Après ce qui s’était passé à New York, il avait été difficile pour Théo de convaincre sa femme de ne pas l’accompagner dans sa prochaine mission. Il était rentré chez lui blessé et quelque peu découragé du tournant pris par sa dernière opération de sauvetage, puisque non seulement l’otage avait fini par se secourir toute seule, mais le reste du voyage avait été passé à magasiner sans grand soucis. Rien qui n’aurait particulièrement choqué la Grande Ourse en temps normal, il se sentait même coupable de ne rien avoir acheté pour Guylaine et les jumeaux pendant qu’il était là, mais il ne se sentait tout simplement pas à l’aise de célébrer. Après tout, il n’avait eu qu’un coup de fil pour lui confirmer que Colombe était hors de danger, et il n’avait pas eu la chance de la revoir par la suite. À peine revenue et elle était assignée à une nouvelle mission, tout comme lui.

Et cette fois, Guylaine avait proposé de se joindre à lui. Elle était médecin de profession, formée dans l’armée tout comme lui, et avait déjà utilisé son expertise pour traiter des éveillés rapidement et discrètement —dont un Chevalier Noir?!— Autant il appréciait son honnêteté et sa grande volonté, il lui assura que ce ne serait pas nécessaire… cette fois-ci. Ce n’était qu’une visite rapide au Caire pour discuter d’une situation gênante, pas exactement de quoi ramener un soigneur.

Le grand Québécois se sentait d’attaque en arrivant dans la capitale égyptienne, après avoir passé tout son temps en avion à réviser son arabe. Dès son arrivé, par contre, il eut droit à une bien étrange surprise… des gardes de sécurité l’attendant au pied de l’avion, armés de matraques, de bombes de poivre et de boucliers anti-émeute, et derrière eux une bonne vingtaine de manifestants.

-Oh non. Osti, non.

-Vous êtes le Chevalier Bilodeau-Tanguay de la Grande Ourse?

-… Oui?

-Bienvenue au Caire. Nous allons vous escorter à l’hôtel de ville. Veuillez noter que les manifestants sont ici en toute légalité et ont la permission de rester tant qu’ils ne montrent aucune hostilité et ne nous suivent pas. Si vous vous sentez menacé à tout instant, nous avons le droit d’utiliser la force pour les disperser.

Le monologue avait été prononcé dans un ton très monotone, comme s’il était récité par cœur plutôt que dit, sauf pour la dernière phrase qui sonnait un peu trop complice à son goût. S'il le voulait, ils allaient se faire grand plaisir de les chasser.

-Non, c’est bon… Ils peuvent rester.

Comme promis, ils ne furent pas suivis. Pas d’autres manifestants à l’hôtel de ville non plus, ils étaient donc tous un peu plus à l’aise et les gardes escortèrent Théo jusqu’à une salle de conférence richement décorée où attendaient plusieurs politiciens, leurs assistants et quelques chercheurs… En se raclant la gorge, la Grande Ourse approcha, se présenta, serra quelques mains et fut invité à s’assoir au bout de la table. À l’autre extrémité, un technicien jurait en arabe en tentant de brancher une télévision.

-Bon, OK… qu’est-ce que j’peux faire pour vous, messieurs?

Mais avant qu’ils ne puissent répondre, une faible clameur se fit entendre à l’extérieur et le Québécois pu voir par la fenêtre que les manifestants étaient arrivés. Ils se comptaient maintenant par centaines, hurlaient à s’en écorcher les poumons et portaient des pancartes qu’il ne pouvait déchiffrer à cette distance. De toute évidence, ils étaient là pour lui, ou du moins pour accueillir un chevalier d’Athéna, mais…

-Kossé que vous leur avez dit pour qu’ils nous haïssent de même?

-Nous? Rien, encore. C’est pour ça que nous voulions discuter avec un représentant avant de s’adresser au public et de prendre une décision.

Avant que les chercheurs ne puissent expliquer ce qui s’était passé exactement, l’écran s’alluma soudainement et une voix bien trop familière tonna dans les haut-parleurs. Ce fut alors une grande course pour trouver la télécommande pour baisser le volume, le seul ne pas participer étant Théo, qui gardait les yeux rivés sur l’enregistrement qu’il avait déjà vu des centaines de fois.

"Ne trouvez-vous pas aussi intolérable que le Sanctuaire vous fasse la morale en dépit de toutes les épreuves douloureuses que vous avez traversées ?! Ce n'est pas grâce à eux que ce monde tient encore debout… "

-Mais grâce au sang et à la sueur de l’humanité. Sacrament. Dites-moi pas que…

Incapables de contrôler le son, ils préférèrent éteindre la télévision, surtout en s’apercevant que leur visiteur savait déjà de quoi ils parlaient. Ils expliquèrent que tout avait commencé peu après le premier passage des Saints, une fois l’excitation passée, quand les extraits vidéo des discours du Sanctuaire et de Reagan avaient refait surface et que quelques journalistes avaient commencé à poser des questions. Les autorités avaient réagi le plus vite possible en faisant disparaître toute trace des vidéos et en supprimant les sites de discussion où les sympathisants se rassemblaient, mais chez ceux qui y croyaient le plus, la colère n’avait fait que monter, et les manifestations avaient commencé.

-Ceux-là, ils ont tout fait correctement, alors on les laisse faire, mais on en a eu d’autres avant…

En connaissant leurs lois, Théo n’avait aucune pitié pour ces « difficultés » éprouvées par le gouvernement, mais ce n’était pas son rôle de prendre une position aussi forte face à un groupe au pouvoir et leur dire comment diriger leur pays, mais il était là pour les aider à régler le problème, alors il allait devoir contribuer un peu et, au minimum, leur apprendre une chose ou deux.

-Bon, ça règlera rien de juste les repousser encore plus. J’peux contacter des médias pis on fera des entrevues, après ça j’pourrai discuter avec mes supérieurs et on reverra les conditions de notre partenariat.

-Oh, je ne pense pas que c’est une bonne idée…

Un chercheur lui lança une pile de journaux et de photographies et le grand Québécois feuilleta le tout avec attention. Tous les journaux dataient de la veille et chroniquait le progrès d’un groupe de protestataires et de leurs attaques de plus en plus violentes dans la ville. Du vol de voitures aux incendies dans les rues, rien n’était de trop pour attirer l’attention. Les photos les montraient aussi armés de semi-automatiques et de cocktail Molotov, et aucune pancarte pour délivrer un message.

