Seigneur Noir de l'Araignée.

Quand le titre lui avait été offert, un esprit plus naïf y aurait vu une opportunité d'accumuler plus de pouvoir, plus d'influence, plus de tout. Après tous les remous causés par Reagan et les tentatives de l'arrêter, il aurait pu croire qu'enfin, quelqu'un avait prêté oreille à ses inquiétudes et lui donnait la chance de faire un peu de bien dans le monde.
Ntikuma n'était pas naïf. Toute cette autorité dont il n'avait pas besoin venait au prix de sa sécurité et, plus important, sa liberté. Il ne passait plus du tout de temps au Laboratoire des Alchimistes, tout son temps était passé sur la route, dans des bureaux ou sur un plateau de tournage à faire le pitre devant des milliers de spectateurs et, parfois, les émerveiller avec une démonstration de cosmos. Les bénéfices qu'il en tirait lui avait semblé sans intérêt, qu'est-ce qu'il était censé faire de tous ces assistants à qui il ne faisait pas confiance, de tout cet argent dont il n'avait pas besoin? Tout cela n'était qu'un fardeau, des cadeaux empoisonnés pour le surveiller et le traquer qui se retourneraient contre lui à la moindre erreur. C'était ce que le titre signifiait vraiment : une cible dans son dos, mille et une façons de le faire disparaître s'il devait embêter plus fort que lui à nouveau.

Et pourtant, il avait accepté.

Ce n'était pas que du négatif, évidemment. L'Ashanti aimait avoir la chance de parler à plus de gens et entendre leurs histoires, l'argent gagnée servait à aider ceux dans le besoin de façon plus concrète. Mais pour en arriver là, il fallait jouer les marionnettes pour l'Ordre et répéter leur propagande avec le sourire. Leur emprise sur le petit être semblait inévitable.

C'était, du moins, jusqu'à ce qu'un autre Seigneur Noir ne vienne un jour lui demander de l'aide.

Chacun des autres dirigeants de l'Ordre avait des intérêts dans d'autres compagnies ou même des gouvernements partout dans le monde, mais la moindre fluctuation pouvait faiblir leur poigne et leur coûter cher s'ils n'étaient pas prudent. Quand cela arrivait, ils pouvaient dépenser des millions en marketing et avocats pour se remettre sur le droit chemin... ou ils pouvaient demander une faveur au petit forgeron qui faisait tourner les têtes à la télé et sur les réseaux sociaux. Ntikuma était charismatique et assez inoffensif pour pouvoir dire à peu près n'importe quoi et ça passerait sans choquer personne. Sa popularité auprès du public avait fait de l'Araignée un des plus puissant membre de l'Ordre et, plus dangereux encore, un des plus indispensables. Ce n'était qu'une façade, au fond, et tous le savait, mais pourtant... après un conflit ou une tentative de sabotage de trop, même le Seigneur Noir le plus endurci pouvait avoir besoin du support de quelqu'un avec un peu d'empathie.

Et il ne demandait rien en retour. Juste quelques informations.

...

Une simple lettre apparut un jour sous les portes de Zhihao et Gorislava, presque comme par magie. Le contenu était plus que simple : une date, une heure et une adresse —le Laboratoire. Enfin, Ntikuma prenait le temps de rentrer à la maison et il avait beaucoup de chose dont il voulait discuter avec les deux mercenaires qui étaient intervenu en Égypte pendant l'éveil d'Anubis.
Et puis, il avait hâte de voir comment Zhihao se portait. Peut-être qu'il pourrait cuisiner, pour l'occasion.

Si Zhihao pensait à l'origine qu'il était possible de travailler avec les Seigneurs Noirs, ce n'était certainement plus le cas maintenant. Si encore il ne s'était agi que des événements en Egypte, cela n'aurait pas suffi à la mener à cette conclusion. Oui, les choses avaient dégénéré plusieurs fois, la situation débordant complètement des paramètres initiaux de leur mission, et aucun des pontes de la Confrérie n'avait jugé bon de venir leur prêter main-forte, préférant laisser l'asiatique et la moldave prendre tous les risques, mais elle aurait pu s'en accommoder. Ce dont elle s'accommodait moins, c'était ce qui était arrivé ensuite : tout d'abord et alors même qu'ils leur avaient ordonné de poursuivre leur quête au lieu de se replier dans l'objectif de redorer le blason de la chevalerie noire après l'affaire Reagan, les Seigneurs Noirs avaient complètement échoué à capitaliser sur la réussite de la mission. Leur plan échafaudé à la hâte n'avait pas été suivi d'effets sur le plan des relations publiques, et le fruit des efforts de la Boussole et du Fourneau avait été gaspillé.

Cela n'était cependant qu'un prélude à ce qui l'attendait après son retour à Death Queen Island. Ayant remarqué à quel point les conditions de vie sur l'île étaient déplorables pour ceux qui ne faisaient pas partie d'une minorité de privilégiés – la petite ville de Misery portait bien son nom –, elle y avait vu l'opportunité de démontrer son utilité d'une autre manière, puisque contrairement à la grande majorité des porteurs d'armure noire, ses talents s'étendaient au-delà de la simple violence. Elle avait commencé par prodiguer des soins médicaux et distribuer des médicaments qu'elle avait synthétisés elle-même, puis s'était attelée à d'autres projets plus ambitieux, dont la construction d'une petite centrale géothermique qui ferait également office d'usine de dessalement de l'eau de mer...

La Boussole s'était alors heurtée à un nombre franchement impressionnant d'obstacles. Tout d'abord, elle avait pu confirmer que les membres de la Confrérie avaient élevé la pratique du racket et de l'extorsion au rang d'art, plus encore que les mafieux auxquels elle avait précédemment eu affaire. Taxes inventées de toutes pièces qui n'avaient d'autre but que de remplir les poches de ceux qui les percevaient au lieu de servir à financer de quelconques services publics, frais administratifs pour obtenir des permis qui n'avaient pas lieu d'être sur une île sans lois ni zonages, pots de vin, dessous de tables et autres bakchichs en tout genre...

Et puis il y avait également eu les tentatives de récupération et les oppositions plus directes. Quoi qu'elle fasse, où qu'elle le fasse, il semblait que l'électrokinésiste était toujours sur le territoire d'un Seigneur Noir ou d'un autre, voire même de plusieurs en même temps, dont les envoyés se disputaient ou se battaient entre eux lorsqu'ils venaient l'importuner au même moment. Certains voulaient l'empêcher d'agir, par le sabotage, l'intimidation ou même des attaques et tentatives d'assassinat dirigées contre sa personne. Ils avaient peur que ce qu'elle faisait puisse bénéficier à leurs rivaux, et étaient prêts à se priver eux-mêmes d'un avantage du moment que leurs ennemis ne pouvaient pas en profiter non plus, l'amenant à se demander s'il ne faudrait pas renommer l'endroit « Crab Bucket Island » pour plus de réalisme. D'autres, à peine moins bas du front, voulaient qu'elle travaille uniquement pour eux, ou qu'elle le fasse en chantant les louanges de leur patron, mais sans offrir quoi que ce soit en échange. Typique ça, personne ne voulait lever le petit doigt pour améliorer les choses mais dès que quelqu'un d'autre se dévouait pour le faire, tout le monde voulait s'arroger le mérite.

Zhihao avait fait de son mieux pour poursuivre sa tâche et conserver son indépendance malgré tous ces désagréments, mais cela n'avait pas été facile. Elle avait dû se débarrasser de quelques emmerdeurs qui étaient allés trop loin, saisissant même l'occasion de rejouer en public une célèbre scène du premier Indiana Jones avec un spécimen particulièrement irritant. Elle avait cependant fait attention à ne pas pousser les choses trop loin, car si personne sur l'île ne respectait ceux qui courbaient toujours l'échine, il fallait également éviter d'attirer sur soi le courroux des éveillés les plus puissants de leur faction. Un équilibre pour le moins délicat à maintenir, mais l'asiatique pensait ne pas s'être trop mal débrouillée jusqu'ici.

Quoi qu'il en soit, des semaines à ce régime avaient fini par la convaincre qu'Adam était l'exception parmi les Seigneurs Noirs plutôt que la règle, et elle n'avait pas pu avancer autant qu'elle l'aurait voulu. Ce n'était toutefois pas un problème, car elle n'était pas naïve et avait ourdi son plan en anticipant cette possibilité : que ses actions humanitaires réussissent ou échouent, elle serait gagnante. Les soudards à la solde de ce qui passait pour le gouvernement de l'île l'avaient peut-être bridée dans son élan, pressés qu'ils étaient de garder la populace non-éveillée dans la fange afin que leur propre existence ait l'air moins misérable par comparaison – une forme de cruauté moins flagrante que celle de l'Oiseau de Paradis, mais tout aussi mesquine –, sauf que maintenant, une bonne partie de ladite populace lui mangeait métaphoriquement et parfois littéralement dans la main. Démagogie 101 : elle était celle qui voulait apporter des solutions à leurs problèmes, et en était empêchée par les sbires de leurs indignes dirigeants ; résultat, les laissés pour compte de l'île étaient de plus en plus nombreux à lui apporter clandestinement leur soutien, et elle commençait à se constituer un solide réseau de renseignement, aidée en cela par l'indiscipline chronique d'une bonne partie de la chevalerie noire, qui n'avait jamais dû entendre parler du concept de sécurité opérationnelle.

Mais il restait encore un dernier Seigneur Noir avec qui il devait être possible de travailler. Celui-ci était poli en tout cas, se dit-elle en arrivant au Laboratoire des Alchimistes, à la date et à l'heure spécifiées dans la lettre qu'elle avait un jour retrouvée glissée sous sa porte en revenant d'une rencontre avec l'un de ses informateurs. Cela faisait un moment qu'elle n'était plus revenue ici ; elle y était passée en vitesse pour faire réparer son armure à son retour d'Egypte, mais entre l'absence de Ntikuma et le fait que les autres forgerons étaient tout aussi occupés qu'elle – la visite d'une certaine Ombre et le cadeau macabre qu'elle avait laissé derrière elle avaient donné un coup de pied dans la fourmilière –, elle n'avait guère eu l'occasion de rendre une visite de courtoisie.

« Ntikuma ? C'est moi, Zhihao, je suis venue comme vous l'avez demandé. » s'annonça-t-elle tout en toquant à la porte, non sans s'être d'abord servie de son électroperception pour s'assurer que personne n'était en train de la surveiller et qu'elle n'allait pas non plus se jeter la tête la première dans une embuscade. Une rencontre surprise avec un détraqué culturiste lui avait largement suffi, merci bien. Et à propos de surprise, elle avait ramené quelques cadeaux pour fêter leurs retrouvailles.

Après son aventure en Égypte et avoir longuement conversé avec son mentor, Gorislava était retournée auprès de sa famille, installée à Prague. Quand elle posa le pied sur le parvis de l'aéroport, elle fut chaleureusement accueillie par sa frangine, Mileva, ainsi que par son beau-frère, Jakub, qui préférait sagement garder ses distances. Il fallait dire que la rouquine n'avait jamais caché son hostilité envers sa personne, ce qui l'avait quelque peu dissuadé de chercher à se rapprocher d'elle, du moins pour le moment. Toutefois, à sa grande surprise, le journaliste ne reçut aucune remarque désobligeante ou même passive-agressive de la part de sa belle-sœur, juste de molles salutations. Comme quoi, une bonne raclée pouvait faire des miracles et forcer les gens à devenir plus aimables ! Néanmoins, contempler le visage contusionné et abattu du Fourneau ne lui évoqua aucune joie mauvaise, tant son expression dévastée était absolument déprimante. Seule la vision du petit Jarek arracha à Gorislava un semblant de sourire, même si celui-ci s'effaça tout aussitôt, comme s'il n'avait jamais existé.

