là.

Il abattit donc impitoyablement son Claíomh Ifreanda sur son adversaire, mais l’attaque se heurta brusquement à une barrière lumineuse protégeant la gamine factice. Le Spectre ne se laissa pas démonter : il mêla immédiatement une partie de ses ombres aux flammes et le bouclier céda, le laissant libre de la fendre en deux de l’épaule à la hanche… C’était son intention du moins, sauf que contrairement à sa fragilité apparente le corps de l’aberration se révélait d’une solidité incroyable : il aurait eu plus de facilité à découper un char d’assaut ! Son bras se retrouvait coincé dans l’abdomen de la créature tandis que l’immense entaille vomissant des flots de noirceur vaporeuse qu’il venait de lui infliger se résorbait à vue d’œil, achevant de l’emprisonner en le laissant à la merci d’une contre-attaque.

Réalisant son erreur, l’éveillé lutta de toutes ses forces pour se dégager et empêcher la Manifestation de riposter ; la température ambiante chuta d’une centaine de degrés alors qu’il l’engloutissait sous une déferlante de ténèbres, tentant de drainer autant d’énergie que possible afin de l’immobiliser. En vain : ses entraves obscures furent réduites en lambeaux, bannies d’une simple impulsion cosmique, et avant que le cavalier sans tête n’arrive à comprendre comment son adversaire avait procédé, il se retrouva assailli de toutes les directions par une profusion de lasers visant chaque articulation, chaque point faible de son armure avec une précision diabolique.

« Putain de… »

La douleur de se retrouver une fois de plus ébouillanté dans son propre Surplis donna au Dullahan l’énergie nécessaire pour arracher son bras à la créature. Le répit fut toutefois de courte durée : il eut à peine le temps de remarquer les arcs électriques serpentant autour de la marionnette avant de recevoir en plein plexus un coup de poing si violent que son souffle souleva une gerbe de terre à plusieurs mètres à la ronde, mettant à nu la roche qui se trouvait en-dessous. L’attaque le propulsa à l’autre bout du champ de bataille, à travers un rocher qu’il pulvérisa dans sa course. Il essaya maladroitement de se relever une fois retombé au sol, les membres parcourus de tremblements à cause du courant électrique qui avait accompagné l’impact initial, son cosmos s’employant à la fois à soigner ses blessures et à conjurer un nouveau rempart d’ombres protectrices. Il fut promptement renvoyé à terre lorsque le monde explosa soudain autour de lui, un déchaînement de chaleur infernale et de lumière aveuglante sorties de nulle part dont l’onde de choc le frappa comme un marteau écrase un insecte. Le phénomène ne dura qu’une fraction de seconde mais lorsque le calme revint, il vit qu’il se trouvait à présent au centre d’un cratère vitrifié qui n’était certainement pas là avant… et plus important, que l’autre monstruosité s’était élancée vers lui avec la ferme intention de finir la besogne !

« Meeeeeeeeeeeerde… ! » jura-t-il en invoquant derechef un tourbillon de ténèbres, qu’il solidifia et transforma en un mur de pointes acérées que n’aurait pas désavoué Oblivion. Il referma son Dorchadas sur son opposante tel les mâchoires d’un gigantesque piège à loup mais celle-ci continua d’avancer malgré les dizaines de lames glacées qui traversèrent son bouclier et la transpercèrent de toutes parts. Il s’y était attendu cette fois-ci : son arcane avait eu pour but secondaire de rassembler l’énergie thermique saturant l’environnement suite au dernier assaut de l’interface. Il généra donc une seconde épée de flammes bleues alors que l’atmosphère passait instantanément de la fournaise au froid polaire, que la pierre rougeoyante et encore à demi-fondue se figeait, et il se tint prêt à l’échange de coups avec l’abomination de compagnie de FIRMAMENT.

Leur duel rapproché fut court mais intense : chaque coup de poing ou de pied électrifié de la fausse jeune fille s’accompagnait d’un craquement de tonnerre, faisait trembler la terre et provoquait des sueurs froides chez le Spectre. Rogos se savait surclassé en termes de force physique – cela n’avait jamais été son point fort –, aussi se concentra-t-il sur l’esquive ou la redirection des attaques plutôt que sur des parades directes tout en se servant de sa technique incandescente pour tenter de placer son adversaire sur la défensive – en évitant de trancher trop profondément, cette fois-ci. Cela lui rappelait ses affrontements contre Xing Huo : là aussi la moindre erreur était punie d’un vol plané accompagné d’os brisés. Il saisit finalement sa chance lorsqu’un coup de poing fut dévié par la détonation de la couche d’ombres recouvrant son Surplis – une contre-mesure qui aurait brisé la main d’un éveillé de chair et de sang – et dévoila son atout caché en créant un deuxième Claíomh Ifreanda sur son autre bras. Infusant ses flammes de ténèbres qui absorberaient l’énergie du bouclier adverse, il imita la découpe cruciforme favorite de l’Étoile Terrestre de l’Exécution.