-Le groupe se fait appeler Mega. Ça vous rappelle quelque chose? Comme vous vous en doutez, les manifestants ne sont pas plus d’accord avec les méthodes de Reagan que les vôtres, mais avec Mega tout est permis. Ils planifiaient de vous attaquer à l’aéroport en se mêlant aux manifestants, mais on les a intercepté avant.

-C’est une perte de temps. Contentons-nous d’interdire les manifestations, on arrête ceux qui s’essaye encore et on cesse de leur donner une chance de faire les clowns en public!

-Non.

Théo avait été un agent de FIRMAMENT bien avant d’être un Saint, et il ne pouvait pas prétendre qu’il était d’accord avec les méthodes du Sanctuaire, mais cela allait déjà bien plus loin qu’un simple conflit d’opinion : la cruauté de Reagan, bien plus que ses discours manipulateurs, avait trouvé son public, bien plus intéressé dans la domination et la démonstration de force que dans le bien-être de… n’importe qui. Et s’il devait y avoir des éveillés dans le lot…

-Vous les avez trouvés dans les quartiers pauvres, c’est ça? R’gardez c’qu’on va faire : vous allez me donner une p’tite équipe d’intervention pour fouiller la place avec moi, ça devrait les faire sortir de leur trou, pis là, on les arrêtera. Ensuite, on parlera avec les vrais manifestants.

Un seul pont délimitait la frontière entre les deux quartiers, et c’était suffisant pour la rendre aussi voyante que les lignes d’un dessin à colorier. C’était fascinant, et plutôt malaisant à regarder lorsque pour quelqu’un comme Théo, cette frontière avait normalement la taille d’un océan… D’un côté, le quartier riche, moderne, développé, fier de montrer les plus glorieuses facettes de son histoire au reste du monde. De l’autre côté, il y avait le quartier de Boulaq.
Ce n’était pas le pire qu’il ait jamais vu, de loin ; le contraste était cependant bien plus fort que ce qu’il avait plus voir à Goma et Cité-Soleil. Il était accompagné d’une petite escouade de policiers et ils voyageaient tous dans un camion blindé, juste au cas où, et avait discuté avec eux de la stratégie à adopter : officiellement, personne ne savait que le Saint était en route vers Boulaq, ses plans n’avaient pas été communiqué au public… mais les rumeurs couraient, l’information avait « fuité » et donc quand le camion se mit à patrouiller les rues, tout le monde se doutait déjà de qui se trouvait à l’intérieur. Les mères poussèrent leurs enfants à l’intérieur avec un regard de reproche, pendant que la plupart des hommes restaient derrière, juste pour quelques secondes, mais sans jamais rien tenter. Quelques jeunes s’enfuirent en les voyant.

-Ça marche. Ils rentrent, les autres devraient arriver bientôt. Coudonc, vous leur avez fait quoi pour qu’ils aient la chienne de même?

-On a procédé à pas mal de fouilles et d’arrestation, après les premières attaques de Mega. Ça a dégénéré à quelques reprises.

-Ah, ouin, « dégénéré ».

Il n’allait même pas leur demander plus de détails, son imagination lui suffisait. Malgré les procédures de plus en plus agressives, même pour une ville égyptienne, ceux qui étaient le moins affecté par cette chasse aux partisans de Mega était probablement… les partisans de Mega eux-même. Car si les autorités, et surtout Théo, n’arrivaient pas à les arrêter pour de bon et sécuriser la ville le plus vite possible, le gouvernement allait encore resserrer la ville et interdire les rassemblements publics, en particulier les manifestations… et tant mieux si ça pouvait les débarrasser des derniers civils récalcitrants qui, malgré la menace, avait respecté la loi à la lettre pour se faire entendre.

Ils roulèrent pendant plusieurs minutes dans un silence de mort. La Grande Ourse se souvenait des longs voyages dans les avions de FIRMAMENT, comment il parvenait toujours à détacher sa ceinture de sécurité quand ses supérieurs ne regardaient pas, pour se promener et aller discuter avec les soldats les plus nerveux, essayer de les calmer un peu… il l’avait fait avant, aussi, pendant son temps dans l’armée. Un miracle qu’il n’ait jamais été éjecté du véhicule par accident. Il retint un sourire quand un vieux véhicule couvert de poussière surgit soudainement d’une ruelle et freina juste devant eux, leur coupant la route.

-Eeeet les voilà! J’en compte… un, deux, trois!

Trois hommes, mieux habillés que Théo avait imaginé, émergèrent du véhicule armés de semi automatiques et se cachèrent tout de suite derrière la voiture pour commencer leur assaut. Leur visage était couvert par un bandana d’un noir métallique, peut-être pour rappeler les armures des Chevaliers Noirs? Bon à savoir que même les partisans de Reagan savaient choisir leurs couleurs mieux que lui.
Le camion pouvait encaisser les balles sans problèmes, personne n’était en danger, mais il ne pouvait plus avancer, encore moins se mettre en position pour contre-attaquer, sans perdre cet avantage. Le plus gros problème était qu’ils ne pouvaient pas simplement rester plantés là non plus, ce serait laisser de possibles renforts s’approcher et saboter le véhicule, ou pire…

Il devait se concentrer. Ce serait facile de juste sortir et d’user de sa force brute d’éveillé pour se sortir de là, mais tout le quartier les regardait, et il risquait de casser quelque chose s’il ne faisait pas attention. D’un geste brusque, Théo ordonna aux policiers de surveiller les alentours du camion, pour ne pas se retrouver entouré, et se positionna près de la petite fenêtre pour observer les attaquants, ou plutôt compter le temps que durait une salve avant qu’ils n’aient besoin de recharger. Ça allait aller très vite. Une main sur la poignée, la Grande Ourse préparait son cosmos.

-Tenez-vous prêt… pas tussuite… pas tussuite… MAINTENANT!

Il se jeta hors du camion, défonçant la porte plus qu’il ne l’ouvrit, effectua une roulade pour s’éloigner le plus possible, et une fois sur ses pieds il matérialisa deux sphères de cosmos, une dans chaque main, qu’il lança sur la voiture. Il n’avait pas eu beaucoup de temps pour calculer la meilleure démarche à suivre, surtout avec une technique qu’il n’avait jamais essayé en temps réel, mais si ça échouait, il avait encore assez de marge pour s’adapter. Le plus important était de ne pas causer plus de dégâts que nécessaire… et sa stratégie sembla porter fruit. Au contact de la voiture, les sphères explosèrent et libérèrent une faible onde de choc, poussant le véhicule et percutant les voyous qui tombèrent au sol, assommés. Un grand sourire apparut sur le visage du grand Québécois!