Les retrouvailles passées, la jeune mercenaire fut raccompagnée au sein du foyer familial, où elle put reposer ses os meurtris et panser ses blessures, autant physiques que mentales. Durant son séjour de convalescence, elle reprit du service en tant que nounou pour son neveu, ce qui aida grandement à lui changer les idées. Une fois qu'elle fut un peu remise de ses émotions, elle contribua également aux tâches ménagères et se porta volontaire pour s'occuper des courses. Soucieuse de ne pas gêner Jarek alors qu'il préparait encore son prochain reportage en Crimée, elle tâcha de ne pas lui traîner dans les pattes ni de l'antagoniser inutilement comme elle avait jusqu'ici l'habitude. Aucun d'eux n'avait besoin de cela et de toute évidence, le Fourneau n'en avait plus l'énergie... Quelques mois s'écoulèrent ainsi paisiblement, sans que rien ne vienne perturber la quiétude de la vie de famille des Novák.

Néanmoins, une lettre adressée à Gorislava vint troubler cette tranquillité, malgré le fait qu'elle ait expressément demandé à ne pas être dérangée. Le courrier était signé de la main du forgeron en chef de Death Queen Island, un dénommé Ntikuma. Maintenant qu'elle y repensait, la rouquine n'avait jamais pris le temps de faire connaissance avec cet élément pourtant indispensable de la Confrérie Noire. Il fallait avouer que cet étrange individu était d'ordinaire assez difficile à remarquer, tant par sa stature médiocre que par son mutisme. Toutefois, le Fourneau devait également admettre qu'il ne s'était guère beaucoup intéressé à lui, préférant à la place se concentrer sur la marchandise qu'il proposait. Peut-être cette lettre sera-t-elle l'occasion de remédier à ce fâcheux oubli ? Effectivement, l'Araignée invitait dans son courrier Gorislava à retourner au repaire des mercenaires, ceci afin de participer à une réunion en petit comité. La deuxième ne comprenait pas quelle mouche avait piqué le premier pour qu'il décide d'organiser ce genre d'événement à la va-vite, aussi fit-elle preuve de méfiance. Cependant, son ennui et sa curiosité l'emportèrent rapidement sur son hésitation, ce qui la poussa à en parler à sa frangine.

Cette dernière, étonnamment, encouragea sa cadette à rencontrer le patron des alchimistes, non sans lui assurer au préalable qu'il s'agissait bel et bien d'une personne de confiance. Afin d'appuyer son propos, Mileva lui expliqua qu'il était l'un des seuls individus à avoir eu le courage de s'opposer à Reagan, et ce en dépit de son physique frêle et de son inaptitude totale au combat. Certes, cela n'avait guère empêché l'irascible narcissique de commettre maintes atrocités, mais il avait essayé de son mieux de limiter les dégâts et de recoller les morceaux. Une tâche ingrate et accablante, s'il en est, compte tenu de toutes les vies brisées et gâchées que ce monstre bariolé avait laissées dans son sillage. La rouquine apprit également que Ntikuma avait récemment été promu au rang de Seigneur Noir, ce qui lui fit comprendre à quel point elle était en retard au niveau des actualités. Manifestement, il était le seul parmi la crème de l'élite de Death Queen Island à œuvrer activement pour faire de ce satané volcan un endroit plus juste et hospitalier. Associé à sa résistance passée face à la violence et la bêtise, le récit de cet effort méritoire, aussi vain soit-il, força le respect de Gorislava. Cette dernière fut donc convaincue qu'elle devait au moins rendre visite à ce bonhomme, ne serait-ce que pour lui présenter ses hommages.

Le Fourneau ne savait pas ce que lui réserverait cette réunion, mais c'était toujours mieux que de s'encroûter dans une routine trop paisible. Certes, ces vacances avaient réussi à la ressourcer, mais plus elles s'éternisaient, moins il se sentait d'attaque pour retourner au front, ce qui était selon elle pire que tout. Mathilde n'avait eu de cesse de le lui rabâcher : la véritable défaite, ce n'était pas de se prendre une solide dérouillée, c'était de jeter l'éponge par simple frustration, par fainéantise ou par lâcheté. Finalement, Gorislava décida de sauter le pas et de voir de ses propres yeux ce que le forgeron mijotait. Ni une ni deux, elle quitta le domicile familial et se mit en route pour le repaire des renégats, en prenant le premier avion en direction du Pacifique. Elle fit une escale à Bombay et fit le reste du chemin par ses propres moyens, c'est-à-dire en sprintant à vitesse supersonique à travers les océans. Ayant suffisamment d'espace pour se mouvoir à sa guise, le reste du voyage ne lui prit qu'une heure et des poussières, de quoi arriver sur l'île aux alentours de midi. Normalement, la rouquine devrait être à l'avance pour la réunion, ce qui lui permettrait de se familiariser de nouveau avec les environs.

Néanmoins, un détail troublant attira immédiatement son attention lorsqu'elle foula de ses bottes le sol rocailleux de Death Queen Island. En effet, le Fourneau aperçut au bord d'une corniche un piquet avec quelque chose de planté dessus, une vue qui n'avait pourtant rien d'inhabituel en ces contrées. Toutefois, quelque chose clochait et elle ne parvenait pas à mettre le doigt sur quoi exactement. Interloquée, elle se dirigea vers la falaise en question et put finalement comprendre de quoi il en retournait : il s'agissait d'une tête décapitée, embrochée sur un pieu et en état de décomposition avancée. Aucune mouche ni rapace à l'horizon cependant, ce qui était tout particulièrement suspect malgré l'odeur pestilentielle qui se dégageait de la chair nécrosée. Gorislava se serait bien demandée ce qui était à l'origine d'un tel phénomène, mais cela faisait partie du cadet de ses soucis. Elle ne pouvait guère expliquer pourquoi, mais en posant les yeux sur cette tête coupée, elle éprouva un sentiment de nostalgie mêlé à de la mélancolie, comme si elle avait toujours connu le défunt...

Soudain, la rouquine fut tirée de sa réflexion par des bruits de pas venant de derrière elle, accompagnés par un rire gras et mauvais. Agacée par ce manque flagrant de respect, elle se tourna vers le responsable de ces moqueries : un géant de trois mètres de haut, tout en muscles et en graisse. Coiffé tel un clown avec sa chevelure brune bouclée, le colosse était vêtu d'un maillot orange de lutteur professionnel et chaussait des bottes assorties. Son visage boursouflé était déformé en un rictus goguenard et un cigare était coincé entre ses dents tordues. Ses yeux porcins étaient enfoncés dans leurs orbites, tandis que ses arcades sourcilières prononcées et dénuées de pilosité assombrissaient son regard méprisant. Peu impressionné par sa stature imposante, le Fourneau toisa furieusement ce grossier personnage, avant de finalement l'interroger :

"Qu'est-ce qui te fait rire comme ça, grosse baleine ? Ton espérance de vie ?"

"Bwéhéhéhéhé... Désolé, mais quand je te vois comme ça, je peux pas m'en empêcher." répondit le mastodonte, sans se départir de son sourire narquois. "Je veux dire, t'es pas au courant ou quoi ? La tête qu'est plantée devant toi, c'est celle de ce bon vieux Reagan !"

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=f_snrwNCWjQ -BGM

"WHAT ?!"

Gorislava s'en souvenait clairement maintenant : lors de l'expédition en Égypte, une certaine Mélya avait mentionné que suite à son décès, la caboche de l'Oiseau de Paradis avait été ramenée à Death Queen Island puis empalée sur un pieu, afin que tous soient témoins du sort réservé à ceux s'opposant à Éris, la déesse de la discorde. La rouquine dut ainsi se rendre à l'évidence : le récit de l'Ombre de Makhai était donc vrai. Reagan était bel et bien mort et enterré, à l'exception de sa tête tranchée, transformée en un avertissement morbide pour quiconque oserait s'attaquer à Ubar. Tel était le sort pitoyable que méritait un soudard qui avait passé toute sa misérable vie à rabaisser, opprimer, spolier et martyriser son prochain. Durant toute son existence, le catcheur déchu avait cherché à prouver qu'il était l'homme le plus beau, le plus fort et le plus intelligent au monde, mais en voyant ce qu'il restait de lui, on ne pouvait que constater qu'il n'était que peu de chose. Le Fourneau n'avait même plus envie de se réjouir du trépas de son ennemi juré tant cette conclusion était absolument pathétique. A la place, la jeune fille préféra contempler ce à quoi ce scélérat était réduit, dans un silence presque religieux... Du moins, c'était ce qu'elle aurait voulu faire si elle n'avait pas été interrompue par le gros plein de soupe qui se tenait derrière elle.

"Que le puissant et magnifique Reagan est tombé bien bas, n'est-ce pas ?" gloussa le géant, toujours aussi peu disposé à faire preuve de délicatesse. "Comme quoi, ça arrive même aux meilleurs d'entre nous ! T'es pas d'accord... GORISLAVA ?"

"Je ne me rappelle pas t'avoir donné mon nom, toi..." gronda Gorislava, une pointe de nervosité dans sa voix.

"BWAHAHAHAHAHAHAHA ! Tu joues vraiment bien la naïve, dis donc ! Tu devrais pourtant savoir que t'es une vraie célébrité par chez nous ! Tu vis où, dans un trou ? On a pourtant vu ta tronche partout à la télévision et sur les réseaux sociaux, tu sais ! Enfin, "tronche"... plutôt un steak bien saignant, devrais-je dire !"

"... Qu'est-ce que tu me veux ?"

"Rien de bien méchant, ma chérie. Au contraire même, vu que mon patron souhaiterait faire appel à tes services. Tu vois le truc, c'est que grâce à tes exploits, t'es devenue la mercenaire la plus réputée de notre Confrérie ! Si tu acceptais de travailler pour nous, nous pourrions accomplir de grandes choses !"

"Et vous faire un max de blé, right ?"

"Bwéhéhéhéhéhé ! Touché ! Mais je peux t'assurer que de l'oseille, tu vas en palper des tonnes ! Crois-moi, mon patron paye très bien et il sait se montrer généreux avec ses meilleurs éléments."

"Really ?"

La rouquine avait d'excellentes raisons d'être plus que circonspecte face à ces belles promesses. Effectivement, feu son père, dans son désir d'enrichissement rapide, s'était fait rouler dans la farine par les Seigneurs Noirs, qui en avaient ensuite profité pour lui sucer le sang jusqu'à la moelle. Le douloureux souvenir de ce paternel brisé, forcé à rester alité après avoir accumulé d'innombrables blessures en tentant de rembourser ses dettes, ne l'avait jamais quitté malgré toutes ces années. Conscientes du danger qui planait sur le Fourneau, Mileva et Mathilde avaient tout fait pour le détourner de ce funeste destin, hélas sans grand succès. Si Gorislava avait choisi d'emprunter la voie du guerrier, elle avait en revanche la ferme intention de vivre cette pénible existence selon ses propres conditions. Aussi, elle préférait largement mourir sur le champ de bataille plutôt que d'endurer une longue et humiliante agonie, après une vie déplorable faite de vexations, de soumission et d'exploitation. Quant au bouffon adipeux qui lui proposait en ce moment même d'accepter un marché aussi douteux, il aurait mieux fait de garder son offre empoisonnée pour lui. La rouquine avait beau ne pas être une lumière, elle n'était heureusement pas assez stupide pour se laisser embobiner de cette façon.