Sa tactique ne fonctionna pas aussi bien qu’il l’aurait espéré. Au lieu d’annuler la barrière protégeant l’aberration, l’obscurité mêlée au brasier fut à son tour nullifiée et son attaque perdit une bonne part de sa puissance : au lieu de trancher les bras et la tête de la créature, le français ne parvint qu’à la démembrer et à lui ouvrir la gorge. Avait-elle déjà adapté ses techniques afin de contrer les siennes ? Il n’avait pas le temps de réfléchir, il lui fallait d’abord se prémunir des représailles imminentes, ce qu’il fit en reculant et en déployant son aura pour renforcer sa cuirasse, prête à absorber l’énergie d’un second barrage de lasers… Sauf que ce coup-ci il n’eut pas affaire à une myriade de rayons sortis d’une constellation de portes dimensionnelles tout autour de lui, mais à un unique faisceau surpuissant qui vaporisa le métal de son armure avant de lui perforer l’estomac.

« AAAAAARRRRRRRGGGGGGHHHHHHH !!! »

La cautérisation instantanée de la plaie ne fit qu’ajouter à sa souffrance, le forçant à inhiber son sens de la douleur en utilisant son cosmos pour altérer une partie de son propre cerveau, et il était presque sûr à la façon dont ses jambes se dérobaient sous lui et refusaient de lui obéir que l’attaque avait atteint la moelle épinière. Il insinua son énergie à l’intérieur de son organisme pour manipuler la partie inférieure de son corps comme un marionnettiste, contournant les fibres nerveuses endommagées en attendant de pouvoir les réparer et constata avec horreur que la créature, elle, ne considérait une double amputation assortie d’une semi-décapitation que comme un contretemps mineur : la blessure à son cou était déjà presque refermée, l’espèce de fumée noire qui lui tenait lieu de sang avait cessé de s’en échapper. Quant à ses bras arrachés, ils s’étaient décomposés en nuages jumeaux de poussière métallique qui, attirée vers elle, s’aggloméra rapidement au niveau de ses moignons pour reformer en quelques instants une paire d’appendices intacts dans un spectacle d’étincelles électriques.

Il ne fut pas assez vif pour éviter un uppercut fulgurant qui l’électrocuta en même temps qu’il le catapulta haut dans les airs ; la Manifestation sauta pour se lancer à sa poursuite, arriva au-dessus de lui et le réceptionna d’un coup de pied descendant qui l’aurait frappé en plein visage s’il n’avait croisé les bras pour s’en protéger. Cette seconde partie de l’enchaînement le renvoya brutalement à terre… ou plutôt sous terre, l’encastrant profondément dans la roche ; Rogos s’attela immédiatement à faire voler en éclats la pierre autour de lui pour pouvoir se dégager et prendre ses distances par-rapport au point d’impact. Bien lui en prit car à peine se fut-il libéré de cette gangue minérale que son adversaire retomba là où il se trouvait encore un instant auparavant avec la force d’une météorite, fracturant voire retournant le sol dans un rayon de vingt mètres !

« Bordel ! Bon d’accord, le corps-à-corps c’était clairement pas une bonne idée... » pesta mentalement le Dullahan, évaluant avec inquiétude – et pas mal d’incrédulité – l’état de sa protection. Le métal de son armure fumait de partout, rougeoyait encore au niveau de son ventre et affichait toute une collection d’éraflures, parfois même de fissures. Il avait beau être rouillé et ne jamais avoir été le meilleur des combattants, de là à penser qu’une création humaine soit capable d’infliger de tels dégâts à un Surplis… et pas n’importe quel Surplis, un qui avait été reforgé par le sang du Seigneur Thanatos Lui-même !

« J’ai pas fini de me faire chambrer, moi. » conclut-il sombrement.

L’Étoile Terrestre apprit très vite et à ses dépens que le combat à distance n’était pas une bonne idée non plus. Peu enclin à encaisser de nouveau un de ces assauts physiques qui lui donnaient l’impression de se faire renverser par un camion, le français fit tout son possible pour se tenir éloigné de son adversaire et, poussant son cosmos jusqu’à la limite, invoqua une masse de ténèbres gargantuesque afin de dissimuler sa position. Il en cristallisa une partie pour créer une nuée de lames acérées, qu’il expédia aussi sec vers la Manifestation. Ce second Dorchadas fut aussitôt contré par une rafale de traits lumineux, fracassant en plein vol une bonne moitié des projectiles ; ceux qui échappèrent à l’interception rencontrèrent le bouclier de l’aberration, ce qui les ralentit suffisamment pour permettre à cette dernière de les esquiver. Rogos bascula immédiatement sur la défensive, sachant que la riposte ne tarderait pas à suivre, mais ses précautions ne lui furent pas d’une grande utilité : la détonation titanesque qui se manifesta au cœur de son domaine sans le moindre signe avant-coureur balaya ses propres protections et le projeta à travers le paysage ravagé, tel le jouet désarticulé d’un enfant colérique.