-YAAAY! VOUS AVEZ VU ÇA, VOUS AVEZ VU COMMENT QU’A TORCHE MON ATTAQUE! Vous pouvez sortir les gars, ‘sont tous knock-out faque y a plus de danger!

-Eh ben… beau boulot…

Contents du travail effectué sans problème, mais peu impressionnés par le manque de puissance du Saint compensé par une attaque plus stratégique, les policiers sortirent enfin du véhicule et s’approchèrent des attaquants inconscients. La pêche n’était pas excellente, on n’arrête pas un mouvement extrémiste en arrêtant trois personnes, mais tout ce qui pouvait leur donner plus d’information était apprécié, et ce n’était que le début. Maintenant que leur plus puissant atout avait été révélé, qui sait ce qui allait se présenter?

Ce ne fut même pas long. Alors que Théo supervisait l’opération, une faible présence cosmique lui fit tourner la tête. Ce n’était pas très puissant, mais c’était hostile… et de toute évidence, ce n’était pas humain. Au fond d’une ruelle, juste à sa droite, se trouvait une sorte d’animal, ou un familier, composé d’un cosmos bleu délavé, qui l’observait avec intensité.

-Kossé ça?

-Non, sérieux, c'est quoi c'te bibitte-là? C'tu leur Patronus, ou un affaire de même?

Théo eut un geste distrait vers les voyous inconscients, que les policiers avaient déjà commencé à menotter pour les traîner jusqu'au camion. Aucune réponse, ni des attaquants, ni de ses collègues du jour, mais le Saint n'osait pas détourner son regard de la bestiole pour savoir si tout le monde allait bien. De toute évidence, elle leur était hostile et était d'origine cosmique, donc soit il y avait un autre attaquant pas loin, soit il venait de rencontrer une créature mythique reloue. Un des scénarios était plus réaliste que l'autre, mais vu sa chance…

-EW! C't'un rat!

-Un rat?! Merde, je sais c’est qui, le laissez pas vous toucher! Les autres, dans le camion, maintenant!

Et sans une seconde d’hésitation, le reste de l'escouade battit en retraite et laissa le Saint en plan, face à la dégoutante créature dont le museau s'agitait avec excitation. Théophile, comme tout bon parent, détestait les rongeurs et avait passé plus de temps à poser des pièges dans son plafond pour s'en débarrasser qu'à aider Adrien à choisir entre un cochon d'Inde ou un furet… et même le cochon d'Inde, il s'était habitué. Il s’appelait Marmotte. Mais les rats, jamais. En plus, celui-là avait la taille d'un labrador et brillait d'une lueur bleue. Vendu.

-Eh ben, on est tout seul papi?

Il n'arrivait pas à trouver d'où provenait la voix. Juste à l'entendre, il s'agissait probablement d'un adolescent du même âge que Leticia…

-Bon ben premièrement mange d'la marde, chû pas assez vieux pour être grand-père. Pis deuxièmement, c'correct, c'était pas mal prévu que j'allais m'battre tusseul anyway.

Après tout, que pouvait faire la police contre un éveillé hors-la-loi? Le rat approchait lentement, le Saint choisit de reculer pour avoir une meilleure vue de ses alentours, et il concentra son cosmos.

-Alors c’est toi le Saint? Après toutes les simagrées du Sanctuaire, ils envoient un simple Bronze pour s’occuper de la résistance?! Vous faites vraiment du n’importe quoi!

-Woh, résistance. T’es juste un kid avec un rat bleu.

-Tu peux bien te moquer, mais tu vas voir!

-Je m’en calisse de voir! C’est le pire pouvoir que j’ai jamais vu!

Un éclair de cosmos traversa la bestiole qui fonça vers lui. Théo prépara sa sphère de cosmos et la lança à la manière d’une boule de bowling, avec l’espoir de la frapper par en dessous, mais elle l’avait vu venir et grimpa sur les murs pour adopter la détonation. Superbe, un rat bleu géant qui grimpe aux murs… et extrêmement rapide, aussi. En moins d’une seconde, il l’avait déjà rejoint et le Québécois n’eut que le temps de lever son bras pour se protéger quand la bestiole lui sauta dessus, mais avant qu’elle ne puisse enfoncer ses dents dans son bras, il lui envoya une autre onde de choc de plein fouet. Ce seul coup suffit à faire disparaître le rat en un nuage de poussière.

-Bon ben voilà, j’ai tué ton rat. C’est-tu la fin de la rési—Oh non. Oh, osti non.

Ils encerclaient le camion. Une dizaine de rats, tout aussi bleus, tout aussi gros, et tous aussi en colère… et leurs dents transperçaient le métal sans aucun problème, et dans à peine une minute, ils parviendraient à entrer à l’intérieur. En grognant de mécontentement, le Saint invoqua son armure, fit craquer ses jointures et se prépara au vrai combat.

-OK mon gars, là tu vas chier des taques, pis tes amis d’la résistance ‘sont mieux de prendre des notes.

BGM - https://www.youtube.com/watch?v=eKpae_oto7s

Treize rats autour du camion, et ils s’étaient tous désintéressés de Théo pour s’en prendre à ceux qui, maintenant, ne valaient pas plus que de simples civils sous sa protection. Il fallait plusieurs balles pour en détruire plusieurs, et les sales bêtes avançaient bien plus vite que les policiers ne pouvaient les repousser. L’envie de se lancer dans le tas pour les secourir était tentante, mais l’attaque était trop calculée pour que ce ne soit pas un piège. Après tout, ces petits criss étaient rapides, il ne voulait pas se retrouver dévoré par un tas de rats bleus géants, ça paraîtrait mal sur sa tombe.
C’était bizarre, cependant. Il n’avait pas peur. C’était son premier vrai combat à pleine puissance, sans formateurs, sans avoir à s’arrêter pour pratiquer une technique qu’il ne maitrisait pas, et son premier succès l’avait déjà revigoré. Pourquoi devrait-il avoir peur? Après ce qu’il avait vu à Cité-Soleil et Goma, Goma esti, est-ce que ce simple voyou tout seul allait vraiment l’inquiéter. Non. Il y avait pire dans le monde, et le Saint s’en était toujours sorti.

Peut-être même que cette fois, il allait s’amuser un peu.

Si les invocations cosmiques de son adversaire étaient plutôt impressionnantes, il restait cependant caché. Cela confirmait pour le Québécois que peu importe de qui il s’agissait, il ne se pensait pas capable de le vaincre au corps-à-corps, et son cosmos était son seul moyen de se défendre. La clé de la victoire était donc juste là, mais il fallait encore le trouver…
Ah, oui, et sauver les policiers.