"C'est qui ton boss, au juste ?" s'enquit-elle d'un ton acide.

"Ah oui, j'avais oublié de te le préciser..." grommela le mastodonte. "Pour ta gouverne, mon patron est un Seigneur Noir, et pas l'un des moins fortunés, si tu vois où je veux en venir ! Si tu te mettais à son service, tu pourrais empocher des millions de dollars en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Alors, ça te botte ?"

"Hrmm... Et toi, comment tu t'appelles ?"

"Moi ? Oh mais bien sûr, où sont mes manières ? Mon nom est Claudius, enchanté de te connaître, ma chérie !"

"Alors de une Claudius, chuis pas ta chérie. De deux, vot' marché pourrave m'intéresse pas. Et de trois, si ton boss veut parler affaires avec moi, qu'il ramène ses fesses bourrées de cellulite ici, pigé ? J'ai pas envie de perd' mon temps avec un évadé de la porcherie."

Prêt à enfoncer son poing dans la figure de Claudius, le Fourneau ponctua ses paroles en faisant craquer les jointures de ses mains. A la fois énervé et amusé par la répartie de son interlocutrice, le visage du malabar se déforma en une grimace vicieuse, comme s'il imaginait avec délice la perspective d'écraser cette gamine insolente tel un moucheron. Toutefois, ses ordres étaient limpides : il devait absolument ramener Gorislava avec lui, qu'elle le veuille ou non. Heureusement, dans l'éventualité où cette bourrique ne se montrerait guère coopérative, il avait embarqué avec lui quelques menus renforts.

Les préparatifs étaient presque finis. Ntikuma avait dépoussiéré tout l'atelier et trouvé suffisamment de tapis et coussins pour rendre le sol confortable, puis allumé les fourneaux pour avoir assez de lumière et de chaleur, mais surtout pour y installer des chaudrons et poêles et préparer de quoi à manger. Un ragoût épicé à base de haricots, une soupe au arachides, un poisson grillé, du riz et des bananes plantains frites... après quelques heures, une délicieuse odeur flottait dans tout le Laboratoire et pour la première fois depuis très longtemps, le petit être avait l'impression d'être à la maison.

La seule différence était qu'il était complètement seul.

Ça n'avait pas été l'intention des autres Seigneurs Noirs quand ils l'avaient accueilli dans leurs rangs, au contraire. Chacun d'entre eux lui avait recommandé des gardes du corps, des conseillers, des bons amis... tout ce dont il aurait eu besoin pour se sentir bien entouré. Toujours une personne à ses côtés pour veiller sur lui et s'assurer qu'il ne se mette pas dans le pétrin. Tout ce qu'ils demandaient en retour était que le forgeron se souvienne de leur générosité, le moment venu. Il les avait tous refusé, ne recrutait jamais un employé à long terme et ne renouvelait jamais un contrat immédiatement. Plus personne n'était assez bête pour l'attaquer en public, sa réputation servait au moins à ça, la meilleure chose était donc de garder tout le monde le plus loin possible. Ami comme ennemi.

Zhihao arriva la première, fidèle à elle-même. Ntikuma se dépêcha de lui ouvrir la porte et de la laisser entrer, piétinant d'excitation en voyant qu'elle semblait bien se porter mais s'abstenant de lui sauter dans les bras, par respect pour sa nature plus réservée.

De ce qu'il pouvait voir, la Chinoise n'était pas trop amochée après ses mésaventures en Égypte et n'avait pas eu le temps de changer beaucoup. L'Araignée, par contre, était plus extravagante que jamais, combinant pour la première fois son style plus traditionnelle avec des éléments de la mode moderne, elle avait troqué ses robes habituelles pour un élégant costume trois pièces, toujours avec ses mêmes motifs géométriques et ses couleurs vibrantes, la capuche avait disparu et son écharpe était maintenant enroulée autour de sa tête comme c'était la mode en Afrique. Elle était couverte de bijoux et ses ongles étaient peints d'un vert émeraude qui complémentait plutôt bien le rouge et or de sa tenue. S'il n'avait pas été occupé à brûler en enfer, peut-être que Reagan aurait été impressionné par ce look.
Une autre chose qui avait changé était que l'Ashanti s'était beaucoup amélioré quand venait le temps de communiquer avec son cosmos. Ses doigts pianotèrent et des mots faits de lumière pure apparurent devant la Boussole, suivant le mouvement de ses yeux tout naturellement pour lui permettre de lire le plus facilement possible.

"C'est bon de te revoir! Gorislava devrait arriver bientôt, nous commencerons quand elle sera là. Veux-tu m'aider à finir les plats en attendant?

Sans vraiment attendre sa réponse, Ntikuma la conduisit aux chaudrons et lui tendit une énorme louche de bois pour lui permettre de goûter à la nourriture... ou du moins, c'est ce qu'il voulait faire croire. Un simple message avait été gravé sur le manche de l'ustensile, la meilleure façon de communiquer vu ce que le petit être avait découvert.

"Nous sommes observés"

Il avait repéré la première caméra en nettoyant ses coussins et avait du faire beaucoup d'effort pour agir comme si de rien n'était. Il se doutait bien qu'il y en avait d'autres mais n'avait que peu de moyens de les trouver rapidement et s'en débarrasser sans éveiller de soupçons.

La première surprise à laquelle elle fut confrontée en entrant dans le laboratoire fut le nouveau look de l’Ashanti, étrange mélange de formalisme occidental et de folklore africain, accentué d’une quantité de métal précieux suffisante pour s’attirer l’éternelle jalousie de la grande majorité des gangsta-rappeurs. Zhihao n’avait pas le sens esthétique le plus développé, elle ne savait donc pas trop quoi en penser, mais deux choses étaient sûres : la tenue exprimait de façon flagrante toute l’excentricité du personnage, et elle ne convenait absolument pas pour faire la cuisine.

En comparaison, l’asiatique, beaucoup moins fantaisiste, n’était vêtue que de sa tenue civile habituelle avec la boîte contenant son armure sur le dos. Aurait-elle dû mettre quelque chose d’un peu plus recherché ?

« Ntikuma, c’est bon de vous revoir aussi. Et toutes mes félicitations pour votre promotion, bien sûr. » fit-elle après que le forgeron ait démontré sa nouvelle méthode de communication en ayant l’air de se servir d’un clavier fantôme. Une action mnémotechnique pour faciliter l’utilisation de cette capacité ?

« D’accord, mais je vous préviens, je n’ai jamais essayé ce genre de cuisine. » poursuivit-elle, puisque l’Araignée lui demandait de la rejoindre aux fourneaux. Elle devrait pouvoir se débrouiller ceci dit, la cuisine c’était de la chimie, et à part les plantains, elle avait déjà utilisé tous ces ingrédients par le passé. Évidemment, tout cela n’était qu’un prétexte pour que le petit être puisse la mettre discrètement au courant de la deuxième surprise, dont elle s’était déjà rendue compte en entrant dans le laboratoire : l’endroit était absolument truffé de mouchards en tout genre. Du matériel de professionnel, suffisamment difficile à détecter pour qu’elle ne se soit aperçue de sa présence qu’une fois dans la pièce, et vraisemblablement placé là par plusieurs voyeurs différents.

S’il ne s’était agi que de masquer ses propres paroles et agissements, la Boussole n’aurait eu aucun mal à user de ses dons de technopathe pour falsifier les informations recueillies par tous ces appareils-espions. Seulement voilà, elle n’avait révélé à personne au sein de l’Ordre Noir qu’elle possédait ce pouvoir – ce qui lui avait permis d’aller à la pêche aux renseignements dans leurs ordinateurs en toute impunité –, pas même Ntikuma, et elle ne comptait pas le faire de sitôt. C’était un atout qu’il valait mieux garder caché, et malgré sa sympathie pour le forgeron bariolé, elle ne lui faisait pas confiance à ce point.

« Gorislava, vous et moi donc… vos collègues alchimistes ne sont pas là ? » demanda-t-elle en lui rendant sa louche après avoir goûté le contenu d’un des chaudrons – Ntikuma lui avait caché ses talents de cuisinier, et il aimait la nourriture épicée, un point de plus en sa faveur. Pendant qu’ils étaient tous deux penchés sur le récipient, elle manipula le métal de sa face interne à l’aide d’une infime étincelle de cosmos pour faire passer son propre message, indiquant qu’elle avait bien compris l’avertissement et lui demandait s’il savait qui était à l’origine de cette surveillance, avant de lui faire reprendre sa forme d’origine. « Je dois vous remercier, d’ailleurs : l’équipement que vous avez fabriqué m’a beaucoup aidée en Égypte, je ne m’en serais pas tirée à si bon compte si je ne l’avais pas eu. »

Les remerciements en question prirent dans un premier temps la forme d’une bonne bouteille d’alcool ainsi que de quelques boîtes de friandises qu’elle avait préparées elle-même ou achetées lors de sa dernière virée sur le continent, puisqu’il ne fallait pas s’attendre à trouver de telles choses à Death Queen Island.

« Comment allez-vous depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, sinon ? »

Toujours assuré dans sa démarche, Claudius ôta calmement son cigare de ses lèvres puis expira une impressionnante quantité de fumée. Après avoir tapoté de son index le cigare afin d'en faire tomber les cendres, il le porta de nouveau à sa bouche et recommença tranquillement à le consommer. De son côté, Gorislava attendait toujours qu'il comprenne que sa présence était indésirable et qu'il débarrasse le plancher séance tenante, au lieu de lui pomper l'air. Néanmoins, le colosse était du genre persévérant, aussi tenta-t-il une dernière fois de baratiner la rouquine :

"C'est vraiment dommage que tu le prennes comme ça, tu sais ? Réfléchis-y bien : si tu rejoignais notre organisation, nous pourrions unifier la Confrérie Noire une bonne fois pour toutes ! Avec ta force et les moyens financiers illimités de mon patron, rien ne pourrais nous arrêter ! Tu pourrais trôner à nos côtés au sommet du monde et faire de tes moindres désirs une réalité ! Et quand je dis ça, tu peux me croire, je le pense vraiment. Non mais je veux dire, tout le monde a entendu parler de tes exploits et de ton histoire ! Nous pensions qu'il ne s'agissait que de rumeurs, mais maintenant, nous ne pouvons qu'admettre qu'elles sont fondées ! Ta puissance est de loin supérieure à celle Reagan, tu te rends compte de ce que ça signifie ? Le mec qui a défié le Sanctuaire et l'a mis à genoux devant le monde entier, bordel ! Bon certes, il s'est fait rétamer à la fin, mais ce qu'il a accompli n'est rien de moins que prodigieux ! Quand tu repenses à tout ça, tu ne te dis pas que tu pourrais aller encore plus loin et carrément RÉUSSIR ? Franchement, ne pas tirer profit de tes pouvoirs serait un lamentable gâchis ! Ne me dis pas que tu es satisfaite de vivre comme ça, telle une mercenaire de seconde zone ? Moi, je le proclame haut et fort : une guerrière de ton envergure mérite de vivre une existence faite de luxe et de privilèges !"

"... T'as fini ?" répliqua sèchement le Fourneau, peu sensible à ce monceau de flatteries et de belles promesses. "Tu gaspilles ta salive pour rien, gros lard."

"Espèce de- ! Et moi qui fais un effort pour être gentil ! C'est quoi ton problème, au juste ?"

