L’Étoile Terrestre apprit très vite et à ses dépens que le combat à distance n’était pas une bonne idée non plus. Peu enclin à encaisser de nouveau un de ces assauts physiques qui lui donnaient l’impression de se faire renverser par un camion, le français fit tout son possible pour se tenir éloigné de son adversaire et, poussant son cosmos jusqu’à la limite, invoqua une masse de ténèbres gargantuesque afin de dissimuler sa position. Il en cristallisa une partie pour créer une nuée de lames acérées, qu’il expédia aussi sec vers la Manifestation. Ce second
Dorchadas fut aussitôt contré par une rafale de traits lumineux, fracassant en plein vol une bonne moitié des projectiles ; ceux qui échappèrent à l’interception rencontrèrent le bouclier de l’aberration, ce qui les ralentit suffisamment pour permettre à cette dernière de les esquiver. Rogos bascula immédiatement sur la défensive, sachant que la riposte ne tarderait pas à suivre, mais ses précautions ne lui furent pas d’une grande utilité : la détonation titanesque qui se manifesta au cœur de son domaine sans le moindre signe avant-coureur balaya ses propres protections et le projeta à travers le paysage ravagé, tel le jouet désarticulé d’un enfant colérique.
Le cavalier sans tête se releva néanmoins dès que son élan s’épuisa, toussant et titubant tout du long. Il en avait vu d’autres, il avait l’habitude des brûlures, des hématomes, des coupures, des perforations et des os cassés : son énergie se concentrait déjà sur la régénération des organes les plus abîmés. Il se focalisa plus particulièrement sur l’hémorragie interne dans ses poumons lorsqu’une quinte de toux lui emplit la bouche d’un goût de sang, ainsi que sur les blessures qui compromettaient sa capacité à se mouvoir. Le reste pourrait attendre.
« Pourquoi faut-il toujours que ce soient des flammes et des explosions ? » se demanda-t-il distraitement. Entre Éléonore, Gareth et Humbaba, puis tous ces tarés à Goma avec leurs armes étranges et leurs sales bestioles, il en avait soupé de se faire incinérer à tout bout de champ. En parlant de Goma, il regrettait de ne pas avoir pu être témoin de l’affrontement final qui s’y était déroulé : il n’aurait pas été autant pris au dépourvu par le style de combat de la gamine factice si cela avait été le cas.
Lorsque le Dullahan se remit en mouvement, évitant in extremis de se faire tronçonner par une pluie de lasers qui creusèrent de profondes tranchées de roc fondu dans le sol – heureusement sa chape d’ombre reformée se révélait plus efficace pour absorber la chaleur libérée par l’attaque que pour bloquer les explosions –, il s’attela à récapituler ses observations, tout ce qu’il savait de son adversaire. Il avait commis une erreur en se rabattant inconsciemment sur des réflexes issus de confrontations contre des ennemis faits de chair et de sang, erreur qu’il convenait de corriger au plus vite.
Le plus gros problème, c’était que les attaques de l’interface étaient généralement exécutées sans mouvements préparatoires, contrairement à la grande majorité des techniques d’éveillés : lasers et explosions se manifestaient d’un coup sans cause apparente. Difficile d’anticiper une offensive dans ces conditions, mais compréhensible dans la mesure où ce qu’il avait en face de lui – maintenant en train de lui balancer d’énormes rochers qui retombaient avec l’effet d’un bombardement d’artillerie ! – n’était qu’un simple terminal, sa source d’énergie se trouvait ailleurs.
C’était sans doute fait exprès pour perturber l’ennemi, se dit-il en se frayant un chemin à l’aide de son
Claíomh Ifreanda à travers les monolithes avec lesquels la créature tentait de l’écrabouiller. Le mur de ténèbres qu’il maintenait par précaution autour de sa personne prouva ce coup-ci sa valeur lorsque de nouvelles lances de lumière ardente percèrent les rocs autour de lui, sublimant une partie de la matière minérale et faisant éclater le reste sous la pression, le mitraillant de shrapnels surchauffés. L’obscurité amortit l’onde de choc puis draina les fragments de leur énergie thermique et cinétique. Quant à ces explosions colossales, remarqua-t-il en reprenant le fil de ses pensées, il devait s’agir de la même arme anti-éveillés que celle-ci utilisée par leurs ennemis à Goma, ce que les Agences appelaient un canon EHSH. Ça lui faisait une belle jambe pour le moment dans la mesure où il en ignorait le fonctionnement précis, mais cela pourrait toujours servir plus tard.
« Merde ! » jura-t-il en coupant en deux un énième rocher qui avait manqué de l’aplatir, uniquement pour se rendre compte que son adversaire ne s’était servie de ces projectiles rudimentaires que pour le ralentir : l’interface apparut soudain devant lui, il se déporta pour éviter une série de coups portés du tranchant de la main et, dans une gerbe d’étincelles, récolta plusieurs entailles au niveau du plastron et du gorgerin de son Surplis lorsque les membres de la Manifestation se tordirent de façon inhumaine pour ajuster la trajectoire de l’attaque. Pour un peu le Spectre aurait pu se retrouver étêté, à l’image de sa créature tutélaire.
