-Ne me fais pas regretter de l'avoir laissé là-bas tout seul.

Lou savait peut-être se défendre, et il était peut-être prêt à faire par pur instinct de survie ce que ses adversaires menaçaient de faire par pure connerie, il n'allait pas faire le poids si le tout dégénérait en bagarre générale, et il était impossible de deviner s'il recevrait de l'aide dans une telle situation ou non... Le sentiment d'ordre et d'autorité était au plus bas sur l'Île ces temps-ci, et dans ce cas la première prise de pouvoir ne rencontrait que peu de résistance. Comble du malheur, c'était les trouffions de Reagan qui s'étaient mis à la tâche, et si le reste du village avait envie de se rebeller, ils n'avaient pas la puissance pour y parvenir.
Ntikuma n'allait jamais approuver un assaut frontal. Mais maintenant ils avaient quelqu'un d'autre, et ce que le petit forgeron ne savait pas ne pouvait lui faire de mal.

-Par là c'est la Forêt des Damnés, tu peux voir la vieille maison du gardien juste là. Et juste ici c'est notre Laboratoire, j'espère qu'il ne lui est rien arrivé...

Un voile délicat avait été installé juste devant le lourd rideau qui leur servait normalement de porte, et quand Dakota voulut l'écarter elle constata que des planches de bois avait été installée pour barricader l'entrée. Activée par le mouvement, une clochette se mit à tinter et un visage gris et fatigué apparut subitement de l'autre côté, à peine éclairé par une maigre lanterne.

-Allez-vous en!

-Bordel Jerry, c'est moi! Je suis venue te chercher!

-Dak...?

Dans une grande série de craquements secs, l'alchimiste entreprit de démolir sa barricade pour sortir et sauter dans les bras de sa collègue en pleurant. Il avait maigri, mais ses doigts agrippaient les vêtements de Dakota comme les serres d'un oiseau de proie. Cette dernière l'attrapa de justesse, et un coup d'oeil à l'intérieur de ce qui était aussi leur maison lui permit de constater que l'endroit avait été transformé en véritable champ de bataille: tables renversées, ficelles tendues partout sur le plancher, et quelques flaques de sang ici et là... Mais le plus étonnant était l'arbalète de fortune accrochée dans son dos, et le fait qu'elle pouvait sentir que son collègue portait une sorte de plastron sous ses vêtements.

-Ils sont venus pas longtemps après, les gars de Reagan sans doute... j'ai failli y passer, et j'ai eu tellement peur, j'ai... j'ai pas eu le choix...

Les yeux de la géante s'écarquillèrent quand le survivant écarta le col de sa chemise pour lui montrer sa protection : une armure noire, cabossée, mal assemblée et dénuée de toute décoration, mais c'était ce que c'était. Et dans son arme, ces carreaux noirs...

-Enlève ça tout de suite! Si quelqu'un te voit avec ça, on est tous morts!

-OK, OK... c'est peut-être mieux que tu rentres pas avec moi, je vais devoir désamorcer les pièges... Où sont les autres?

-Encore à Tokyo. Ntikuma est au Sanctuaire à négocier avec les Saints, Lou est au village à nous faire gagner du temps. On doit se dépêcher d'emmener Zhihao à la Caserne pour qu'elle récupère une armure noire, ensuite on doit se regrouper.

L'alchimiste hocha la tête et se dépêcha de retirer sa protection improvisée pour rejoindre les deux femmes, ne jetant que des coups d'oeil nerveux à la Chinoise sans jamais lui adresser la parole. Posant une main sur son épaule pour le rassurer, Dakota fit signe aux deux autres de la suivre, et ensemble ils reprirent le chemin vers la Caserne.