"Mon problème, c'est que je connais ben les vautours de vot' genre. Vous commencez par nous faire du gringue, pis ensuite vous nous faites signer un contrat avec le Diable et *PAF !* nous voilà devenus vos bêtes de somme ! Des vampires qui sucent le sang de leurs employés, voilà ce que vous êtes ! J'ai beau n'être qu'une "mercenaire de seconde zone", je préfère ça de loin à une vie d'esclave ! Parce qu'en plus vous croyez que j'ai besoin de votre aide pour mener la grande vie ? Nan mais vous êtes complètement débiles, ou quoi ? Z'êtes que des sangsues, z'avez rien à me donner ! La seule chose que tu pourrais faire pour moi, mon bon Claudius, ce serait poser ton gros cul sur un barbecue ou t'enfoncer une broche dans le fion, au choix. Maintenant, si t'as rien de plus à ajouter, tu peux retourner dans ta porcherie. Allez, casse-toi !"

"Très bien, tu l'auras voulu... ALLEZ LES GARS, SORTEZ DE VOT' PLANQUE !"

Le mastodonte accompagna son cri de ralliement d'un claquement de doigts, auquel répondit un groupe de quatre individus, jusqu'à présent embusqués derrière des rochers. Ces étranges personnages étaient tous habillés comme des cowboys, leur panoplie étant constituée de vêtements noirs, de bottes et de gants assortis, de chapeaux blancs ainsi que de foulards rouges. Ces derniers, couplés avec des lunettes de soleil de type Gargoyles ANSI Classics, permettaient aux quatre énergumènes de masquer efficacement leurs visages. Trois d'entre eux tenaient dans leurs mains de longues cordes en chanvre enroulées, comme s'ils étaient préparés à capturer du bétail ou des chevaux sauvages. Quant au quatrième, il était armé de deux pistolets, des Ruger Super Redhawk soigneusement attachés à sa ceinture. D’où ils sortaient encore, ces mariolles ? Du fin fond des tiroirs des héritiers de John Ford ou des plateaux de tournage d’un western spaghetti qui aurait pris du retard ? La rouquine savait que Death Queen Island rassemblait quasiment toutes les tribus organisées autour de modes vestimentaires diverses et variées, mais cela commençait à confiner au ridicule. Cependant, au regard de son propre accoutrement de motard énervé en cuir clouté, il serait hypocrite de sa part de leur jeter la pierre.

"C'est quoi cette bande de bouffons ?" s'offusqua le Fourneau. "C'est avec ça que tu veux me mettre une branlée ?"

"Bwéhéhéhéhé... Tu peux toujours vérifier par toi-même ce qu'ils ont dans le ventre, ma chérie !" rétorqua Claudius, un sourire malicieux aux lèvres.

Décidée à en terminer avec cette mascarade, Gorislava s'avança vers ses ennemis, mais à peine fit-elle un pas en avant qu'elle se sentit défaillir. Une migraine atroce l'accabla subitement, suivie d'une impérieuse sensation de nausée puis de vertige, lui faisant perdre tous ses repères et son sens de l'équilibre. Avant même qu'elle ne puisse s'en rendre compte, elle s'écroula lourdement sur ses genoux, comme un pantin auquel on aurait coupé les cordes. La rouquine essaya tant bien que mal de ne pas finir à quatre pattes et de se relever, mais sa tête tournait encore trop pour lui permettre de se repérer. Elle s'aperçut ensuite que du sang était en train de goutter par terre, celui-ci s'écoulant en provenance de son nez et de sa bouche. Ce piteux spectacle arracha un éclat de rire tonitruant de la part de Claudius et de ses acolytes, qui ne boudaient guère leur plaisir. Contrairement au Fourneau, ils savaient parfaitement de quoi il en retournait, ce qui leur procurait un sentiment de supériorité particulièrement délectable. Bon prince, le malabar se dévoua gracieusement pour éclairer la lanterne de sa cible :

"Ah ouais, suis-je bête, j'avais oublié de te le préciser : t'aurais mieux fait de rester éloignée de la tête de Reagan, ma chérie. Le truc, c'est que la personne qui l'a laissée ici a eu la riche idée de la recouvrir d'un miasme extrêmement toxique, et il se trouve que tu en as respiré une TRÈS grande quantité depuis que tu es arrivée ici ! C'est con, hein ?"

"Fils de..." grommela Gorislava, peinant toujours à se relever.

"Bwéhéhéhéhéhé ! C'est pas à moi qu'il faut t'en prendre, mais à toi-même ! Ça ne t'a pas semblé bizarre, qu'aucun rapace ni insecte ne soit en train de tourner autour de cette tête ? C'est le genre de détail qui aurait dû te mettre la puce à l'oreille, pourtant ! Tu as beau être balèze, on ne peut pas vraiment dire que tu sois une lumière !"

"Get stuffed, you fuckin' bastard..."

"Ouais ouais, moi aussi je t'aime, ma chérie. Bon, c'est pas tout ça les gars mais... CHOPEZ-MOI CETTE PUTAIN DE CARNE !"

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=-x3SabHbSvk -BGM

"OKAAAAAAAAY !" s'exclama l'un des cowboys. "IT'S PARTY TIME, BOYS ! YEE-HAW !"

Sur les ordres du colosse, ses complices lancèrent leurs cordes sur la rouquine, enserrant ainsi fermement ses bras et son cou dans une étreinte étouffante. Pris au piège et toujours gravement empoisonné par le gaz toxique, le Fourneau se retrouvait dorénavant dans une fâcheuse posture. Les associés de Claudius commencèrent alors à écarteler leur victime, tandis que le quatrième membre de l'escouade faisait tournoyer ses pistolets entre ses doigts, en attendant l'autorisation de tirer. Voyant Gorislava à sa merci, le mastodonte ne se priva guère de la narguer :

"Voilà comment on mate les juments sauvages de ton espèce ! Face à des spécialistes du dressage, même une bourrique comme toi ne fait guère le poids ! Chacun de ces hommes est capable de briser la nuque d'un taureau à mains nues, alors ne t'imagine pas leur échapper aussi facilement !"

"Ah ouais ?" s'enquit l'intéressée, la voix éraillée et la gorge pleine de sang. "Tu veux parier ?"

Mise au défi, la rouquine enflamma son cosmos, contracta ses muscles et se mit à tirer sur les cordes qui l'enlaçaient avec une vigueur renouvelée. La force déployée fut telle que les cowboys commencèrent à se faire traîner par leur proie, et ce malgré tous leurs efforts pour la garder sous contrôle. Leurs bottes labourèrent le sol tandis qu'il tentaient désespérément de lutter contre la résistance inattendue que leur opposait le Fourneau, qui se révélait être plus compliqué à dompter que prévu. Constatant que cette approche ne les mènera nulle part, Claudius claqua des doigts et ordonna à son quatrième subordonné de passer à l'action. Ce dernier pointa donc ses flingues sur Gorislava puis lui cribla la poitrine de balles, lui fêlant plusieurs côtes et lui coupant le souffle par la même occasion. Sérieusement affaiblie par le miasme, la seconde n'était malheureusement plus capable d'encaisser les attaques de cette puissance aussi bien qu'auparavant. Néanmoins, il en fallait plus que cela pour l'envoyer au tapis : une fois le choc passé, elle se remit ainsi à tirer ses adversaires vers elle.

Passablement irrité par l'obstination dont faisait preuve son gibier, le pistolero lui décocha une dernière balle entre les deux yeux, histoire de faire bonne mesure. Cette initiative arracha un cri de protestation à l'un de ses collègues, qui considérait qu'il était allé trop loin :

"WHAT THE HELL MAN ?! On fait comment si elle crève ?!"

"Relax babe, je sais ce que je fais." grinça le desperado. "Regarde un peu ses yeux : tu trouves que c'est le regard d'un mort ?"

Effectivement, si la rouquine avait été violemment sonnée par cette dernière agression, elle n'en demeurait pas moins prête à en découdre. En guise de blessure, elle n'avait écopé que d'une plaie sanguinolente au niveau du front, son crâne n'ayant été que légèrement affecté. Quant à son cerveau, mieux valait ne pas en parler... Sachant pertinemment cela, le pistolero commença immédiatement à recharger ses armes, tandis que ses compères s'efforçaient de garder leur cible immobile. En ce qui concernait le géant, il se contentait de contempler silencieusement le spectacle et de savourer son cigare. Dans l'éventualité où ses acolytes se feraient dessouder par le Fourneau, il s'occupera personnellement de le soumettre et de mener la mission à son terme. A en juger par l'évolution de la situation, les deux tiers du travail devraient normalement lui être mâchés, ce qui ne devrait donc lui poser aucun problème. De plus, Claudius s'était montré prévoyant et avait par conséquent un autre tour dans son sac...

Toujours aussi polie, Zhihao jouait le jeu et suivait docilement le petit être partout où il la menait dans le Laboratoire en restant toujours aussi impassible et en contrôle pendant qu'elle lisait ses messages secrets. Elle posait une bonne question mais malheureusement, la seule réponse que Ntikuma pouvait lui donner était une petite saccade des épaules dans un petit rire silencieux sans joie. Qui aurait intérêt à le surveiller ainsi? Ç'aurait été plus simple de donner une liste de ceux qui n'en n'avait pas et bien plus court! Rendu où ils en étaient, il n'était pas sûr que c'était important : au moment où il révélerait ses intentions aux deux femmes, c'est tout l'Ordre Noir qui deviendrait leur ennemi. C'était là une cible qui pesait déjà sur le dos de tous les mercenaires, d'une façon ou d'une autre, mais...

Le forgeron réprima un sursaut et resta figé pendant quelques secondes, la gorge serrée. Son entrain lui revint tout aussi vite et il traça une réponse rapide devant lui pour expliquer l'absence de ses employés.

"Matsuda s'est trouvé un stage dans une bijouterie, il a toujours voulu s'améliorer. Lou est parti enquêter sur sa famille. Jerry et Arthur ont trouvé du travail ailleurs. Dakota est en vacances avec son petit ami."

Pas de lieu précis. Aucune façon de savoir depuis combien de temps ils étaient partis ou s'ils comptaient revenir mais à le lire, la Boussole devait se douter de la vérité. Aucun des autres alchimistes n'avaient décidé de partir volontairement pour leur petit développement personnel : leur patron les avait convaincu de le faire avec l'ordre très clair de ne jamais revenir. Pour leur sécurité, c'était la seule option. L'Ashanti en vint presque à envier la Chinoise solitaire, libre de toutes attaches, qui n'avait pas à se soucier du bien-être de ses proches. Presque. Le froid de sa demeure quand il était enfin revenu n'avait que retourner le couteau dans la plaie en lui rappelant qu'au final, ce qu'il avait sacrifié pour sécuriser sa position n'en avait pas valu la peine. Et même dans leur absence, Matsuda et les autres servaient encore de monnaie d'échange pour les moins malins qui disaient tout haut ce que tous avaient compris : si Ntikuma acceptait de mieux choisir ses collaborateurs, d'arranger un partenariat plus permanent, d'enfin choisir un camp dans les conflits sans fin de l'Ordre, quelqu'un d'autre pourrait assurer leur sécurité!
Il y avait un envers à cette médaille.

