Un étrange silence régnait sur l’Île, au retour de Ntikuma.

Il y avait les murmures des passants et le bruit des vagues, comme toujours. Le volcan grondait au loin, un peu plus fort qu’à l’accoutumé, et des goélands hurlaient au dessus des nuages gris. C’était toujours les mêmes sons. Mais le petit être ne les avait jamais écoutés avec autant d’attention. Il ne savait pas trop ce qu’il cherchait, mais il ressentait le besoin de s’assurer que tout allait bien, qu’un semblant de paix régnait sur le village de Misery après tout ce qui s’était passé. Tout semblait bien aller, autant que possible. Le calme avant la tempête, peut-être, mais depuis le départ de Reagan et de ses punks, le calme devait simplement sembler trop beau pour être vrai.
En réalisant ce qui était en train de se passer, l’Araignée eut un frisson. Elle prenait le pouls de l’Île. La proposition de Noah lui trottait encore dans la tête, et elle la considérait encore sérieusement.

En secouant la tête, l’artisan se mit en route vers Misery avec l’intention de se trouver quelque chose à manger. C’était trop tôt pour décider, il fallait se donner un peu de temps pour réfléchir et ensuite il saurait mieux quoi faire. Pour son plus grand bonheur, Matsuda était sur place, et il fonça vers son interprète en agitant les bras de bonheur.

-Ntikuma! Eh ben, vous êtes de bonne humeur, je suppose que ça s’est bien passé à New York?

Il hocha la tête, mais le Japonais pu tout de suite voir que quelque chose n’allait pas chez son patron. Avant qu’il ne puisse demander, un grand fracas les fit sursauter, Ntikuma redressa la tête comme un chat en sentant la présence d’un cosmos étranger près du port, et ils observèrent avec désarroi une maison en construction voler en éclat.

-Oh non, pas encore…

D’un geste sec, l’Ashanti ordonna à son employé d’aller aider les villageois, puis fila vers la source de l’attaque. Sur place, une autre vision inquiétante l’attendait : plusieurs guerriers non éveillés du village inconscients au sol à la lisière d’un mince brouillard. À l’odeur, le petit être reconnu que ce n’était pas un phénomène ordinaire, mais pas assez puissant pour blesser sérieusement les imprudents qui avaient tenté d’y entrer. Sa faible constitution allait lui permettre de résister aux effets du poison un peu plus longtemps, mais sans plus, à moins qu’il n’utilise son cosmos pour en affaiblir les effets encore plus. En prenant une grande inspiration, il invoqua quelques arabesques de lumière et traversa la barrière blanche.

Son pouvoir le guida, telle une nuée de feux follets, vers la source du phénomène et annonça sa présence à l’intruse. La puissance dégagée par la silhouette rouge était impressionnante, surtout pour un être aussi frêle, mais elle n’était ni écrasante, ni hostile, au contraire. Il se forçait d’émettre la même influence sereine qu’il avait exercée sur Reagan dans la prison du Sanctuaire, pour garder la situation calme. Il pouvait voir une silhouette, féminine de toute évidence, et une autre étrange forme à ses côtés, qu’il ne pouvait pas reconnaître…

Lorsque la jeune femme se présenta et lui montra la raison de sa visite, Ntikuma sentit un long frisson parcourir son dos et son cosmos se dissipa sous le choc, le camouflant derrière le brouillard blanc et ne laissant paraître que sa silhouette floue. Juste devant lui, plantée solidement sur un piquet de bois, se trouvait la tête de Reagan, couverte de sang, la mâchoire pendante et la peau d’un gris foncé… Si ce n’était pas du poison, les mouches s’en seraient déjà mêlées, ce n’était pas difficile de voir que l’Oiseau du Paradis était mort depuis un petit bout de temps déjà. Et de ce que l’Ombre lui disait, il avait fait beaucoup de ravage avant de tomber. En retenant son souffle, le petit être s’approcha encore plus, tendit la main vers la tête, mais s’arrêta à la dernière seconde.

Alors voilà. Reagan était mort. Sa quête était terminée, il avait tenu sa promesse, et par sa faute la paix semblait plus hors de portée que jamais.