L'endroit offrait un impressionant contraste avec le reste de l'Île pour la seule et bonne raison qu'il était beaucoup mieux entretenu et le mobilier était beaucoup plus luxueux que ce qui pouvait être retrouvé ailleurs. Ordinateurs et autres appareils technologiques de dernière génération étaient aussi mis à la portée des résidents, et les alchimistes ne pouvaient que rêver du confort qu'offraient les chambres de l'endroit... mais ça, ça faisait partie de l'envers du décor auquel ils n'avaient pas accès. Si leur demeure était redevenue chaleureuse dans son désordre passionnée et dans les dizaines d'histoires rapportées par Ntikuma, la Caserne était accueillante grâce à son opulence et le rappel de l'histoire d'un Ordre qui avait vécu dans l'ombre depuis des siècles.

-La salle des armures et par là, il me semble... où... peut-être par là... ah, j'ai trouvé!

Poussant une porte qui avait été —heureusement— mal refermée par la dernière personne à l'avoir ouverte, la femme forgeron poussa l'interrupteur et invita Zhihao à entrer, pendant que Jerry et elle restaient à l'extérieur par respect pour les traditions. Contrairement au reste de l'endroit, la réserve d'armures était poussièreuse et chaotique, les armures dispersées un peu partout sans ordre précis. Aucune d'entre elles n'avait de véritable valeur, leur possession les plus rares avaient tendance à se promener autour du monde plutôt que de rouiller ici... et comme pour confirmer ce point, Jerry pointa une série de traces au sol.

-Il est venu ici... C'est ici qu'il a...

-Je sais. Je sais. Alors Zhihao, il y en a une qui te plait?

L’asiatique mémorisa studieusement les points de repère pointés par sa guide alors qu’elles se dirigeaient vers la Caserne : ses connaissances nouvellement acquises risquaient de lui servir très vite si l’Île se transformait en champ de bataille ou s’il leur fallait se cacher des sbires de Reagan. Dakota semblait de plus en plus tendue à mesure qu’elles se rapprochaient du Laboratoire des Alchimistes, redoutant sans nul doute qu’il soit arrivé quelque chose à son collègue…

Une inquiétude tout ce qu’il y a de plus légitime, comme le prouvait l’état de la bâtisse, fortifiée à la hâte par l’homme hagard qui y avait trouvé refuge. Une véritable tête de déterré aux traits creusés par l’anxiété, le stress et la privation de nourriture, aux yeux cernés par le manque de sommeil. Quant à l’intérieur de l’édifice, il était absolument farci de pièges, Zhihao pouvait en voir trois rien qu’en jetant un œil à travers l’embrasure de la porte.

« Je déteste avoir raison. » soupira-t-elle tandis que Jerry enserrait la géante dans une étreinte fébrile, comme s’il avait peur qu’elle ne disparaisse devant ses yeux. Dire que des soudards avaient été assez fous pour s’attaquer aux seules personnes capables d’entretenir et de réparer les armures noires… Cette action à elle seule devrait signer leur arrêt de mort mais d’ici à ce qu’on les abatte, ces animaux enragés pouvaient encore faire beaucoup de dégâts.

Le forgeron traumatisé finit par se joindre à elles après un échange tendu – mais très intéressant – avec la dure à cuire, faisant preuve d’une méfiance compréhensible envers l’éveillée du groupe. Le trio se remit immédiatement en route, car il n’y avait pas une minute à perdre.

« Vous êtes blessé ? » s’enquit la chinoise, qui n’avait pas oublié le sang maculant le sol et les murs du Laboratoire. Jerry refusa cependant de la laisser l’examiner, prétextant que ça pouvait attendre ; elle lui proposa néanmoins une partie de ses provisions pour qu’il puisse se restaurer un minimum en chemin ainsi qu’un de ses pistolets, avant de réitérer la seconde partie de l’offre pour Dakota. Sa tâche serait facilitée si les alchimistes étaient capables de se protéger eux-mêmes.

Quelques temps plus tard, leur trajet les amena enfin à leur destination, un impressionnant ensemble de bâtiments aux murs de basalte idéalement situé sur un piton rocheux limitant drastiquement les options d’éventuels assaillants. Le complexe semblait écraser de sa masse la petite ville située à quelque distance en contrebas, vision intimidante pour les civils et parfait poste d’observation pour les Chevaliers Noirs. L’édifice semblait inoccupé cela dit, une chance. L’intérieur, étonnamment moderne – fastueux même –, tranchait avec l’extérieur et encore davantage avec les conditions de vie entrevues au port. On voyait de suite quelles étaient les priorités de l’Ordre Noir. Curieux que le soin apporté à leur outil de travail le plus important n’en fasse pas partie.