L'encapé accepta les remerciements en tapant des mains, à la fois ravi de savoir qu'il avait pu servir à quelque chose et content que Zhihao aborde le sujet de la mission en Égypte par elle-même. Il avait beaucoup de questions à lui poser, de même pour Gorislava quand elle arriverait, mais ce n'était rien comparé à sa joie quand elle lui présenta quelques cadeaux pour accompagner leur repas : de l'alcool, bien évidemment, des biscuits, des chocolats, des petits gâteaux... et des jujubes! L'envie de plonger la main dans le sac de bonbons pour en prendre une énorme poignée était plus que tentante mais l'Araignée se reprit avec une grande inspiration, la moindre des choses était d'attendre que tout le monde soit là pour partager. En multipliant les saluts de remerciement, elle prit les friandises avec beaucoup de référence, puis matérialisa une petite boîte de métal noir dans laquelle les ranger pour le moment. Loin des yeux, loin du cœur.

La Boussole relança ensuite la conversation en lui demandant comment il allait et Ntikuma porta une main à son front en mimant de s'évanouir. Même sans la vigilance constante et les manigances dont il devait toujours faire preuve, la vie de Seigneur Noir était une des choses les plus éprouvantes qu'il avait vécu. Il y avait toujours quelque chose à faire, une décision à prendre, un événement important à organiser, une discussion difficile à faciliter, une apparition médiatisée à négocier, des contrats à assigner, sans parler des finances et autres responsabilités économiques qui venaient avec les quelques organismes de charité avec lesquels il travaillait. En refusant de laisser qui que ce soit faire le boulot à sa place, l'Araignée avait dû apprendre très vite pour être capable de faire tourner les affaires seul et ne pas laisser son ignorance tout gâcher.

"Je travaille beaucoup avec des stylistes ces temps-ci. Apparemment la mode africaine est très populaire et je dois porter beaucoup de costumes pour la télé. Celui-là est un Versace, je crois."

Il fit un petit geste de la main indifférent, comme si ce n'était pas bien important au final. Il retrouva cependant bien vite son enthousiasme.

"Je passe beaucoup de temps aux États-Unis, j'aide à payer des dettes scolaires. J'ai aussi aidé à créer des jardins et des parcs dans des grandes villes, avec un peu de temps on devrait pouvoir essayer ici. Certaines compagnies sont intéressés par la roche volcanique de l'Île, je n'y connais pas grand-chose mais j'essaye de faciliter les discussions."

Il aurait pu continuer longtemps car c'était bien là où son nouveau rôle lui convenait le plus. Il avait les moyens pour contribuer à beaucoup de petites choses dans de petites communautés qui faisaient de petites différences dans beaucoup de vies. C'était le genre de choses qui se perdait vite dans les grands accomplissements du monde mais ça ne les rendait pas moins importantes, au contraire. Il ne sentait pas le besoin d'être reconnu ou célébré pour cette aide, faire partie d'un effort pour rendre la vie meilleure était plus que suffisant.

D'un geste, il invita Zhihao à s'asseoir et se laissa lui-même tomber sur un coussin. Il devrait poser ces questions de nouveaux quand le Fourneau serait enfin arrivé mais rien ne l'empêchait de discuter un peu sans qu'ils aient à surveiller leurs paroles devant un troisième mercenaire. Gorislava devrait bientôt arriver, non?

"J'aimerais que tu me décrives comment la mission d'Égypte s'est passée. Avez-vous reçu tout le support dont vous aviez besoin? Es-tu satisfaite des résultats? Qu'as-tu pensé de tes alliés?"

Elle avait déjà dû répondre à ces questions un million de fois pour un million d'intéressés mais Ntikuma espérait lui donner un peu plus de défi cette fois en s'intéressant plus à son ressenti qu'à des observations pratiques. Même sous l’œil vigilant des caméras, si elle choisissait bien ses mots, elle pourrait se permettre d'être plus critique.

Ah, quel oubli! Tout un repas avait eu le temps d'être cuisiné et il n'avait pas encore sorti les couverts! Le petit être se leva d'un bond plutôt spectaculaire, vu ses vêtements et ses bijoux entravant ses mouvements et se mit à produire des couteaux, fourchettes, cuillères et serviettes à partir du néant, toute de rouge et d'or aux détails impressionnants, vu la vitesse de la création. Après beaucoup de pratique, ce genre de chose lui venait tout naturellement, même si la passion n'était plus toujours aussi présente, il y avait toujours une intention. Une petite phrase était brodée sur la serviette qu'il tendit à la Boussole:

"J'apprécie ce que tu fais pour l'Île. L'heure est venue d'en faire plus."

Ainsi donc, tous les alchimistes étaient absents en même temps, dont certains pour une durée indéterminée, voire de façon définitive ? Cela ne pouvait pas être une coïncidence. Elle ne laissa rien transparaître de ses pensées, bien évidemment, car il y avait fort à parier que la surveillance dont Ntikuma faisait l’objet était la raison de cette série de départs.

« Dommage, j’aurais aimé pouvoir dire bonjour à Dakota. » se contenta-t-elle donc de dire en regardant le petit être déballer ses cadeaux avec tout l’enthousiasme d’un enfant à Noël. Ce dernier mit ensuite ses présents de côté pour mieux lui expliquer ce qu’il faisait de ses journées et… Zhihao dut s’avouer perplexe. Elle avait vu quelques-unes de ses apparitions télévisées, certes, mais ce n’était pas à cet aspect du manège médiatique auquel il avait pris part qu’elle avait porté le plus d’attention. Elle avait été négligente, il faudrait qu’elle rectifie cela.

« Je ne m’attendais pas à vous voir faire carrière en tant qu’icône de la monde, vous êtes décidément plein de surprises. En ce qui concerne vos œuvres caritatives, je ne peux que vous complimenter pour votre générosité, j’ai entendu dire que les prêts étudiants américains en particulier pouvaient miner les finances d’une personne pour le restant de ses jours. Je ne sais pas trop pour l’exploitation des ressources minérales de Death Queen Island, je suppose que vous devez en discuter avec vos homologues. Je suis sceptique quant à l’installation de parcs et jardins sur l’île, par contre ; à supposer que les plantes survivent au sel et au manque d’ensoleillement dû à l’activité du volcan, n’y a-t-il pas d’autres priorités ? »

Des priorités telles que l’accès à des aménités de base comme l’eau courante – et surtout potable –, l’électricité et le chauffage, dont la majorité de la population de l’île manquait cruellement, prisonnière qu’elle était d’une existence quasi-médiévale des plus déplorables. Sans blague, en dépit de la richesse de ses dirigeants et de sa puissance militaire disproportionnée, la patrie des chevaliers noirs était l’équivalent d’un pays du tiers-monde particulièrement sous-développé. Ce n’étaient pas des façons de gérer une nation !

Alors oui, il s’agissait-là d’un discours critique de ce qui passait pour la politique des Seigneurs Noirs, mais celui-ci était suffisamment vague et dénué de véhémence pour qu’un peu de gymnastique verbale suffise à lui éviter des ennuis au cas où les séides d’un des empaffés en question se présenteraient à sa porte plus tard. De plus, vu tout ce qu’elle faisait pour remédier à cette situation, les types qui l’écoutaient en ce moment-même auraient trouvé plus suspect qu’elle n’en parle pas.

À propos d’avoir des ennuis, était-ce le cosmos de la moldave qu’elle ressentait à quelque distance d’ici ? À en juger par les autres auras autour d’elle, elle devait avoir de la compagnie non-désirée. Ces choses-là étaient malheureusement monnaie courante à Death Queen Island, mais la Boussole n’était pas inquiète : comparées à l’énergie du Fourneau, celles de ses adversaires faisaient pâle figure.

« On dirait que Gorislava va être quelque peu retardée. » observa-t-elle. Et puisqu’elle en parlait, autant commencer par la rouquine pour satisfaire la curiosité de l’Ashanti concernant leur aventure égyptienne. « Je vais vous parler de mes alliés en premier, si cela vous convient. Tout d’abord, Gorislava : elle s’est montrée impulsive et pleine d’énergie, et si cela a pu occasionner quelques frictions avec le reste du groupe, je n’ai rien à redire sur sa performance. Les Saints… étonnamment, je dirais que la collaboration avec eux s’est bien passée, malgré le comportement de certains autres membres du groupe. Je crois que vous avez déjà rencontré Azir du Lion, non ? Très patient, très brave, prêt à prendre sur lui et à jouer les médiateurs, il a fait honneur à sa faction. Il était accompagné de Colombe de la Petite Ourse, que j’avais déjà eu l’occasion de croiser, une excentrique avec la tête dans les nuages mais qui s’est révélée bien plus fiable que je ne l’aurais pensé. La Spectre de la Mante… a des problèmes, je ne vois pas comment le dire autrement, mais elle aussi a su mettre ses biais de côté pour coopérer avec les autres, au final. La présence de Hruodland pour les Ases était une très mauvaise surprise et son comportement de bourrin n’a rien arrangé, il a fallu déployer des trésors de persuasion pour éviter qu’il ne nous fasse tous tuer, toutefois il a su se rendre utile. Enfin, nous avons eu droit à la visite de Mélya, l’Ombre qui s’est faite remarquer en nous rapportant la tête de Reagan… je n’ai pas beaucoup interagi avec elle, elle ne nous a pas suivis dans la pyramide et avait disparu quand nous en sommes ressortis. »

Elle narrait son récit un peu dans le désordre en introduisant ainsi ses différents protagonistes, cependant elle était d’avis qu’il valait mieux les présenter tous en même temps. Cela fait, elle résuma le déroulement de leur quête à Ntikuma pendant que celui-ci mettait la table, depuis les débuts à Miami – mafieux, visite aux albanais et épisode de la Bunnyslava inclus – jusqu’à la toute fin dans les entrailles de la pyramide, en passant par le détour au Royaume-Uni et la virée-express au Sanctuaire ainsi qu’à Asgard.

« Somme toute, les choses se sont plutôt bien terminées, même si Gorislava avait le moral dans les chaussettes. Cela aurait pu être bien pire, il y a eu des moments où notre survie n’a tenu qu’à un fil. Je n’aurais pas dit non à des renforts supplémentaires, mais les Seigneurs Noirs ont certainement dû penser qu’avec un tel groupe, cela aurait été superflu ; ils ne devaient pas s’attendre à ce que les choses dégénèrent autant. »

Une façon fort pudique de communiquer son insatisfaction car encore une fois, il était encore un peu tôt pour qu’elle se fasse des ennemis aussi puissants que les leaders de leur confrérie. Mais peut-être devrait-elle accélérer la mise en œuvre de ses plans, si elle interprétait correctement le second message secret de l’Araignée. Néanmoins, il ne faudrait pas que dans sa hâte elle en arrive à des conclusions erronées, aussi leva-t-elle un sourcil, demandant silencieusement à ce que le mime bariolé développe ce qu’il voulait dire par là.