« Tu te venges, c’est ça ? »La poussée d’adrénaline lui permit d’amener son cosmos à son paroxysme en une fraction de seconde, mais ce n’était toujours pas assez : il y ajouta toute la puissance accumulée par ses défenses lors des derniers assauts, puis choisit de transmuter sa cuirasse d’énergie sombre elle-même pour renforcer encore davantage son
Dorchadas. Une forêt de lames noires jaillit du sol, retomba en pluie depuis le ciel, empala l’aberration et sectionna ses membres avant de se dissiper, laissant derrière elle d’horrifiques stigmates… mais toujours sans parvenir à lui arracher la moindre réaction, son faciès restant imperturbable quelle que soit l’ampleur des dégâts.
Ça ne l’empêcherait pas d’agir bien longtemps, réalisa Rogos, voire pas du tout s’il essayait de reprendre ses distances. Tout ce qu’il y gagnerait serait d’être pris dans une nouvelle déflagration. Cette chose en face de lui n’était pas un être vivant, ne ressentait pas la douleur et ne pouvait pas être éliminée par la simple destruction d’un organe vital mais il lui faudrait tout de même un bref intervalle pour restaurer sa forme physique et se remettre à bouger de façon optimale. Il pouvait exploiter cet instant de vulnérabilité.
Il lui sembla que ses nerfs prenaient feu alors qu’il se forçait à exécuter un autre arcane avant que la créature ne récupère. Deux sphères d’énergie jumelles prirent forme dans ses mains : il comprima celle de gauche, créant un flash aveuglant, et chargea en modelant celle de droite en une nouvelle épée flamboyante, plus intense qu’aucune des précédentes.
Laindéir na Marbh, avec une variation : il emploierait un coup de taille au lieu d’une estocade, car autrement il risquait de finir pris au piège comme lors de sa première offensive.
Son attaque faillit être interrompue par une douleur cuisante : au lieu de créer un bouclier, la Manifestation s’était protégée en déployant ses lasers tout autour d’elle, à la manière d’une cage étincelante dans laquelle le Spectre venait de foncer la tête la première. Il traversa les rayons mortels en y laissant au passage plusieurs pièces de son Surplis et abattit son épée incandescente sur sa cible. Apparemment insensible à la surcharge sensorielle, celle-ci opposa un coup de poing à sa technique ; la lame surchauffée fendit le bras de la gamine factice en deux dans le sens de la longueur mais finit par s’arrêter, bloquée par la densité exceptionnelle du corps de l’aberration. Les deux moitiés du membre mutilé se rejoignirent dans un mouvement serpentin, emprisonnant celui de Rogos. La poigne de fer de la créature déformait le métal de son armure ; une brusque torsion, un craquement sonore plus tard et ce fut le bras du serviteur de Thanatos qui fut brisé comme une brindille. Sa jambe gauche subit le même sort un instant après, et le courant électrique qui parcourait son corps entier ne faisait qu’ajouter à la torture.
Il lui fallut un effort surhumain pour reprendre momentanément le contrôle de ses muscles. Son énergie isola une partie de son système nerveux, mettant fin aux convulsions dans son bras valide, et il y déversa un ultime flux cosmique amplifié par sa souffrance, le blocage imposé à son sens de la douleur ayant cédé sous la gravité de ses blessures. Juste avant que son adversaire n’en finisse en lui arrachant le cœur ou la tête à mains nues, ce fut le Dullahan qui lui transperça le torse, ayant enveloppé son poing d’un tourbillon de ténèbres qui corrodèrent une barrière créée à la hâte telle une seconde peau, puis se déchaînèrent brutalement, se répandant à l’intérieur de leur victime en détruisant tout sur leur passage.
La monstruosité s’immobilisa, son cosmos disparut et il sut qu’il avait gagné, ce qui fut confirmé lorsqu’il vit un réseau de fissures de plus en plus nombreuses et de plus en plus grandes se propager à sa surface, laissant échapper des volutes d’obscurité évanescente. Toute spectaculaire et intimidante qu’elle soit, sa capacité de régénération n’en était pas pour autant infinie, il l’avait déjà vu à Goma.
« Et vous êtes le plus faible du lot ? Intéressant... » fit la créature, absolument calme malgré sa défaite, un instant avant que son enveloppe ne se désintègre. Une silhouette faite de noirceur absolue demeura une fraction de seconde à sa place avant de retourner au néant, et il ne resta plus du simulacre d’humain qu’un grand tas de poussière métallique et quelques lambeaux de tissu carbonisés.
Privé de son support, l’éveillé s’effondra à son tour. Sa chute lui arracha un rictus de douleur, qui s’accompagna d’une grimace supplémentaire lorsqu’il releva péniblement la tête après s’être prodigué les premiers soins à l’aide de ses pouvoirs et vit la dévastation que leur combat avait causé. Leur affrontement avait ravagé la vallée, creusé d’immenses cratères dans le sol, pulvérisé, fendu, liquéfié ou même vitrifié la roche. Les grands nuages de cendres et de poussières n’avaient pas encore fini de retomber sur ce paysage jonché de débris…
Exténué, il perdit finalement connaissance. Il ne se réveillerait que bien plus tard dans une chambre d’hôpital où il apprendrait que son calvaire ne faisait que commencer.