La Grande Ourse commença à mitrailler, optant pour des salves qui créaient de plus petites explosions plutôt faibles, mais beaucoup plus rapides, avançant lentement pour attirer l’attention des rats. Bientôt, ils ne seraient plus capables de l’ignorer. Il n’était qu’à quelques mètres de distance quand d’un seul coup, les rats délaissèrent leur cible et coururent dans sa direction, estimant qu’il était assez près pour qu’ils puissent le rattraper. Immédiatement, Théo feinta et courut se cacher de l’autre côté du camion, concentrant son cosmos pour créer une nouvelle onde de choc… puis laissa tomber l’orbe cosmique et grimpa sur le camion le plus vite possible. Attirés par la puissance cosmique, sans avoir le temps de réaliser que la victime n’était pas là, les rats encerclèrent l’orbe, prêts à mordre.

L’onde de choc failli renverser le camion, et Théo fut projeté en bas du véhicule. Il effectua plusieurs roulades, mais son armure le protégea suffisamment bien pour le laisser assommé et victorieux, mais pas blessé.

-HAHA! T’es pas capable de faire la différence si tu m’vois pas hein? HEEEEEY!

Un rat avait survécu et s’était accroché à sa jambe, ses horribles crocs plantés dans sa jambe, en plein milieu de la jambière de son armure. Il n’atteignait pas sa peau, mais ses dents étaient tout de même solidement enfoncées dans le métal… Un stupide rat cosmique pouvait manger une armure de bronze, avec assez de temps et d’efforts. En hurlant, le Québécois se mit à s’agiter et envoyer des ondes de choc à l’aveuglette. Après un coup chanceux, le rat disparut et le soldat pu reprendre son souffle.

-Heh… scouic scouic, mon tabarnak...! T’as ben failli m’avoir… ça m’en laisse juste deux, trois… hein? OH T’ES PAS SÉRIEUX!

Devant Théo, brillants de rage et de cosmos, se tenaient encore treize rats. Et pourtant, le Québécois malchanceux se surprit à éclater de rire. Quelque part dans toute cette situation ridicule, il s’amusait vraiment.

Tout cela était très important, quoique décevant. Théo n’était qu’un simple Chevalier de Bronze, sa puissance n’était rien d’impressionnant même parmi les sans-factions qui pouvaient errer dans le monde. Pire, ça lui avait pris des années, des décennies pour en arriver là, mais il ne fallait pas le voir comme une faiblesse. C’était une occasion en or de comprendre ce que cette puissance pouvait et ne pouvait pas faire, et de s’adapter pour en tirer les meilleurs résultats. S’il devait avoir un seul talent, c’était d’observer.

Ce gars pouvait recréer ses bestioles à volonté, sans aucun problème. Il aurait pu en créer plus, mais il ne le faisait pas. Il aurait pu en créer moins, mais il ne le faisait pas non plus. Il avait trouvé la balance parfaite entre la puissance et l’avantage du nombre, et très rapidement en plus, mais il n’allait pas pouvoir se cacher éternellement. La Grande Ourse n’avait plus le temps de jouer, et il était temps de passer à l’offensive.

-Aweille, viens t’battre mon p’tit criss! VIENS T’BATTRE!

-Ha, dans tes rêves! J’suis très bien là où je suis!

Le Québécois ne répondit pas tout de suite, bombardant plutôt distraitement les rats qui l’attaquaient à nouveau, car pour une fois il était très occupé à écouter son adversaire. Ce dernier pouvait bien se camoufler, d’un point de vue cosmique… mais il était quand même présent physiquement. Et s’il était vraiment un fan de Reagan, le faire parler pour rien en blessant sa fierté ne devrait pas être un problème.

-Faque là c’est quoi la deal avec Reagan? C’est genre, y en a jamais eu d’autres comme lui, y a pas peur de dire les vrais affaires pis y va rendre le monde meilleur pis toute ça?

-T’es pas si bête que ça, finalement…

-… Tsé qu’y est pas gay hein? Genre le gars y représente fuckall.

-… QUOI?!

-Je sais, les apparences sont trompeuses... quoi c’est pas ça? Oh, c’est le maquillage! Je sais, je sais, c’est dur, mon gars y adore le maquillage pis il s’fait tellement écœurer, ça m’crève le cœur, mais on est pas contre ça pantoute!

-ARRÊTE DE ME PRENDRE POUR UN CON! C’est à cause des gars comme toi que personne veut les Saints au pouvoir, on se bat pour notre liberté et tout ce que vous faites c’est vous moquer… Attends, non, NON NON NON!

Il était si en colère que pendant son éclat de voix, ses invocations avaient faibli pendant une fraction de seconde et Théo avait pu ressentir une autre concentration de cosmos, derrière un mur plus loin, et sans attendre il sprinta en direction de cette nouvelle énergie, ignorant les rats restants qui grimpaient sur ses jambes pour essayer de le ralentir. Ses poings chargés de cosmos, il explosa le mur d’un bon coup et attrapa par le collet le malfaiteur. Le nuage de poussière l’empêchait de voir son visage, mais ça n’arrêtait pas son assaut ; la Grande Ourse lança le corps de toutes ses forces contre le camion, en sachant très bien comment le cosmos pouvait renforcer le corps humain, mais en s’approchant pour l’assommer pour de bon, il vit enfin son visage et s’arrêta.

Ouaip. C’était un jeune.

Encore conscient, le garçon tremblait et s’était recroquevillé sur lui-même, soudainement terrifié par la violence du combat. Toujours sur ses gardes, Théo se souvenait de Mia, la gamine de Cité-Soleil qui avait perdu le contrôle de ses pouvoirs… enfin, il se souvenait de ce que les autres lui avaient raconté. Il ne pouvait pas prendre de risque… il s’avança à nouveau, mais alors qu’il allait frapper à nouveau, il sentit une présence sur sa gauche. D’autres attaquants, armés.

-Calisse…

Sa combinaison ne bloquait peut-être pas les balles aussi bien que son armure, mais au moins elle couvrait beaucoup plus. Attrapant le gamin à nouveau, le Québécois ouvrit les portes du camion et sauta à l’intérieur avec lui, refermant rapidement en lançant quelques ondes de choc pour déstabiliser les nouveaux attaquants.

-OK ça va faire, on bouge, GO GO GO!