Toujours vaillante en dépit de ses blessures et du miasme qui empoisonnait ses organes, Gorislava résista de plus belle à ses agresseurs, qui tentaient laborieusement de la soumettre à l'aide de leurs cordes en chanvre. Néanmoins, tous leurs efforts ne pesaient pas bien lourd face à l'opiniâtreté exemplaire de leur cible, qui enflamma son cosmos avec une intensité renouvelée. Les deux cowboys chargés d'immobiliser les bras de la rouquine furent ainsi de nouveau entraînés vers elle, une démonstration de force qui les fit sévèrement paniquer. Affolés par la tournure des événements, les desperados en question interpellèrent leur collègue pistolero de vive voix, le sommant de se dépêcher de cribler leur proie de balles. Lui-même passablement agacé par la persévérance du Fourneau, le soudard ne se fit guère prier et vida tout le contenu de ses chargeurs sur cet impudent. Cependant, ce dernier était protégé à l'insu de ses assaillants par une barrière spirituelle, qui absorba l'impact des balles et reconvertit leur énergie cinétique en puissance destructrice. A cette énergie, Gorislava ajouta sa propre force cosmique, avant de finalement balancer la sauce sous la forme de redoutables vibrations. Cette impulsion prit la forme d'un courant dévastateur, qui remonta en un éclair les cordes servant à lui paralyser les bras, jusqu'à atteindre les cowboys qui les empoignaient fermement. A l'instant précis où le courant toucha les mains des troufions, celles-ci éclatèrent brutalement, comme si une grenade avait explosé au creux de leurs paumes. A la place de leurs doigts et de leurs métacarpes ne restèrent que des moignons sanguinolents, de l'hémoglobine giclant abondamment de leurs plaies.

"HAGYAAAAAAAAAAAH !!"

"UGYEEEEEEEEEEEEEEH !!"

Les deux malfrats, terrassés par la terreur et la douleur, s'écroulèrent piteusement par terre, laissant seulement un compère s'occuper de garder la rouquine sous contrôle. Hélas pour lui, le pauvre diable était absolument incapable de faire quoi que ce soit pour tenir sa cible en place. Gonflée à bloc, cette dernière tira brusquement sur la corde qui enserrait son cou et embarqua avec elle son propriétaire, qui n'avait pas eu le temps de relâcher sa prise sur le lasso. Quand le cowboy arriva à portée du Fourneau, celui-ci le désintégra instantanément en lui décochant un Blazing Knuckle à l'estomac.

"DOORYAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!"

Les jambes tremblantes et le visage ruisselant de sueur, le pistolero ne put que contempler le carnage et regretter tous les choix qu'il avait pu faire dans sa vie. Lorsque la déflagration de la technique spéciale de Gorislava se dissipa, il comprit rapidement qu'il risquait d'être le prochain sur la liste. Croiser son regard incendiaire lui avait suffit pour appréhender la gravité de sa situation, aussi préféra-t-il déposer les armes. Comment avait-il pu croire pendant ne serait-ce qu'une seconde que lui et sa bande de guignols avaient la moindre chance de l'emporter contre une bête de foire pareille ? Ni une ni deux, le scélérat jeta ses flingues au sol et tourna les talons, s'apprêtant à décamper loin de ce bourbier... Toutefois, le concept de "retraite" n'existait pas dans le vocabulaire de Claudius, qui le stoppa net dans sa fuite désespérée. Effectivement, le malabar découpa son acolyte en deux à l'aide d'une espèce de lame monstrueuse, les deux moitiés de son corps prenant feu la seconde d'après.

"Pauvre minable, fuir devant l'ennemi comme la dernière des lopettes !" vociféra le géant. "CRÈVE !"

Un sourire cruel aux lèvres, il toisa avec condescendance le cadavre de son complice se consumer par terre, avant de lui cracher dessus pour faire bonne mesure. Satisfait de sa sinistre besogne, Claudius se tourna ensuite vers la rouquine, qui avait silencieusement observé la scène. Le premier brandit alors fièrement son nouveau jouet : une épée thermique aux proportions éléphantesques, le genre d'arme que seul un colosse de sa stature pouvait manier. Le tranchant de cet abominable produit de la technologie moderne brillait d'une lumière orangée, contrastant efficacement avec le noir de sa structure semblable à l'obsidienne. Afin de protéger ses mains de la chaleur démentielle que son gadget émettait, le mastodonte portait des gants spécifiquement dédiés à cet usage. Pas peu fier de son effet dramatique, il se vanta copieusement auprès de son audience :

"Alors, que penses-tu de cette petite merveille, ma chérie ? Mon épée est capable de réduire en cendres tous ceux qui auraient l'audace de s'opposer à moi ! Même une combattante de ton calibre ne peut résister à la température extraordinaire de cette lame ! Et maintenant, ça va être à ton tour de goûter à son tranchant ! ALLEZ, AMÈNE-TOI !"

Le Fourneau demeura de marbre devant cette provocation, préférant à la place se débarrasser nonchalamment des lassos qui étaient jusqu'ici enroulés autour de ses poignets et de son cou. Finalement, il consentit à relever ce défi stupide en fonçant à toute berzingue sur Claudius, qui intercepta l'assaut d'un revers vigoureux de son arme. Le malabar envoya ainsi son adversaire valdinguer au loin, ce dernier écopant pour sa peine d'une cicatrice brûlante au poing. Après être lourdement retombée au sol, Gorislava ne pouvait que constater son manque de succès au corps-à-corps, aussi décida-t-elle de changer de stratégie. Elle tendit donc les bras en direction du géant, concentra son cosmos dans ses mains puis déchaîna contre lui son Vulcan Shotgun. Cette offensive fut cependant déviée par Claudius, qui fit tournoyer son épée à une vitesse hallucinante, comme le ferait un ventilateur lancé à plein régime. Affaiblie par le gaz toxique, la rouquine n'avait pu déployer qu'une version anémique de son attaque à distance, ce qui expliquait en partie ce deuxième échec. Sa puissance de frappe s'était tellement réduite qu'aucun des projectiles n'avait réussi à produire une détonation un tant soit peu correcte !

"Inutile de gaspiller ton énergie, ma chérie !" s'esclaffa le colosse. "Tu n'as plus assez de forces pour me combattre ! Maintenant sois raisonnable et abandonne, avant que je ne te transforme en méchoui !"

"Ah ouais ?" répondit son interlocutrice. "Attends un peu mon gros, je vais t'en montrer moi, de la force."

Joignant la parole à l'acte, le Fourneau se redressa puis s'avança vers la tête empalée de Reagan, à la grande stupéfaction du géant. Néanmoins, ce dernier n'était pas au bout de ses surprises, sa proie saisissant dans ses mains la caboche putréfiée du culturiste déchu. Se pourrait-il que les commotions cérébrales qu'avait subies Gorislava au cours de la bataille avaient fini par obscurcir son jugement ? Décontenancé par cette manœuvre insensée, Claudius essaya de la raisonner :

"Qu-Qu'est-ce que tu branles ?! Tu veux mourir ou quoi ?! Touche pas à ce truc !"

"Put a fuckin' sock in it, will ya ?" lui rétorqua la rouquine d'un ton acide.

Sur ces propos, elle sublima son énergie cosmique au-delà de ses limites et une aura ardente enveloppa alors son corps, avalant avec elle la tête de l'Oiseau de Paradis. Toutes deux furent donc englouties par un immense brasier sous le regard hébété du malabar, qui ne comprenait toujours pas ce qui était en train de se produire. Une colonne de flammes titanesque de couleur cramoisie s'éleva ainsi jusqu'aux nuages, telle une véritable éruption de sang jaillissant des entrailles de la Terre. Au bout d'une minute, le cataclysme pyrotechnique s'estompa puis s'évanouit dans son intégralité, laissant finalement réapparaître le Fourneau. Ce dernier détenait en sa possession un crâne d'un blanc immaculé, nettoyé à la perfection de toute impureté. Il s'agissait évidemment de celui de Reagan, désormais totalement expurgé de la pourriture qui l'imprégnait et du miasme qui l'entourait. Son œuvre accomplie, Gorislava plaça la relique mortuaire sous son bras gauche, avant de reporter son attention sur son antagoniste. Animés par une rage de vaincre bouillonnante, ses iris de couleur rubis étincelaient avec un éclat à l'incandescence renouvelée.

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=Um__6G3h4jU -BGM

Le mastodonte décela instantanément le changement radical qui s'était opéré chez elle, mais cela était insuffisant pour le décourager. Une goutte de sueur s'écoula sur sa tempe et ses dents grincèrent de frustration, sa prise sur son arme gargantuesque se resserrant nerveusement. Ce fut alors que la rouquine lui montra son poing droit puis lui adressa à son tour une provocation de son cru :

"Tu vois ça ? J'ai besoin que d'un seul bras pour te fout' une raclée."

"DE KEUWAAAAAAAAAAAAAA ?!" s'indigna Claudius, la moutarde lui ayant définitivement monté au nez. "JE VAIS TE FERMER TON CLAPET, CONNASSE !"

Le moment suivant, il se rua furieusement sur sa cible puis lui asséna un coup d'épée en verticale afin de la fendre en deux à partir du crâne. Malheureusement, son offensive fut aisément bloquée par le Fourneau, qui se contenta simplement d'attraper la lame à main nue. Nullement affecté par le tranchant de l'arme, il la fracassa ensuite en mille morceaux, faisant fi de son épaisseur et de sa solidité hors-normes. Désemparé face à cette prodigieuse prouesse physique, le colosse ne put que contempler la destruction de son jouet favori, traité comme un vulgaire biscuit sec. La poignée de l'épée lui échappa alors des mains pour enfin choir bruyamment au sol, tel un misérable bout de ferraille. Quant à Gorislava, elle ignora royalement le désarroi de son adversaire, préférant à la place lui demander un menu renseignement :

"Dis-moi mon gros, j'aurais une petite question à te poser... Tu l'as trouvé où, ce gadget ?"

"GRAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!"

En guise de seule réponse, le géant abattit son énorme poing sur la rouquine, qui le para tout aussi facilement en lui opposant son propre poing. Le résultat de la collision fut tristement prévisible : les phalanges du premier furent complètement broyées, tandis que celles de la deuxième en ressortirent intactes. Obstiné mais dépourvu d'instinct de survie digne de ce nom, Claudius essaya cette fois-ci de faucher son ennemie d'un formidable coup de pied circulaire, en vain. Effectivement, son genou droit fut à son tour disloqué sous la pression exercée par le Fourneau, le choc expédiant violemment le pauvre bougre au tapis. Le visage crispé par la souffrance, le malabar observa ses blessures et, après avoir constaté l'étendue des dégâts, poussa un cri déchirant de terreur. Imperturbable, Gorislava poursuivit tranquillement son interrogatoire :

"Tu m'avais aussi parlé de ton patron... Je suppose que c'est lui qui t'a offert cette babiole, nan ? Ça te dirait pas de me révéler son identité, des fois ?"

"VA CHIEEEEEEEEEEEEEEEEEEEER !!" beugla le mastodonte, qui repartit à l'assaut en dépit de ses fractures.

Malheureusement, à peine s'était-il rétabli sur ses jambes que la rouquine lui administra un uppercut des plus retentissants en pleine mâchoire, sans aucune forme de pitié. Le puissance phénoménale du coup propulsa brutalement Claudius dans les cieux, une série d'explosions indiquant qu'il avait largement dépassé le mur du son. Après avoir voltigé suffisamment haut et dispersé ses dents à travers tout le Pacifique, il effectua ensuite son atterrissage à l'autre bout de Death Queen Island. Sur un véritable coup du sort, la carcasse du loubard retomba pile à l'endroit que devait rejoindre le Fourneau pour son rendez-vous : le laboratoire des alchimistes. Le malandrin traversa ainsi brusquement la toiture de la demeure de Ntikuma, puis s'écrasa lourdement sur la table basse, le canapé et le home-cinema 4K qui se trouvaient dans le salon. Quelques minutes plus tard, ce fut au tour de Gorislava de se présenter sur les lieux, non sans arborer une expression penaude sur sa figure ensanglantée.

"Oups... Ben euh... Désolée du retard, hein !" s'excusa-t-elle avec légèreté, dans le fol espoir qu'on lui passe l'éponge.