« C’est pas une façon de traiter le matériel, ça ! » s’exclama-t-elle en voyant toutes ces armures couvertes de toiles d’araignée entassées n’importe comment dans la réserve. Difficile de croire que des gens étaient prêts à tuer père et mère pour acquérir la moindre de ces reliques quand on voyait la négligence avec laquelle elles étaient entreposées ; les scientifiques des Agences en tout cas seraient scandalisés s’ils pouvaient voir ça. Elle réévalua silencieusement la valeur que les autochtones devaient accorder au travail des forgerons : voilà qui n’allait pas arranger ses recherches. Raison de plus pour s'y mettre sans plus tarder. Elle entra dans la pièce tout en répondant à la question de la géante : « Alors, un truc pas trop ridicule et qui couvre bien... »

L’électrokinésiste se mit à faire le tour de la salle, envoyant méthodiquement une faible impulsion cosmique dans chaque armure pour s’en faire une image mentale. Si elle ne trouvait pas de cuirasse à son goût tant pis, elle en prendrait une au hasard – mieux valait une protection saugrenue ou incomplète que pas de protection du tout – mais elle espérait ne pas avoir à en arriver là. Heureusement, elle finit par tomber sur un exemplaire qui devrait faire l’affaire : elle ne savait pas ce que le totem était censé représenter – pas un animal en tout cas, Mao soit loué –, toutefois les pièces devraient former un ensemble fonctionnel, offrant une défense efficace sans grande réduction de sa mobilité. Un léger électrochoc pour décrasser l’habit de métal puis l’asiatique entreprit de s’équiper, notant au passage l’emplacement des points faibles de l’armure. Ceci fait, elle effectua une rapide série de katas pour vérifier que sa nouvelle tenue n’entravait pas ses mouvements et qu’elle pouvait toujours accéder à ses armes cachées. En guise d’ultime test, elle invoqua brièvement son cosmos et sentit avec satisfaction son nouvel uniforme s’alléger. Tout avait l’air de marcher.

« Ok, c’est bon. » fit-elle en sortant toute harnachée de la réserve. « On repart chercher Lou maintenant ? C’est quoi le plan ? »

-Celle là, c’est l’armure de la Boussole, la réplique d’une armure de Bronze. On doit bien en avoir cinq ou six copies, et si tu trouve le moyen de toutes les briser on peut en refaire autant que nécessaire. C’est les copies des armures d’or qui sont les plus rares, y en a certaines que j’ai jamais vu de ma vie. Ce qu’on a ici, c’est pas exactement de la matière précieuse.

Pas pour des alchimistes qui étaient habitués à manipuler ces armures, mais Dakota pouvait comprendre le mécontentement de Zhihao ; elle l’avait aussi vu chez Ntikuma, l’un des rares éveillés à voir ces protections comme des œuvres d’art plutôt que de simples tas de ferraille sans personnalité. La petite différence qui faisait pourtant de leur travail une profession aussi respectée…
Mais la Chinoise n’était pas intéressée par une armure personnalisée, et une fois l’armure revêtue les alchimistes s’assurèrent que tout était bien installé avant de vérifier leur propre équipement, notamment les pistolets prêtés par leur nouvelle alliée.

-Ouais… On doit aller le chercher avant qu’il fasse une connerie.

…

En dévalant le sentier menant au village, seulement pour constater que l’attroupement ne s’était pas dispersé, Dakota su qu’il était trop tard. En poussant Jerry derrière elle, la femme forgeron se fraya un chemin parmi les villageois terrifiés, pour enfin trouver ce qui causait toute cette commotion : le groupe de punk qui hurlait des insultes à Lou, le vieillard qui répliquait avec tout autant de verve, retenant l’un de voyou par le cou à l’aide de chaînes…
Évidemment. Combien de ces abrutis avaient déjà osé s’en prendre à quelqu’un d’autre qu’une proie facile? Ils devaient être surpris, qu’un vieux leur mette une raclée… Mais l’effet de surprise allait bientôt s’évaporer, et il fallait intervenir avant.