Les pneus crissèrent, le mouvement déstabilisa tout le monde à bord à l’exception de Théo qui passa les menottes à leur dernier prisonnier, avant de se laisser tomber par terre avec un soupir. Quatre captures, ce n’était pas trop mal.
Mais ce n’était que le début…

-Il s’appelle Mohammed Mostafa, dix-sept ans, natif de Boulaq. On essaye de contacter sa famille, mais elle nous boude. Comme tout le monde de l’autre côté du pont.

-Pas étonnant. Y as-tu dit autre chose?

-Pas encore. On a trouvé un téléphone sur lui, avec seulement quelques photos, et un carnet avec une liste de noms… Ça regarde mal, on aurait toléré quelques sermons si ça voulait dire qu’on le faisait parler, mais il est sous le choc.

Dans le petit bureau du capitaine de police, tasse de café à la main, Théo marmonna quelques injures avant de prendre une grande gorgée. La dernière chose qu’il avait envie d’entendre était les critiques des forces de l’ordre, en particulier quand ces dernières étaient bien plus hypocrites qu’elles n’en avaient l’air. Trop facile de le déclarer coupable, quand leurs nouveaux prisonniers ne pouvaient pas cracher le morceau assez vite, personne n’allait lui faire croire que leur état n’inquiétait qui que ce soit. N’était-ce pas exactement pour ça que la ville avait demandé l’aide d’un Chevalier? Et puis, comparé aux autres combats d’éveillés, il ne s’était pas passé grand-chose.
Mais pour des jeunes sans expérience, c’était beaucoup plus.

Une fois de retour à la station, le Saint avait voulu appeler chez lui, pour laisser savoir à sa famille qu’il allait bien, mais s’était ravisé à la dernière minute en voyant comment certains policiers l’observait. Ce n’était pas impossible que Mega ait des contacts avec certains membres des forces de l’ordre, mieux valait ne pas trop étaler sa vie privée s’il voulait qu’elle reste privée, justement. Guylaine et les jumeaux avaient déjà eu à quitter leur maison et leurs amis pour ne pas finir en dommage collatéral, à cause de son boulot…

-OK, j’vas aller lui parler.

-Je ne crois pas que ce soit une bonne idée…

-Vous voulez qu’y réagisse? S’y m’haïs la face tant que ça, moé j’pense que c’est la meilleure idée.

Après quelques secondes de réflexion, le capitaine acquiesça avec un soupir. Ils n’avaient pas beaucoup d’autres options, de toute façon. Les deux hommes laissèrent là leur tasse de café et se dirigèrent vers la salle d’interrogatoire, protégée par deux policiers lourdement armés. Les autres otages devaient déjà être dans une cellule quelque part, à se faire poser des questions aussi, mais ce cas-ci était légèrement différent. Personne ne savait quoi faire avec un jeune éveillé.
En prenant une grande respiration, Théo poussa la porte et entra.

C’était une salle d’interrogatoire comme toutes les autres. Murs défraichis, néons froids, vague odeur d’humidité. Mohammed était assis devant la table, solidement menotté, et sursauta violemment en voyant le Saint approcher, mais se ressaisit et baissa tout de suite la tête pour éviter de le regarder. Doucement, le Québécois prit place sur une chaise en métal et plaça ses mains sur le bord de la table, là où le prisonnier pouvait les voir à tout moment.

-Mohammed? J’m’appelle Théo, chuis l’Chevalier d’la Grande Ourse. On a pas vraiment eu la chance de s’présenter.

Malgré l’idée un peu ironique, il gardait son sérieux et parlait à voix basse. Pas un problème pour tous les officiers qui allaient analyser la conversation. Mais Mohammed ne répondit pas.

-T’es correct? Rien de cassé après ton rendez-vous surprise avec un camion blindé?

Toujours rien.

-C’t’ait pas pire ton truc avec les rats. Un peu weird, mais pas pire. Tu t’en serais mieux sorti si t’en avais gardé un ou deux avec toi, pour la défense.

-Tu m’aurais trouvé.

Sa voix était si enrouée qu’il fallut quelques secondes à Théo pour comprendre ce qu’il avait dit, mais il ne flancha pas, malgré la colère qu’il pouvait lire sur son visage. En espérant que personne ne viendrait interrompre leur conversation, en pensant qu’il était en train d’encourager un terroriste à mieux utiliser ses pouvoirs.

-Ben oui, y a personne qui gagne un combat en restant planté là pendant cinq minutes. Reste en mouvement, utilise tes rats pour couvrir tes traces, pis essaye de pas trop t’crinquer quand quelqu’un parle de tes amis terroristes un peu caves.

-On est pas des terroristes!

Dans sa colère, Mohammed avait tenté de se lever, mais ses mains étaient trop bien attachées pour lui permettre de se déplacer. À court d’options, il enflamma son cosmos ; Théo en fit de même mais plutôt que de lui tenir tête, l’adolescent se laissa tout de suite tomber sur sa chaise avec un glapissement de terreur. Et encore une fois, le soldat refusa d’aller plus loin, sans trop comprendre ce qui l’effrayait autant.

-OK. OK. Je fais rien si tu fais rien. Personne a besoin de se battre…

Et soudainement, il comprit. Il n’y avait pas d’erreur, pas de malentendu, pas de choc culturel entre un soldat divin et un simple garçon des rues. Tout était normal. Tout avait été prévu pour qu’il puisse recevoir cette exacte réaction. Sous le choc, Théo recula un peu.

-Tu pensais que j’allais te calisser une vraie volée? Comme la fille des Gémeaux?

Il n’avait pas besoin de l’entendre. Le gamin n’avait peut-être pas compris le début de sa question, mais juste à voir sa réaction en entendant ce nom, ce simple nom, il sut que c’était exactement ça.

-T’es sérieux? T’as cru… t’as vraiment cru que je t’aurais…

-Ouais.

Il n’y avait pas que de la colère dans sa petite voix faible : il y avait de la peur, pas juste à cause du Saint, mais à cause d’autre chose, ce qui l’attendait une fois sorti de cette salle d’interrogation, ces quelques petites révélations de trop qu’il n’avait pas su garder pour lui. Théo savait bien qu’éventuellement ces fanatiques ne pouvaient s’empêcher de trop parler, leur idéologie en dépendait… Mais Mohammed n’était pas comme ça, pas tout à fait. Si c’était le cas, il n’aura pas eu aussi peur d’offrir sa vie pour la cause.
Offrir sa vie… quel genre de malade pouvait penser ainsi?