Un violent étourdissement fit perdre l’équilibre à Ntikuma, dont le corps frêle fit prit d’une quinte de toux alors que le poison atteignit enfin ses poumons. Dans sa surprise, il avait oublié de se protéger avec son cosmos. Un geste et une nouvelle protection chatoyante vint le recouvrir, mais il fit signe à la dénommée Mélya qu’il ne pourrait pas tenir longtemps dans le brouillard. Il agita une main devant sa gorge, puis la bouche de son masque de bois, pour indiquer son mutisme, puis pointa vers le village et traça quelques lettres de cosmos devant lui.

« Interprète »

Si elle avait d’autres questions, l’Araignée ferait de son mieux pour y répondre, mais dans peu de temps elle risquait de finir comme les autres villageois. Mais elle pouvait répondre à sa première question, par bonne foi pour lui prouver sa coopération, et simplement parce que la réponse risquait de grandement l’intéresser. Après tout, si elle demandait maintenant, c’était parce qu’elle ne savait absolument rien. Une bien étrange ignorance, lorsque couplée à de telles menaces… D’un geste solennel, le forgeron traça d’autres lettres devant lui et les illumina d’un rouge violent.

« Yasuha »

Quelque chose avait profondément choqué la jeune femme suite à la révélation de Ntikuma, ça se voyait d’abord dans son visage et sa posture, puis dans la montée de puissance de son brouillard toxique, contre lequel le petit être dut déployer beaucoup plus de puissance que nécessaire pour se protéger. Un jour, il allait devoir apprendre à mieux se défendre… Surtout, ne pas regarder la tête, ne pas penser à quelque chose qui pourrait le déconcentrer… et ne rien faire qui pourrait donner raison à l’Ombre de passer à l’attaque. Vu son attitude, si elle voulait vraiment détruire l’Île elle n’aurait pas attendu une bonne raison pour le faire, mais en sachant qui l’envoyait et ce qui avait déjà été tenté au Sanctuaire, il fallait encore s’attendre à une ruse quelconque…

Comme plusieurs autres, elle cherchait un coupable. La pièce manquante d’un puzzle. Elle n’était pas la seule, l’Ashanti avait aussi longuement cherché, mais il n’y avait plus rien à trouver. Autant bien chercher l’éclair responsable d’un feu de forêt ; même si une telle chose était possible, à quoi bon? Reagan n’avait réussi qu’à se punir lui-même, et leur énergie était mieux dépensée ailleurs…

Alors que le forgeron allait lui répondre du mieux qu’il pouvait, vu les circonstances, il remarqua pour la première fois le petit animal interposé entre les deux, et il perdit un peu de sa contenance. Avait-elle vraiment emmené un animal avec elle dans son nuage de poison? Il semblait le prendre mieux que lui, mais après quelques secondes le brouillard se dissipa et les villageois affectés se réveillèrent, peu contents de leur sommeil forcé. L’attention de Ntikuma était ailleurs, pourtant, vu que le bébé renard était venu prendre place à côté de lui, un peu comme pour le supporter. Tout de suite, il oublia qu’il était en train de discuter avec une dangereuse éveillée et s’accroupit pour être à la hauteur de l’animal, grattant ses oreilles et caressant le bout de son museau, avec une attention toute particulière à la couleur de sa fourrure et comment elle bougeait à la moindre brise. Une fois qu’il eut suffisamment d’information récoltée, le petit être agita la main et matérialisa une copie lumineuse du renardeau, identique en tout point si ce n’était que de la couleur simplifiée, qui copiait les mouvements de l’original à quelques détails près. Après tout, il n’avait eu que quelques secondes pour l’observer…

-NTIKUMA!

Matsuda, son interprète depuis son arrivé sur l’Île, arriva en trombe et releva brusquement le mercenaire, brisant sa concentration et dissipant le renard lumineux, prêt à pousser son patron derrière lui pour le protéger.

-Elle vous a rien fait? Vous êtes pas blessé? Qu’est-ce qui… oh…

Il venait d’apercevoir la tête de Reagan. Après lui avoir brièvement expliqué ce qui s’était passé, Ntikuma lui relaya la dernière question de Mélya, et ils prirent quelques secondes pour se concerter avant de répondre.

-Il y avait la bande à Blueman. Trentaine de punks, avec des couleurs à la Power Rangers, pires vermines de l’Île, mais ils sont partis avec lui, alors nous supposons qu’ils étaient parmi les premiers morts. Et les autres…

Matsuda haussa les épaules.

-C’est tout. Il n’y en a pas d’autres.