-ÇA SUFFIT!

Brandissant son pistolet devant lui, Jerry prit les devants et se planta devant Lou, et ceux qui le reconnut reculèrent tout de suite en levant les mains en guise de soumission. Dakota et Zhihao se dépêchèrent de rejoindre les deux hommes et la géante se plaça devant son collègue survivant pour l’empêcher de faire une bêtise.

-Il a raison, ça suffit comme ça. Si vous voulez pas avoir l’Ordre Noir au cul vous dégagez, maintenant. Reagan ne reviendra pas, c’est plus votre combat.

Un des punks, à la chevelure magenta, s’avança de quelques pas devant le petit groupe avec un sourire arrogant, les observa pendant quelques secondes puis cracha aux pieds de Dakota.

-Ouais, c’est bon, on vous laisse tranquille maintenant. On a mieux à faire…

Et le regard complice qu’il lança à ses camarades fit frissonner les alchimistes, alors que le prisonnier de Lou s’échappait pour retourner vers son groupe. Voilà, ils étaient protégés, mais le reste de l’île était tout aussi vulnérable qu’avant, si ce n’est plus, et ces voyous allaient avoir envie de passer leurs nerfs sur quelque chose. La loi du plus fort opérait de bien des manières…

La Boussole, hein ? Zhihao se permit un léger ricanement en apprenant quelle serait son identité en tant que Chevalier Noir. Voilà qui était on ne peut plus approprié ; nul doute que ses supérieurs apprécieraient la symbolique. Le fait que son totem représente un instrument plutôt qu’un être vivant était bienvenu, cela devrait rendre moins abrupte la transition vers le mode de vie des chevaliers, fait d’armures individualisées et de combats singuliers, aux antipodes de tout ce qu’enseignait la doctrine militaire moderne. Même l’existence d’autres exemplaires de sa protection contribuait d’une certaine manière à cette impression rassurante, et pas seulement parce que cela voulait dire qu’il lui serait aisé de remplacer son nouvel outil de travail en cas de pépin.

« Oh, vous pouvez en fabriquer d’autres ? C’est pratique, ça. Je savais même pas que c’était possible. » fit l’asiatique en cataloguant méticuleusement chaque nouvelle bribe d’information apportée par la géante. L’étonnement qu’elle affichait n’était qu’à moitié feint : après tout les armures jouissaient d’une certaine mystique même au sein des Agences – peut-être même davantage qu’ailleurs, en fait – et il était surprenant d’entendre parler en ces termes de ces artefacts qui faisaient l’objet de tant de fantasmes. « Pas exactement de la matière précieuse, qu’elle dit… alors qu’on a des gens prêts à s’entre-tuer pour mettre la main dessus. Enfin, je suppose que l’Ordre a une réputation à protéger et que c’est pour ça qu’il les distribue pas n’importe comment, même s’il y aurait de quoi équiper des centaines de péons. »

Mais l’heure n’était plus aux essayages ni aux papotages : il était temps d’aller tirer le vieil alchimiste du pétrin dans lequel il s’était fourré afin de permettre aux deux femmes de s’échapper. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’ils n’arriveraient pas trop tard.


Tout compte fait, Lou semblait avoir la situation relativement bien en main – relativement. Le vétéran était coriace, comme on pouvait s’y attendre de la part de quelqu’un qui avait survécu des années, voire des décennies sur cette Île inhospitalière. Il avait dû en voir passer, des éveillés et leurs sous-fifres, sûrs de leur pouvoir un jour puis relégués aux poubelles de l’Histoire le lendemain ; Reagan et compagnie n’étaient que les derniers en date... Cela ne voulait cependant pas dire que Dakota, Jerry et Zhihao s’étaient inquiétés pour rien : Lou avait ses limites et les choses étaient manifestement sur le point de dégénérer.