De son côté, suite à la raclée monumentale qu'il venait de déguster, le pauvre Claudius laissa un râle de douleur s'échapper de ses lèvres tuméfiées. A demi-conscient, il leva mollement sa main valide, comme à la recherche d'un quelconque secours, avant de finalement perdre connaissance.

L'enthousiasme de Ntikuma s'éteignit peu à peu, alors que le froid de la réalité venait calmer ses ardeurs après chaque remarque de Zhihao. Rien n'était dit avec méchanceté, ce n'était jamais son genre, c'était ce qui rendait le tout encore pire. Elle disait le tout avec tant de candeur, si c'était vraiment une inquiétude de sa part, combien d'autres partageraient sa réticence? Le petit être aurait aimé lui partager les défis qu'il avait rencontré en discutant avec toutes sortes de scientifiques et autres experts, lui expliquer sa vision pour une Île indépendante et capable de produire ses propres ressources. La Boussole connaissait tout plein de choses, elle aurait pu aider un peu!
... Mais la réalité était que tout ça était juste un peu trop gros pour lui. Trop de choses qu'il ne comprenait pas, d'importantes décisions à prendre seul avec peu ou pas d'assistance pour toute une communauté qui, si elle l'appréciait beaucoup, ne l'avait pas exactement choisi non plus. Sans parler des autres mercenaires qui profitaient souvent de la misère des villageois pour sécuriser leur pouvoir. C'était peu, mais si ça fonctionnait, ce serait un énorme progrès pour Death Queen Island. Et puis, il était plutôt certain qu'aucun des voyous ne seraient intéressés à piétiner un plan de carottes.

Il se contenta donc de hocher gravement la tête, sans trop avoir le cœur élaborer. Peut-être plus tard, après leur petit repas, une fois les affaires les plus importantes discutées. Pour cela, par contre, il faudrait que Gorislava arrive enfin. Ses recherches lui avaient indiqué que le Fourneau était une guerrière impétueuse au tempérament explosif, ce ne serait donc pas surprenant qu'elle soit en retard ou même qu'elle choisisse de ne pas venir du tout. Ce serait bien dommage, si c'était le cas, il avait préparé tellement de nourriture...

Toutes les factions unies, autant que possible, contre un ennemi commun. Ce genre de chose n'arrivait pas souvent, ils étaient plus souvent occupé à se battre entre eux. Les Saints, évidemment, étaient toujours attendu contre ce genre de menace, mais les autres? De ce qu'il comprenait, par contre, la présence des Chevaliers Noirs aussi tard pendant l'affrontement avaient plus été due à la bonne foi de Zhihao et Gorislava qu'à un réel intérêt de l'Ordre Noir à protéger le monde. Quelqu'un allait-il vraiment prétendre que des mercenaires étaient intervenu en Égypte pour venger un petit collaborateur?

"Oui, j'avais croisé Azir peu après l'emprisonnement de Reagan. Il n'a pu que gagner en puissance depuis et il a toujours fait partie des Saints les plus puissants du Sanctuaire. Dirais-tu que les autres possédaient une force semblable?"

Ce n'était jamais une mauvaise idée d'évaluer les forces des autres factions. Ntikuma faisait plus souvent affaire avec les diplomates qu'avec les guerriers et même s'il n'allait jamais se battre, il était toujours utile de savoir s'il avait des chances de survivre à une frappe cosmique ou non. Ou pire, si une Guerre Sainte devait éclater, qui se retrouverait au front.

"Je m'inquiète pour..."

Le plafond explosa en dizaines de morceaux, envoyant des fragments de bois et de roche volcanique partout dans le Laboratoire. Comme il l'avait pratiqué à plusieurs reprises dès sa première apparition publique, le petit être envoya une vague de cosmos le long de ses vêtements pour changer les couleurs en un mélange de gris terne lui permettant de se camoufler plus facilement, puis rampa loin de l'action pour se mettre à l'abri. Si c'était un ennemi, le mieux était toujours d'attendre quelques secondes avant d'essayer de le calmer... Mais rien ne se produisit. Le type à la tête complètement massacré saignant de partout, juste sur son système de télévision, était déjà inconscient et respirait à peine. Peu importe ce qui s'était passé, l'affrontement avait été brutal.
L'Ashanti prit une seconde pour pleurer son ensemble de cinéma —sa première grosse dépense!— puis se releva et fit disparaître son camouflage avant de s'approcher du blessé. Dans ses mains apparurent pinces, bandages, guenilles, fils et aiguilles et il se mit au travail pour stabiliser son état mais aussi pour avoir la chance de l'identifier. Il ne connaissait pas ce gars, ce n'était pas le genre d'employé qu'il engageait mais juste à voir son accoutrement, il pouvait facilement deviner que c'était, à l'image de Blueman et son troupeau de punk, une autre brute à la recherche de gloire en vendant ses services "non-officiel" pour les Chevaliers Noirs. Une vocation très populaire sur Death Queen Island et une des raisons pourquoi redorer le blason de l'Île était si difficile. Ce qui intriguait le plus le forgeron, cependant, c'était la gigantesque épée qui pendait encore dans la main de Claudius. C'était un ouvrage... correct, s'il voulait être généreux, mais complètement moderne, sans trace de cosmos. Où donc se l'était-il procuré?

Après quelques minutes, Gorislava arriva à son tour et eut au moins la politesse d'utiliser la porte. À part pour le fait qu'elle était encore consciente et plus ou moins capable de se déplacer toute seule, elle n'était pas en meilleur état que son adversaire. Pas difficile de comprendre ce qui s'était passé, Claudius avait vu trop grand et avait pris cher en s'en prenant à beaucoup plus fort que lui. Agacé, Ntikuma leva les bras en l'air avec un long soupir de découragement, puis finit ses premiers soins avant d'enfin s'approcher de la rousse et l'aider à son tour à nettoyer ses blessures. Il avait beau secouer la tête pour essayer de lui dire que ce n'était pas grave, le cœur n'y était pas, ça allait lui prendre des heures pour réparer et nettoyer tout ça.

Au moins, avec son entrée fracassante, Gorislava leur avait fourni une excuse pour quitter les lieux. Après s'être assuré que plus personne n'était pas en danger de mort, l'Araignée matérialisa trois paniers de pique-niques, puis plusieurs plats dans lesquels il se dépêcha de transférer le plus de nourriture possible. S'ils se dépêchaient, ce serait encore chaud!

...

Se rendre jusqu'au Laboratoire était déjà plutôt périlleux même en suivant le chemin, la pierre glissante et les ravins ne pardonnaient pas beaucoup de faux-pas. Ce n'était pourtant rien comparé au trajet que Ntikuma décida de prendre, où la randonnée prenait plutôt des allures d'escalades et un fin sable noir épargné par l'érosion cachait des fragments de pierres bien plus pointus. Heureusement, le petit être connaissait bien ce coin et laissait derrière lui des traces de pas lumineuses pour indiquer aux deux guerrières où mettre les pieds. Plus ils avançaient, plus les choses changeaient autour d'eux : le sable se dissipaient peu à peu, des pièces d'armures endommagées trônaient sur quelques rochers. Et Ntikuma, quelque part pendant leur périlleuse escapade, avait trouvé le temps de troquer son costume pour ses habituelles voiles rouges. Quand ils arrivèrent enfin à destination, il se plut à croire que le déplacement en avait valu la peine : il s'agissait d'une petite grotte, taillé par le temps et les intempéries, où la lumière du soleil faisait briller des cristaux incrustés dans la roche volcanique. Juste au bord du précipice, face à la mer, se trouvait deux armures : une complète et en excellent état, représentant un serpent ailé, et l'autre terne et en morceaux représentant... un oiseau de quelques sortes. Ntikuma leur accorda un regard peiné, puis fit apparaître un épais tapis rouge où ils purent déposer leurs victuailles.

"Voilà qui devrait nous donner plus de temps. Mes excuses, Gorislava, j'aurais dû te donner un sauf-conduit. Personne ici n'a le droit de toucher à mes clients et mes employés."

Le petit être se mit à remplir les assiettes et servit ses invitées, puis d'un geste de la main, couvrit l'entrée de la grotte d'un lourd rideau qui les coupa du monde extérieur. L'obscurité était lourde et menaçait de mille et une peurs, juste pour une seconde. Des mains de Ntikuma s'échappa une vive lumière blanche et la grotte fut aussitôt remplie de nuages et d'un ciel bleu, comme s'ils étaient encore à l'extérieur.

"J'ai beaucoup suivi votre parcours depuis votre retour. Vous faites partie de ceux qui ont subi le pire de l'Ordre Noire et vous n'êtes pas les seules."

Le forgeron interrompit son écriture pour lancer un coup d’œil à Gorislava.

"Les Seigneurs Noirs se croient intouchables depuis votre victoire en Égypte.  Mon rôle est de faire croire que tout se passe bien au public et je le fais bien, mais les choses sont pires que jamais. Les dettes montent, la violence aussi. Malgré nos efforts, Death Queen Island se meurent pendant que ses patrons s'enrichissent.

Ce n'est pas mon rôle de dire la vérité, encore moins de décider de ce qui doit être fait. Mais je crois que nous sommes d'accord sur une chose."

Le ciel artificiel passa lentement au pourpre, révélant la colère rarissime du petit être. Trop longtemps, il avait été simple spectateur, condamné autant par sagesse que par innocence à laisser les événements défiler et à simplement raconter à qui voudrait l'entendre. Mais s'ils n'agissaient pas maintenant, il n'y aurait plus rien à conter.

"L'Ordre Noir doit tomber."

L’Ashanti devint de plus en plus sérieux à mesure que la Boussole lui faisait part de ses observations. Compréhensible, puisqu’il n’y avait pas de quoi se réjouir, Zhihao préférant éviter de le tromper plus que nécessaire ; elle ne pensait pas qu’il la remercierait de ménager ses sentiments si elle devait avoir recours au mensonge pour cela. Après la question de la personnalité des différents protagonistes de l’aventure égyptienne, vint celle de leurs capacités. Une requête plus facile à satisfaire que la précédente, puisqu’elle pourrait se montrer plus objective.

« En termes de puissance cosmique brute Hruodland et la Mante étaient clairement les plus forts, à tel point qu’Our a dû se sentir menacé car il a eu recours à sa magie pour brider le cosmos de la Spectre. Gorislava était la troisième, et Azir à peine en-dessous d’elle, non que cela veuille dire grand-chose : s’ils avaient dû s’affronter, entre la supériorité de son armure et sa plus grande discipline, le Lion aurait eu toutes ses chances, à mon sens. J’étais la cinquième, Mélya la sixième, et Colombe était la dernière. Toutefois, la Petite Ourse était capable d’exécuter des techniques défensives d’un niveau exceptionnel, suffisantes pour bloquer l’attaque de Hruodland. »

Peut-être mettait-elle un peu trop l’accent sur les prouesses de la Sainte, mais un tel exploit méritait d’être reconnu, quand bien même il était certainement le produit d’une spécialisation qui devait la laisser sous-équipée dans d’autres domaines. Elle était prête à livrer davantage de détails si Ntikuma lui en faisait la demande, mais elle le laissa d’abord parler – ou plutôt écrire – ; toutefois, avant qu’il n’ait pu dire ce qui l’inquiétait tant, la chinoise devint soudain consciente qu’un objet massif chutait à grande vitesse vers le laboratoire, quelques secondes après que l’énergie de Gorislava se soit enflammée pour atteindre un bref mais violent paroxysme. Elle activa son propre cosmos en un éclair, extrayant du sol suffisamment de sable de fer pour ériger une barrière protectrice entre les deux éveillés et le point d’impact prévu. Le voile métallique absorba sans problème les shrapnels propulsés dans leur direction, et une brève manipulation à base d’électricité statique dissipa tout aussi aisément le nuage de poussière afin de laisser passer l’Araignée lorsqu’elle se dirigea vers le colosse tombé du ciel.