Death Queen Island n’avait jamais été aussi tranquille depuis le départ du groupe. Ceux qui avaient attaqué des enfants et terrorisé des innocents pendant des années sans être dérangé, seulement pour y être encouragé avec la monté au pouvoir de Reagan, et plutôt que de se battre pour remplir ce vide de pouvoir, les villageois en avaient plutôt profité pour respirer un peu. Difficile de dire s’il n’y en avait pas quelques uns qui voulaient encore y croire, qui croyaient que cette souffrance en valait la peine si leurs ennemis devaient le recevoir au centuple, mais tous ne pensait pas ainsi.
Cela ne laissait, vraiment, que Ntikuma. Mais ce dernier haussa les épaules à son tour sans rien ajouter, et se prépara plutôt à répondre aux prochaines questions de Mélya. Peut-être qu’avec un peu de patience, tout le monde éveillé allait peut-être finir par connaître l’histoire. D’un simple geste, la silhouette rouge traça quelques nouvelles lettres.

« Collègue »

Et pour qu’elle comprenne bien ses propos, l’Araignée tapota son armure noire, accrochée solidement sur son dos. Que penserait leur invitée, en apprenant qu’une de ses collègues avait déjà porté une autre armure? Lentement, pour bien laisser le temps à Matsuda de traduire ses propos, il expliqua un peu mieux ce qui s’était passé.

-Yasuha et Reagan ont participé à une mission ensemble pour le compte d’Eris. On ne saura jamais ce qui s’est vraiment passé, mais Yasuha n’a apparemment pas respecté certains termes de la mission et par la suite n’est plus jamais revenue sur l’Île. Reagan était furieux, et depuis il n’a jamais cessé de la pourchasser.

Deux simples signes. Un doigt pointé vers la jeune femme, puis un pouce levé qui effectua quelques ronds devant son torse.

Matsuda aurait bien demandé ce qui passait par la tête de son patron, et tant pis pour la dignité, mais devant la nouvelle explosion de cosmos de l’Ombre, il préféra se cacher derrière son petit maître, qui prépara lui-même son cosmos pour les protéger en cas d’attaque. Bien fait pour lui, après avoir lâché une information aussi cruciale et provoqué leur invitée déjà instable, il pensait vraiment qu’il aurait vraiment sa coopération en lui demandant « est-ce que ça va? » Bon, au moins il avait sa réponse, c’était évident qu’elle avait une case en moins, mais Ntikuma n’était pas satisfait. Sans broncher, le petit être l’observa déployer un nouveau nuage de poison, encore plus puissant, puis l’écouta attentivement expliquer que celui-ci tuerait qui que ce soit l’approchant. Aucune réaction, cependant. Toujours immobile, il la laissa faire. Si ça pouvait l’aider à se calmer…
Et une fois cela fait, elle annonça son départ. L’Araignée la regarda s’éloigner, analysant toutes ses options, puis fit signe à son interprète d’approcher. Reagan avait fait beaucoup de dommage à Ubar, Mélya voulait rendre la pareille à l’Île, mais comprenait-elle ce que ça signifiait? Voyait-elle dans quoi elle s’était embarquée?

-Il… Il a failli être votre collègue à vous aussi, vous savez. Eris ne l’a pas engagé pour rien la première fois.

Et elle avait ses cibles préférées. Émotionnels, destructeurs, cherchant à prouver leur force… mais si, si vulnérables… Des faiblesses communes à bien des éveillés. Voyait-elle la ressemblance?

-Prenez-soin de vous.

Une fois l’Ombre de retour sur le bateau qui la ramènerait chez elle, Ntikuma reporta son attention sur la tête de Reagan, cachée de nouveau derrière le brouillard cosmique. Il allait falloir mettre une barrière, ou un ruban, pour empêcher les villageois de trop approcher. De toute évidence, elle refusait de comprendre qu’elle ne punissait pas les bonnes personnes, en choisissant de s’en prendre à Misery…
Ou peut-être qu’au final, elle avait réussi à punir la seule personne qui se sentait encore responsable.
D’un simple geste de la main, le forgeron fit apparaître une barricade de bois autour du nuage. Après quelques heures, la puissance du nuage cosmique aurait suffisamment diminué pour qu’il puisse tenter de le faire disparaître. Et après? Devrait-il laisser la tête là, pour laisser à tout le monde la chance de faire leurs « adieux »? Même si c’était Reagan, même après tout ce qu’il avait fait, ça semblait trop cruel.
Peut-être qu’ils méritaient tous mieux, pour une fois.