Le groupe de la Caserne tombait à pic : pistolet au poing, ils forcèrent le passage pour s’interposer entre le vieillard et les séides de l’Oiseau de Paradis. Ces derniers perdirent de suite une grande partie de leur assurance une fois confrontés à des armes à feu, comprenant que leurs muscles et leur expérience du combat rapproché ne les protégeraient pas d’une balle. Ils avaient toujours l’avantage du nombre mais aucun d’entre eux n’était particulièrement enthousiaste à l’idée d’être le premier à attaquer – et donc le premier à être pris pour cible. La présence de Jerry intimida davantage encore ceux qui avaient appris à leurs dépens que les alchimistes ne se laissaient pas faire, et celle d’une éveillée en armure acheva de convaincre les plus téméraires du lot qu’ils feraient mieux d’aller se faire voir ailleurs.

« C’est ça, bon vent et au plaisir de ne plus jamais vous revoir. On peut toujours rêver... » maugréa la chinoise en voyant la bande de punks mettre les voiles après que l’un des leurs ait délivré une ultime insulte – accompagnée d'une insinuation déplaisante, à la lumière des exactions qui lui avaient été contées pendant le voyage. Une fois les soudards hors de portée d’oreille, l'électrokinésiste se retourna vers ses compagnons de route : « Je crois que je vais avoir besoin d’un topo, là. Vous pensez vraiment que quelqu’un va se charger de nous débarrasser d’eux ou il faudra qu’on s’en occupe nous-mêmes, au risque d'énerver l'un des gros poissons de l'Île ? Parce que si je me rappelle bien de ce que vous m’aviez dit dans l’avion, vous n'avez pas énormément d’alliés sur qui compter. »

Dakota leva un sourcil devant le commentaire de Zhihao, mais le temps lui manquait pour répliquer. Elle n'avait pas tort, mais si c'était comme ça qu'elle réagissait en apprenant comment une ressource précieuse de l'Île était traitée, elle ne sortait pas trop souvent pour une militaire. Mais l'heure n'était pas aux débats ni aux leçons d'histoire sur l'importance des armures noires, mais plutôt au sauvetage de Lou et s'assurer que les alchimistes et leur nouvelle amie puissent survivre à une autre journée sur Death Queen Island. Heureusement, ils était bien équipés, et le conflit se calma dès le début de la confrontation, mais ça ne voulait pas dire qu'ils étaient en sécurité. La nouvelle Boussole Noire avait raison de se demander quelle était la prochaine étape et ce qui allait maintenant se passer, et aucun des alchimistes n'avaient de réponses claires pour elle.

-Ces gars-là dominent Misery, et on peut remercier Reagan pour ça. Même si quelqu'un avait le courage de demander de l'aide, si on pouvait faire quelque chose...

-C'est Death Queen Island. T'enlèves une mauvaise herbe, y en a une autre qui prend sa place.

Lou ponctua sa petite conclusion en traçant un cercle avec son doigts, leur indiquant que ce cycle de lutte de pouvoir n'était ni nouveau, ni près de s'arrêter. Ils pouvaient tous espérer que le bon Chevalier Noir arrive un jour et s'intéresse assez à l'endroit pour mettre fin aux conflits, mais ni Ntikuma ni Zhihao ne voulaient imposer leur autorité suffisamment pour provoquer ce genre de changement. En se massant les tempes dans un geste de découragement et de profonde lassitude, le vieillard assura rapidement ses collègues qu'il n'était pas blessé, puis tenta de donner de meilleures explications à la nouvelle mercenaire qui brosseraient peut-être un portrait plus optimiste de leur situation.

-Mais, on peut le voir comme ça, personne sera fâché s'ils devaient disparaître non plus. Même si l'autre perroquet sous stéroïdes revenait, on pourrait décorer l'avant de sa maison avec des têtes sur des pieux qu'il en aurait rien à foutre. C'est toujours pas certains s'ils vont réessayer de s'en prendre à nous, et on peut pas prendre l'offensive pour être sûrs que ça arrive pas, mais admettons qu'un autre gang frustré décide de combler le vide, ils nous connaissent pas, on sort presque jamais, donc on est pas exactement une menace.