-Mohammed. J’peux m’excuser autant de fois que tu veux, mais la vérité c’est qu’t’as attaqué l’premier. J’t’ais tu s’pposé resté planté là pis t’laisser m’varger d’ssus?

Le voyou roula des yeux.

-Non… Même si ça aurait sans doute marché aussi.

-Quoi ça?

-Tout le voisinage regardait. Quelqu’un a sans doute filmé. On espérait juste que tu montres qui tu étais vraiment.

Le Québécois se redressa brusquement et le gamin sursauta. Le reste de la police allait sûrement entrer bientôt pour intervenir, alors il ne lui restait plus beaucoup de temps. C’était mieux comme ça. Tout ce travail et tous ces efforts, juste pour être attiré dans un piège et être pris pour une brute épaisse de la même trempe qu’Eurydice! Le but était simplement d’utiliser cet incident pour faire monter la colère et justifier leur propre violence. Après tout, ne fallait-il pas combattre le feu par le feu?
Un feu qu’ils avaient eux-mêmes allumé.

-J’te trouve ben hypocrite de t’faire passer pour la victime en même temps d’faire le chien d’poche du pire trou d’cul de toute l’histoire des éveillés! Tsé, le gars que tu connais juste parce qu’y a attaqué des apprentis sans expérience juste pour le fun?

-Oh, encore ça.

Mohammed roula des yeux et Théo dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas lui coller une claque en plein visage.

-Tu l’as dit toi-même, c’était vos apprentis, des futurs Saints. Ça devrait venir avec le boulot, non?

-Comme ça vient avec le tiens? T’es pas plus tough qu’un apprenti, mon gars… sauf que les nôtres seraient jamais envoyés au front comme ça, parce qu’on sait qu’ils sont pas prêts. Est-ce que tes amis chez MEGA pensent à ça? Est-ce que tu te sentais prêt, toi, d’affronter un Chevalier?

-Je… bien sûr que oui…

-Asti qu’tu mens mal.

La porte s’ouvrit dans un grand fracas et les policiers entrèrent dans la pièce sans quitter le Saint des yeux, la main posée sur leur pistolet. Mohammed avait déjà été maîtrisé, alors pas question d’avoir un autre éveillé enragé en liberté dans leur station, allié ou pas. L’heure était venue pour Théo de quitter les lieux.

-Merci de votre aide. Nous vous contacterons pour coordonner la prochaine attaque.

Sans répondre, Théo se dirigea vers la sortie, le carrelage craquant sous ses pas par moment. Il avait beau être plus âgé et plus mature que les autres Chevaliers de Bronze, il était difficile même pour lui de garder le contrôle de son cosmos quand ses émotions prenaient le dessus. Comme la peur, la colère, le désespoir… et la solitude. Les autres Saints n’allaient pas comprendre, le Pope, encore moins, et il n’osait pas mettre Guylaine en danger en révélant son existence.
Mais il y avait bien quelqu’un. Il fallait juste espérer que ce ne soit pas trop demander…

-Chuis désolé de t’déranger de même… Je savais pas qui appeler d’autre.

-Non, non… Tu as bien fait.

Étrangement, malgré plusieurs années de service militaire, Théo n’avait pas vraiment gardé contact avec ses anciens frères d’armes. Ce n’était pas comme s’il n’y en avait pas, non plus : plusieurs de ses anciens collègues avaient pris leur retraite ou étaient simplement rentré chez eux, à la recherche d’une vie normale… mais pour lui, la vie n’était jamais vraiment revenue à la normale, alors comment aurait-il pu prétendre le contraire? De toute façon, même s’il avait voulu s’y essayer, il aurait tellement dû mentir que personne n’aurait pu l’aider dans cette situation…
Personne, à part quelqu’un qui connaissait déjà la vérité.

-Clairement on parle pas d’un groupe à l’échelle mondiale… pas encore, en tout cas. Mais j’ai jamais dealé avec des gens comme eux, j’ai juste été envoyé pour foncer dans l’tas pis c’est en plein ça qu’ils veulent!

-Alors ça ne te laisse pas beaucoup de choix. Continuer de combattre et nourrir la controverse, refuser d’agir et les laisser faire ce qu’ils veulent…

-Pis là ils vont dire qu’on s’en crisse pis qu’on a peur de les affronter. Ça m’laisse avec quoi?

-Il y a d’autres solutions. Tu peux travailler avec les autres manifestants et emmener le conflit là où ils n’ont rien préparé. Sois honnête, tu n’aimes pas la façon dont le Sanctuaire est géré non plus, alors pourquoi le cacher?

Théo sursauta, puis jeta quelques coups d’œil autour de lui, bien que l’obscurité totale de sa chambre d’hôtel ne lui permettait pas de voir grand-chose. Un vieux réflexe, bien ancré dans sa mémoire… il avait tout barricadé dès qu’il avait mis les pieds dans cette chambre, fouillé pour trouver des possibles micros ou caméras, passait l’appel sur un téléphone prépayé qu’il gardait toujours sur lui en mission, le tout était en théorie intraçable… et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se sentir observé. Après tout, il possédait une armure sacrée qui avait su le trouver même lorsqu’il était dans une base top secrète, que pouvait-elle capter d’autre? Et il avait beau être son porteur, ça ne la rendait pas forcément loyale.

-Pour pas avoir le Sanctuaire au cul, c’t’affaire! Kossé qui va m’arriver tu penses si j’ouvre trop ma grande gueule pis que j’encourage une révolte encore plus? Pis Guylaine? Pis les p’tits?

-Je ne te parle pas de partir en guerre ouverte. Selon ce que tu m’as raconté, ce ne serait pas leur genre, alors… tu as tes chances.

Pendant de longues secondes, la Grande Ourse ne dit rien, révisant ses options en tentant d’analyser les risques. Peu importe son choix, il y en aurait, c’était inévitable, mais il était sensé de sa part de travailler avec le groupe qui, depuis le début, avait tout fait pour se faire entendre sans briser de loi, si c’était ce qu’il souhaitait encourager. Mais ça ne rendrait pas la tâche plus facile…

-Je vais devoir te quitter, je suis débordé ces jours-ci. Enfin, encore plus que d’habitude.

-C’correct, tu m’as déjà sauvé pas mal de trouble. Merci, Ben.

-Tout le plaisir est pour moi.