Le cavalier sans tête se releva néanmoins dès que son élan s’épuisa, toussant et titubant tout du long. Il en avait vu d’autres, il avait l’habitude des brûlures, des hématomes, des coupures, des perforations et des os cassés : son énergie se concentrait déjà sur la régénération des organes les plus abîmés. Il se focalisa plus particulièrement sur l’hémorragie interne dans ses poumons lorsqu’une quinte de toux lui emplit la bouche d’un goût de sang, ainsi que sur les blessures qui compromettaient sa capacité à se mouvoir. Le reste pourrait attendre.

« Pourquoi faut-il toujours que ce soient des flammes et des explosions ? » se demanda-t-il distraitement. Entre Éléonore, Gareth et Humbaba, puis tous ces tarés à Goma avec leurs armes étranges et leurs sales bestioles, il en avait soupé de se faire incinérer à tout bout de champ. En parlant de Goma, il regrettait de ne pas avoir pu être témoin de l’affrontement final qui s’y était déroulé : il n’aurait pas été autant pris au dépourvu par le style de combat de la gamine factice si cela avait été le cas.

Lorsque le Dullahan se remit en mouvement, évitant in extremis de se faire tronçonner par une pluie de lasers qui creusèrent de profondes tranchées de roc fondu dans le sol – heureusement sa chape d’ombre reformée se révélait plus efficace pour absorber la chaleur libérée par l’attaque que pour bloquer les explosions –, il s’attela à récapituler ses observations, tout ce qu’il savait de son adversaire. Il avait commis une erreur en se rabattant inconsciemment sur des réflexes issus de confrontations contre des ennemis faits de chair et de sang, erreur qu’il convenait de corriger au plus vite.

Le plus gros problème, c’était que les attaques de l’interface étaient généralement exécutées sans mouvements préparatoires, contrairement à la grande majorité des techniques d’éveillés : lasers et explosions se manifestaient d’un coup sans cause apparente. Difficile d’anticiper une offensive dans ces conditions, mais compréhensible dans la mesure où ce qu’il avait en face de lui – maintenant en train de lui balancer d’énormes rochers qui retombaient avec l’effet d’un bombardement d’artillerie ! – n’était qu’un simple terminal, sa source d’énergie se trouvait ailleurs.

C’était sans doute fait exprès pour perturber l’ennemi, se dit-il en se frayant un chemin à l’aide de son Claíomh Ifreanda à travers les monolithes avec lesquels la créature tentait de l’écrabouiller. Le mur de ténèbres qu’il maintenait par précaution autour de sa personne prouva ce coup-ci sa valeur lorsque de nouvelles lances de lumière ardente percèrent les rocs autour de lui, sublimant une partie de la matière minérale et faisant éclater le reste sous la pression, le mitraillant de shrapnels surchauffés. L’obscurité amortit l’onde de choc puis draina les fragments de leur énergie thermique et cinétique. Quant à ces explosions colossales, remarqua-t-il en reprenant le fil de ses pensées, il devait s’agir de la même arme anti-éveillés que celle-ci utilisée par leurs ennemis à Goma, ce que les Agences appelaient un canon EHSH. Ça lui faisait une belle jambe pour le moment dans la mesure où il en ignorait le fonctionnement précis, mais cela pourrait toujours servir plus tard.

« Merde ! » jura-t-il en coupant en deux un énième rocher qui avait manqué de l’aplatir, uniquement pour se rendre compte que son adversaire ne s’était servie de ces projectiles rudimentaires que pour le ralentir : l’interface apparut soudain devant lui, il se déporta pour éviter une série de coups portés du tranchant de la main et, dans une gerbe d’étincelles, récolta plusieurs entailles au niveau du plastron et du gorgerin de son Surplis lorsque les membres de la Manifestation se tordirent de façon inhumaine pour ajuster la trajectoire de l’attaque. Pour un peu le Spectre aurait pu se retrouver étêté, à l’image de sa créature tutélaire.

« Tu te venges, c’est ça ? »

La poussée d’adrénaline lui permit d’amener son cosmos à son paroxysme en une fraction de seconde, mais ce n’était toujours pas assez : il y ajouta toute la puissance accumulée par ses défenses lors des derniers assauts, puis choisit de transmuter sa cuirasse d’énergie sombre elle-même pour renforcer encore davantage son Dorchadas. Une forêt de lames noires jaillit du sol, retomba en pluie depuis le ciel, empala l’aberration et sectionna ses membres avant de se dissiper, laissant derrière elle d’horrifiques stigmates… mais toujours sans parvenir à lui arracher la moindre réaction, son faciès restant imperturbable quelle que soit l’ampleur des dégâts.