En d'autres mots, rendre la vie plus facile aux alchimistes pouvait se faire en un seul coup d'état dans le village de Misery, mais laisserait le reste de la population à la case départ où elle était coincée depuis trop longtemps. Quelqu'un d'autre allait s'imposer, espérer pouvoir tout régler, mais Misery était à l'image des Chevaliers supposées veiller sur elle : trop chaotique pour être contenue sous ce genre de loi. Mais quelqu'un allait essayer. Quelqu'un finissait toujours par essayer.
En se râclant la gorge, Jerry annonça qu'il allait retourner au Laboratoire pour tout ranger et s'assurer que tout le monde pourrait y entrer de façon sécuritaire, et Lou se proposa pour l'aider, ce qui laissa les deux femmes seules à nouveau pour décider de la suite des événements.

-On peut te trouver une place à la Caserne si tu préfères, mais on doit avoir quelques maisons de libre au village si ça te fait pas trop peur. Juste une chose... peu importe ce que tu décides de faire, y a certains de ces péons qui vont disparaître, et je ne parle pas de fuite. Mais quand mon patron, Ntikuma va revenir... ce serait mieux s'il pensait qu'ils sont juste partis, d'accord?

Sans surprise, le résumé que lui firent Lou et Dakota ne brillait pas par son optimisme. Certes, les punks étaient isolés, aucun obstacle supplémentaire ne devrait se dresser sur la route de ceux qui voudraient les éliminer, mais ils n’avaient pas non plus d’ennemis puissants avec qui les forgerons pourraient faire cause commune. Et même si l’Oiseau de Paradis et ses acolytes devaient disparaître, ils n’étaient que les symptômes d’un mal plus profond, le dernier produit en date d’un cercle vicieux qui les remplacerait bien vite par une nouvelle génération de trous du cul. Ce n’était pas le genre de problème qu’on pouvait régler simplement par la violence, aussi judicieuse que soit son application, et ni les alchimistes ni Zhihao n’étaient équipés pour y apporter une véritable solution. Pas pour l’instant en tout cas ; peut-être que les choses changeraient une fois qu’ils auraient récolté plus d’informations, élaboré une stratégie et rassemblé davantage de ressources.

« D’accord, si vous le dites. On verra pour faire un peu de ménage de temps en temps si l’occasion se présente mais je ne vais pas partir en croisade pour le moment. » acquiesça l’asiatique. Elle sortit un calepin et un stylo d’une de ses poches, griffonna son numéro de téléphone sur l’une des feuilles, l’arracha et la tendit à la dure à cuire : « Contactez-moi si vous avez de nouveau besoin de moi. D’ici-là, je vais commencer par faire le tour du propriétaire. »

Alors que le groupe se séparait et que la chinoise se préparait à tourner les talons, Dakota la retint le temps d’énoncer une offre et un avertissement. Zhihao n’avait pas encore rencontré le petit chef des forgerons mais entre le peu qu’elle avait entendu dans l’avion et ce que la géante disait maintenant, le fameux Ntikuma avait l’air d’être un grand sensible. Reagan et compagnie ne méritaient certainement pas que l’on s’émeuve ainsi de leur sort, mais soit : mieux valait rester dans les bonnes grâces des gens qui s’occupaient du matériel. Et puis de toute façon, elle préférait la discrétion.

« Les soudards ont senti le vent tourner, ont décidé de s’en aller tout seuls comme des grands et je n’ai rien à voir avec toute cette affaire, bien reçu mon capitaine. » confirma l’électrokinésiste avec l’aisance de quelqu’un qui avait l’habitude de répéter la version officielle d’une histoire sans poser de questions. Elle gratifia son interlocutrice d’une parodie de salut militaire puis prit finalement congé sur une dernière réplique : « Merci pour votre offre mais je vais me débrouiller. Je repasserai vous voir à la forge quand ça se sera calmé, j’aurais sans doute des choses à vous demander. Prenez soin de vous ! »