Le reste de la soirée fut tranquille pour Théo, à sa manière : après être sorti pour une brève heure le temps de se trouver quelque chose à manger, récupérer tous les journaux sur lesquels il pouvait mettre la main et cacher son téléphone ailleurs que dans l’hôtel, le Saint s’était enfermé dans sa chambre et était resté debout jusqu’aux petites heures du matin pour apprendre tout ce qu’il y avait à apprendre sur MEGA, les manifestants légaux, l’historique des conflits liés aux deux groupes en Égypte et la réponse du gouvernement. En plus du téléphone « d’urgence » qu’il avait utilisé pour appeler Ben, il avait aussi apporté son téléphone personnel, et il avait bien fait de le garder pas loin : si les médias faisaient un boulot décent pour présenter une version objective des faits, l’Internet débordait d’information sur les deux groupes. Si les manifestants —qui avaient nommé leur mouvement Terre Pour Tous, les dieux soient loués ils avaient un nom— faisaient des pieds et des mains pour travailler avec les journalistes et publier des chroniques ne risquant pas d’être censurées par le gouvernement, MEGA ne s’était pas embarrassé d’une telle prudence et avait basé sa propre campagne sur une réponse agressive et de mauvaise foi sur les médias sociaux. Ce n’était rien de vraiment étonnant, et Théo se doutait bien que malgré leurs efforts, plusieurs des articles écrits par TPT n’étaient plus disponible, mais tout laissait une trace, et à partir de ses trouvailles il pouvait recréer une chronologie presque complète des événements et planifier sa propre réponse.

Pour la Grande Ourse, c’était la soirée idéale. Mieux valait se garder occupé au point de ne pas dormir que de passer la nuit à s’inquiéter pour tout et rien et se retrouver paralysé par la peur. Au moins, dans le premier cas, son insomnie était productive.

Le tout n’était pas sans conséquences, cependant. Le lendemain matin, ce fut un Théo complètement assommé qui reçu un message du Sanctuaire avec de nouvelles instructions et plus important, de nouvelles coordonnées. Apparemment, quelqu’un d’autre allait se joindre à lui, un certain Enzo, et sa nouvelle mission pour le moment allait être de le mettre à niveau sur ce qu’il savait et l’inclure dans ses prochaines interventions. Pour ses initiatives personnelles, il n’avait pas encore décidé. La confiance était une denrée rare même parmi les Saints. Ses recherches dans une mallette, son armure en sécurité dans la chambre d’hôtel, le Québécois héla un taxi et se laissa porter jusqu’au lieu du rendez-vous.

Il ne lui fallu pas beaucoup de temps pour repérer son collègue, déguisé pour l’occasion et presque subtil si ce n’était pas de l’énorme boîte qu’il gardait à ses côtés. Cacher une armure était rarement facile, et Théo se doutait même que sa propre armure n’allait pas aimer se retrouver séparée de son porteur, mais c’était tant pis pour elle. Sans aucune cérémonie, le Québécois zyeuta le journal que le Saint était en train de lire, puis s’écrasa lourdement sur la chaise face à lui.

-Cool, t’as déjà commencé. Ah, pis ouin, salut, moi c’est Théo, mais ça tu l’savais déjà.

Le soldat horriblement cerné après sa nuit blanche tendit la main pour qu’Enzo puisse la serrer, puis se dépêcha de commander un café le plus fort et au plus gros format possible. Il allait en avoir besoin. En attendant que sa commande arrive, il en profita pour ouvrir sa mallette et déposer une énorme pile de document sur la table, en passant bien près de tout échapper. Vu la mission initiale, Enzo devait être un Chevalier de Bronze comme lui, alors il allait lui manquer beaucoup d'information.

-Bon, tu tombes ben, j’ai pris l’temps de faire ma p’tite recherche, faque on a un portrait complet d’la situation. Ou presque, la police m’a pas rappelé pour l’interrogation mais c’est correct. OK, j’ai une pile pour la chronologie des événements, ici j’ai les profils des membres les plus actifs pis des sommaires des différentes organisations concernées, pis là j’ai les rapports de police et les initiatives gouvernementales. J’peux répondre aux questions mais j’veux mon café avant, la nuit a été longue.

Une fois sa chaotique présentation terminée, Théo semblait déjà un peu plus calme, comme s’il se réveillait après un rêve agité. Toute cette recherche était restée sur sa conscience si longtemps, ça ne pouvait que lui faire du bien d’enfin la laisser sortir un peu… et au moins, son contact était intéressé, alors il pouvait maintenant affirmer qu’il n’avait pas fait ça pour rien. Son café arriva et il y ajouta quelques sachets de sucre avant d’en prendre plusieurs grandes gorgées. Voilà qui était mieux. En attendant que la caféine fasse son effet, le Québécois sortit de petites lunettes de lecture de la poche de sa combinaison et les colla sur son nez, prêt à relire ses documents. Il n’en avait pas vraiment besoin, c’était juste pour aider. Il voyait très bien sans. C’était juste sa nuit blanche qui fatiguait sa vue, et surtout pas son âge. Surtout pas.

-Ah, oui, l’interrogatoire. On a fait ça hier après l’intervention de Boulaq, c’est quasiment juste pour ça que chuis là. La police avait reçu des informations comme quoi y avait des gens affiliés à MEGA qui se cachaient là, pis ils voulaient du support éveillé avant de frapper, mais soit l’info a fuité avant qu’on arrive, soit ils se sont préparés ben, ben vite pour se défendre. En tout cas, on a ramassé trois gars avant que la vraie visite débarque…

La Grande Ourse sortit une simple feuille de papier de son tas de dossier et la glissa devant son collègue. Il y avait peu d’information dessus, et la photo en noir et blanc d’un adolescent avait été collée dans un coin.

-Mohammed Mostafa. Pas affilié à MEGA depuis trop longtemps, y était clairement pas très expérimenté, mais la police l’interroge en ce moment pour lui faire révéler tout c’qui sait. J’ai pas été invité, mais… de c’que j’ai pu trouver en ligne, y avait l’air normal jusqu’au combat de Reagan pis la fille des Gémeaux. Après ça, y a une p’tite période de temps où y s’contente de bitcher sur Twitter, mais après une semaine ou deux, plus rien. C’que j’ai en ce moment, c’est juste des archives, tous ses comptes sont privés maintenant, faque ça, ça me dit qu’y avait ben des proches qui étaient pas d’accord avec ce qu’il faisait.