Ça ne l’empêcherait pas d’agir bien longtemps, réalisa Rogos, voire pas du tout s’il essayait de reprendre ses distances. Tout ce qu’il y gagnerait serait d’être pris dans une nouvelle déflagration. Cette chose en face de lui n’était pas un être vivant, ne ressentait pas la douleur et ne pouvait pas être éliminée par la simple destruction d’un organe vital mais il lui faudrait tout de même un bref intervalle pour restaurer sa forme physique et se remettre à bouger de façon optimale. Il pouvait exploiter cet instant de vulnérabilité.

Il lui sembla que ses nerfs prenaient feu alors qu’il se forçait à exécuter un autre arcane avant que la créature ne récupère. Deux sphères d’énergie jumelles prirent forme dans ses mains : il comprima celle de gauche, créant un flash aveuglant, et chargea en modelant celle de droite en une nouvelle épée flamboyante, plus intense qu’aucune des précédentes. Laindéir na Marbh, avec une variation : il emploierait un coup de taille au lieu d’une estocade, car autrement il risquait de finir pris au piège comme lors de sa première offensive.

Son attaque faillit être interrompue par une douleur cuisante : au lieu de créer un bouclier, la Manifestation s’était protégée en déployant ses lasers tout autour d’elle, à la manière d’une cage étincelante dans laquelle le Spectre venait de foncer la tête la première. Il traversa les rayons mortels en y laissant au passage plusieurs pièces de son Surplis et abattit son épée incandescente sur sa cible. Apparemment insensible à la surcharge sensorielle, celle-ci opposa un coup de poing à sa technique ; la lame surchauffée fendit le bras de la gamine factice en deux dans le sens de la longueur mais finit par s’arrêter, bloquée par la densité exceptionnelle du corps de l’aberration. Les deux moitiés du membre mutilé se rejoignirent dans un mouvement serpentin, emprisonnant celui de Rogos. La poigne de fer de la créature déformait le métal de son armure ; une brusque torsion, un craquement sonore plus tard et ce fut le bras du serviteur de Thanatos qui fut brisé comme une brindille. Sa jambe gauche subit le même sort un instant après, et le courant électrique qui parcourait son corps entier ne faisait qu’ajouter à la torture.

Il lui fallut un effort surhumain pour reprendre momentanément le contrôle de ses muscles. Son énergie isola une partie de son système nerveux, mettant fin aux convulsions dans son bras valide, et il y déversa un ultime flux cosmique amplifié par sa souffrance, le blocage imposé à son sens de la douleur ayant cédé sous la gravité de ses blessures. Juste avant que son adversaire n’en finisse en lui arrachant le cœur ou la tête à mains nues, ce fut le Dullahan qui lui transperça le torse, ayant enveloppé son poing d’un tourbillon de ténèbres qui corrodèrent une barrière créée à la hâte telle une seconde peau, puis se déchaînèrent brutalement, se répandant à l’intérieur de leur victime en détruisant tout sur leur passage.

La monstruosité s’immobilisa, son cosmos disparut et il sut qu’il avait gagné, ce qui fut confirmé lorsqu’il vit un réseau de fissures de plus en plus nombreuses et de plus en plus grandes se propager à sa surface, laissant échapper des volutes d’obscurité évanescente. Toute spectaculaire et intimidante qu’elle soit, sa capacité de régénération n’en était pas pour autant infinie, il l’avait déjà vu à Goma.

« Et vous êtes le plus faible du lot ? Intéressant... » fit la créature, absolument calme malgré sa défaite, un instant avant que son enveloppe ne se désintègre. Une silhouette faite de noirceur absolue demeura une fraction de seconde à sa place avant de retourner au néant, et il ne resta plus du simulacre d’humain qu’un grand tas de poussière métallique et quelques lambeaux de tissu carbonisés.

Privé de son support, l’éveillé s’effondra à son tour. Sa chute lui arracha un rictus de douleur, qui s’accompagna d’une grimace supplémentaire lorsqu’il releva péniblement la tête après s’être prodigué les premiers soins à l’aide de ses pouvoirs et vit la dévastation que leur combat avait causé. Leur affrontement avait ravagé la vallée, creusé d’immenses cratères dans le sol, pulvérisé, fendu, liquéfié ou même vitrifié la roche. Les grands nuages de cendres et de poussières n’avaient pas encore fini de retomber sur ce paysage jonché de débris…

Exténué, il perdit finalement connaissance. Il ne se réveillerait que bien plus tard dans une chambre d’hôpital où il apprendrait que son calvaire ne faisait que commencer.