Toujours le même scénario… Théo avait fait de brèves recherches pour retrouver la famille de l’adolescent et confirmer ses doutes, mais n’avait rien trouvé. Ça ne lui servait pas à grand-chose, de toute façon…

-Si tu r’gardes les articles et les profils des gens de MEGA, c’est tout l’temps la même chose. Ces esti-là ils ont encouragé Reagan depuis le début, pas parce qu’ils l’aiment plus qu’un autre mais juste parce qu’ils cherchaient une excuse pour commencer à brasser la marde. Terre pour Tous, c’est différent, ils ont paniqué après l’explosion de la Palestre. Soudainement ça donnait pas très envie d’être sous notre protection, mettons, faque ils ont commencé à faire des demandes au gouvernement pis à essayer de rallier plus de monde à leur cause. On aurait été aux États-Unis ou une place de même, ça aurait peut-être marché, mais l’gouvernement aime pas se faire dire quoi faire pis avant de venir ici, même moi je savais pas qu’ils existaient.

Ce n’était qu’une hypothèse, mais Théo se doutait que Mohammed avait été affilié à Terre pour Tous pendant un temps, avant de se joindre à MEGA par frustration.

-Pis y a autre chose. Quand on a arrêté Mostafa, y avait un carnet avec une liste de nom sur lui. Pendant un temps, j’ai cru que c’était une liste de cibles ou de victimes, mais ça marchait juste pas. Pis là j’pense que je l’ai figuré : c’est une liste de faux noms. MEGA doit préparer quelque chose de gros à l’international, faque le pauvre gars doit pas avoir envie d’être un extrémiste qui s’appelle « Mohammed » quand ça va arriver.

Est-ce que c’était ça, prendre goût au pouvoir? Lorsque Théo avait accepté de rencontrer le représentant du Sanctuaire, il s’était attendu à quelqu’un qui écouterait son rapport et accepterait ses recommandations, pas à un petit malin condescendant qui ne comprenait pas la situation, et il peinait à masquer son agacement. Et puis merde, Chevalier de Bronze ou non, il était clairement plus âgé et expérimenté, alors pourquoi ce gars ne le prenait-il pas au sérieux quand il lui expliquait ce qui s’était passé?

-Quelque chose comme ça. On s’attendait à d’la résistance, mais y étaient pas censés savoir que j’allais être là, faque l’attaque d’éveillé a pris par surprise. Si on peut appeler ça une attaque. Mostafa était juste… sur une échelle de 1 à 5, j’lui donnerais un 2 pis je s’rais, genre, un 3. J’étais pas en danger, mais c’était pas ça le but non plus. Y avait des gens qui filmaient, y voulaient juste me surprendre en train de tabasser un civil.

Il était passé si près de commettre une erreur… évidemment que des voyous comme celui qu’il avait arrêté n’allaient pas se battre à la loyale, ils voulaient juste le discréditer et tant pis si Mohammed devait y passer pour y arriver. Tant pis si, pour une seule victoire, des dizaines de civils devaient finir blessés.

La Grande Ourse n’aimait pas du tout ce que Enzo impliquait, autant par son évaluation des forces de MEGA que son résumé de la situation. Est-ce qu’il le blâmait pour l’altercation de Boulaq? D’un geste lent, le Québécois déposa sa paperasse sur la table et toisa son collègue d’un regard sévère.

-T’es en train d’me dire que j’ai plus rien à faire icitte? Que le Sanctuaire a plus rien à faire icitte?

Ça semblait presque absurde, et pourtant il ne voyait pas d’autres conclusions. Une poignée d’arrestations, des informations laissant croire que la situation allait prendre de l’expansion, et il se faisait dire que ce n’était pas une menace pour eux? De quelle planète venait ce gars s’il ne pouvait pas comprendre que c’était ça, l’espoir que recherchait MEGA?
Suivre les ordres était toujours plus simples. Personne n’allait lui en vouloir s’il ne faisait que ça. Mais après tout ce qu’il avait vu et vécu, après avoir pris ce passage forcé dans les forces d’Athéna comme l’occasion d’aider un peu le monde, Théo ne pouvait qu’être extrêmement déçu. Être ce genre de soldat ne lui tentait plus du tout...

- Est-ce que c’que tu viens d’me dire là est la réponse officielle du Sanctuaire aux événements? Si la presse m’appelle dans cinq minutes pour me demander comment j’pense gérer la situation, au nom d’Athéna pis tous les Saints, est-ce que c’est ça que j’leur répond?

D’un geste, Théo fit signe au serveur de lui apporter un autre café, puis écouta son confrère en se massant les tempes. Son armure commençait à faire des siennes et il pouvait la sentir s’agiter loin de lui, sans doute affectée par la présence d’un autre cosmos… ou d’un danger éminent. C’était à se demander si elle était capable de faire la différence… mais peu importe, après ce petit désaccord avec Enzo, le soldat avait de la difficulté à rester concentrer. Signe qu’en effet, il était temps de soit se calmer un peu, soit d’aller se chercher un peu d’action.

Au moins un bon signe, selon Enzo le Sanctuaire n’avait pas encore pris de décision quand à la marche à suivre, la Grande Ourse avait donc encore assez de liberté pour continuer le travail à sa manière. Mais qu’allait-il se passer dans le futur, quand il n’aurait peut-être pas de chance de plaider sa cause? Une chose à la fois, et il n’allait pas s’aider en se créant une mauvaise réputation.

-C’est p’t’être ça notre seul avantage, mais MEGA va continuer d’envoyer du monde après moi tant que j’serai ici. On pourrait juste être patients pis les laisser s’épuiser, mais c’est pas facile. Ils veulent pas juste me tuer, ils en ont pas besoin… ils veulent juste que j’fasse une erreur. Dommage collatéral, violence pas justifiée, des affaires de même…

Évidemment, c’était sur lui que ça tombait. C’était peut-être mieux comme ça, il ne pouvait imaginer un de ses plus jeunes confrères avec une fraction de son expérience en la matière, mais ça ne voulait pas dire qu’il avait envie de se retrouver avec ce fardeau. Encore.

-Pour l’instant, le plan c’est d’regagner la confiance du monde en Égypte… mais surtout d’Terre pour Tous. Si on l’fait correctement, on peut dissuader du monde de s’battre pis s’concentrer sur les vrais brasseurs de marde. Mais j’vais pas l’cacher, ça va être long. Très, très long.

Pour s’assurer que le problème ne refasse jamais surface, pour être certains que MEGA ne puisse pas trouver son public dans d’autres villes, pour être seulement capable de souhaiter de faire disparaître MEGA, il ne fallait pas de puissance divine ou la volonté de se relever après mille combats. Non, il allait falloir quelque chose que le Sanctuaire n’apprenait pas très bien à ses soldats, quelque chose que même Théo n’avait pas encore tout à fait maitrisé : de la patience.