« Tiens, il pleut des gros lards maintenant ? » interrogea l’asiatique en emboîtant le pas au forgeron à la posture déconfite. Le pauvre, de tous les endroits où le séide – un larron désagréable au possible qu’elle se rappelait avoir rencontré une fois ou deux – aurait bien pu retomber, il fallait que ce soit sur le système de divertissement qui avait dû lui coûter une fortune.

« Je verrai ce que je peux faire pour vous aider à réparer ça. » tenta-t-elle de le réconforter. Il faudrait qu’elle en fasse de même pour le toit d’ailleurs, ainsi que pour le larbin lui-même ; elle devinait sans peine ce qui avait dû se passer, mais elle aimerait tout de même pouvoir le questionner si possible. Elle se mit à aider le petit être masqué, ajoutant ses capacités cosmiques aux efforts de ce dernier afin de faire en sorte que le géant malmené ne leur claque pas entre les pattes. La responsable de son état arriva juste avant qu’ils ne terminent leurs soins, suite à quoi Zhihao prit le temps d’enfermer Claudius à l’aide de la même technique dont elle s’était servie pour emprisonner le Nécrosphynx [Coffin]. La manœuvre devrait rencontrer davantage de succès ce coup-ci, puisqu’elle doutait que qui que ce soit sur l’île soit capable de le libérer de sa cage de métal et d’énergie. Ceci fait, elle se remit à aider Ntikuma, pour rafistoler Gorislava cette fois.

« Vous nous avez ramené un invité supplémentaire, ou est-ce que vous comptez boire dedans ? » demanda-t-elle en désignant le crâne que le Fourneau trimbalait sous son bras.


Le cadre dans lequel devait avoir lieu leur repas étant soudain devenu encore moins hospitalier qu’il ne l’était déjà, l’Araignée les invita toutes deux à le rejoindre dans un endroit plus à l’écart, une caverne gardée par deux armures noires, telles une paire de sentinelles silencieuses. La militaire leva un sourcil en les voyant, mais n’émit aucune réflexion ; elle s’était renseignée autant que possible sur la confrérie noire et avait donc une petite idée de ce dont il devait s’agir, mais ce n’étaient pas ses oignons, et la confirmation de son hypothèse était moins importante que le sujet que Ntikuma souhaitait aborder, si loin des oreilles indiscrètes.

Les excuses qu’il fit à la moldave résumaient à merveille la situation à Death Queen Island, il fallait l’avouer : les forts y faisaient ce qu’ils voulaient, et le seul moyen de ne pas se faire importuner – voire pire –, c’était soit d’être sous leur protection, soit d’en être un soi-même. L’électrokinésiste elle-même arrivait au bout de sa période de grâce ; les sbires des différents Seigneurs Noirs se faisaient de plus en plus insistants, et bientôt il lui faudrait soit s’aligner avec l’un d’eux, soit prouver une bonne fois pour toutes qu’il valait mieux la laisser tranquille, ce qui revenait plus ou moins à devenir l’un d’eux.

Comme s’il lisait dans ses pensées, le petit homme en rouge exposa enfin la véritable raison de leur rassemblement, et elle se retint de commencer à déguster un plat qui avait pourtant l’air délicieux – qu’elle venait de réchauffer au moyen d’une émission de micro-ondes – pour mieux lire ce qu’il écrivait. Une révolution, rien que ça ! Décidément, il ne manquait pas d’ambition… ou de colère, cette émotion pouvant faire un excellent substitut si nécessaire.

Zhihao n’était pas opposée à cette perspective, à vrai dire. En plus de récolter des informations sur la seule faction éveillée que les Agences soient en capacité d’infiltrer, sa mission était de déterminer s’il était possible de la manipuler pour qu’elle serve leurs intérêts. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour se faire une opinion sur la question, dans laquelle les événements des dernières semaines n’avaient que la conforter : dans sa forme actuelle, l’organisation était bien trop dysfonctionnelle pour en tirer quoi que ce soit, et représentait plus un problème qu’autre chose. En ce sens, la proposition du conteur tombait à pic : il ferait le leurre parfait pour dissimuler l’implication des Agences, et si elles s’y prenaient de la bonne façon, elles pourraient à la fois éliminer une menace et reforger une partie de l’Ordre en un nouvel outil. Il faudrait cependant qu’elle en discute d’abord avec ses supérieurs, hors de question de foncer tête baissée de sa propre initiative.

« Je ne dirais pas que je fais partie de ceux qui ont subi les pires abus, loin de là. » répliqua-t-elle finalement. « Par contre, il est exact que nous sommes parmi les rares à pouvoir y faire quelque chose. J’ai quelques interrogations, toutefois : êtes-vous sûr que c’est la seule solution ? Avez-vous réfléchi à la façon de procéder ? Avez-vous pensé à l’après, pour éviter que nous ne nous retrouvions simplement à échanger une forme d’oppression pour une autre ? Si ce n’est pas votre rôle, comme vous dites, alors qui ? »

La militaire s’interrompit le temps de reposer son assiette sur le sol basaltique, histoire d’adopter une posture qui conviendrait davantage à la gravité des dernières questions qu’elle s’apprêtait à poser.

« Et surtout, qu’est-ce qui vous fait penser que vous pouvez nous faire confiance ? Nous pourrions très bien être des agents au service des Seigneurs Noirs, dont le rôle serait d’attirer les dissidents comme vous. Savez-vous au moins ce que je faisais avant de rejoindre Death Queen Island ? »

Malgré tous les dégâts qu'elle avait provoqués avec son entrée en scène pétaradante, Ntikuma et Zhihao n'en tinrent heureusement pas rigueur à Gorislava. Bien que visiblement exaspéré derrière son masque, le premier soigna les blessures les plus graves de Claudius puis fit de même avec celles de la rouquine. A la grande surprise de cette dernière, le forgeron conjura du néant des paniers-repas et communiqua à ses camarades son intention de poursuivre leur discussion ailleurs. Quant à la Chinoise, elle prêta main-forte à l'alchimiste en aidant à panser les plaies de leurs deux invités. Grâce à sa maîtrise de l'électromagnétisme, elle emprisonna ensuite le colosse dans une gigantesque sphère en métal. Ceci fait, elle tourna son attention vers le crâne que tenait le Fourneau sous son bras, se permettant même une plaisanterie à son sujet. Lorsque la Boussole évoqua la possibilité de boire à l'intérieur du crâne, comme à la mode Scandinave, son interlocutrice grimaça évidemment de dégoût. Gorislava, qui avait jusque-là oublié qu'elle se trimbalait la caboche de Reagan sous le bras, se décida finalement à expliquer de quoi il en retournait :

"Ça ? C'est juste le crâne de Reagan. J'ai croisé sa tête décapitée en chemin et j'ai décidé de l'embarquer avec moi, en fait. Oh mais vous bilez pas, je l'ai nettoyée avant de venir jusqu'ici. Voyez ? Elle est toute propre !"

Comme pour appuyer ses propos, la relique mortuaire se mit fortuitement à scintiller sous les rayons du soleil, sa blancheur immaculée reflétant à la perfection la lumière du jour. En parlant de radiance, la rouquine ne se serait jamais imaginée que Ntikuma soit aussi... fabuleux. C'était à croire que le culturiste déchu avait déteint sur lui depuis la tombe, s'il ne s'accoutrait pas déjà comme cela auparavant. Ce code vestimentaire d'un goût douteux arracha ainsi une seconde grimace au Fourneau, qui réprima également un frisson. Mieux valait ne pas trop s'appesantir sur cette garde-robe et plutôt se concentrer sur le pique-nique que le forgeron avait organisé. La bicoque de ce dernier étant devenue temporairement inutilisable suite à la chute du mastodonte, les trois Chevaliers Noirs quittèrent donc les lieux pour trouver un nouvel endroit où prendre leur déjeuner.

Leurs pérégrinations les conduisirent à l'intérieur d'une caverne jonchée de cristaux et de gemmes d'origine volcanique, éclairée par un trou laissant passer par le dessus la lumière du soleil. Cette grotte était ouverte sur une falaise donnant sur l'océan, un duo de totems aux styles distincts encadrant les deux côtés de la corniche. Naturellement, Gorislava se demanda à qui pouvaient bien appartenir ces Armures Noires et ce qu'elles étaient censées représenter. Toutefois, elle garda poliment ses interrogations pour elle et préféra à la place s'asseoir sur un petit rocher, histoire de pouvoir enfin profiter du repas que leur avait mijoté l'Ashanti. Lorsqu'elle ouvrit son panier-repas, la rouquine put contempler avec admiration ses talents de cuisinier. En effet, le déjeuner était composé d'un ragoût épicé aux haricots, d'une soupe exotique et de poisson grillé. Le tout était accompagné de riz et de bananes frites, ce qui avait le don de mettre l'eau à la bouche de la jeune fille. Ntikuma demanda alors pardon à cette dernière, qui n'avait de toute manière jamais songé à lui en vouloir, pour ne pas avoir pensé à lui accorder de sauf-conduit. Le Fourneau balaya ces excuses d'un revers de la main et rassura son hôte :

"No worries. C'est pas comme s'ils se seraient embêtés à respecter ton autorité, hein. Euh... Je veux dire... Pas que tu sois pas respectable, hein ! Ces abrutis sont des bandits sans foi ni loi de toute façon, alors bon..."

Gêné par la maladresse de ses propos, il se râcla bruyamment la gorge puis décida de se focaliser sur sa gamelle, au lieu de raconter des inepties. A travers ses dessins mystiques, le forgeron commença alors à s'attaquer au sujet de sa réunion, en invoquant d'abord les expériences passées de ses invitées avec l'Ordre Noir. Gorislava ne savait pas de quelle injustice avait pu être victime Zhihao, mais en ce qui la concernait, il était certain qu'elle et sa famille avaient vécu un véritable enfer à cause des maîtres de Death Queen Island. Non seulement ses parents avaient été ruinés et exploités jusqu'à ce que mort s'ensuive par les Seigneurs Noirs, mais Reagan avait par-dessus le marché abusé de sa position de force pour tenter de soumettre sa frangine. A cause de cela, la rouquine fut obligée de s'exiler durant de longues années, loin de ses congénères, ce qui l'avait poussé vers une douloureuse existence faite de conflits interminables et de violence. Suite à sa dérouillée en Égypte, la réalisation de sa condition déplorable avait plongé le Fourneau dans une profonde dépression. Si ses vacances auprès de sa famille lui avaient remonté le moral, les blessures psychologiques qu'elle avait subies ne s'étaient pas complètement refermées pour autant.

Néanmoins, comme le souligna l'Araignée avec justesse, Gorislava était loin d'être la seule à vivre un calvaire au quotidien sous le joug impitoyable de la Confrérie Noire. Les pontes de l'organisation avaient beau ne contribuer en rien au travail des mercenaires et au bien-être de la population de Death Queen Island, ils se comportaient comme de véritables sangsues, se nourrissant avidement des larmes et de la sueur des autres. Une caste de parasites doublée de meurtriers sans scrupules : voilà ce que ces truands perfides étaient réellement. Face à leur nocivité pour la société dans son ensemble, Ntikuma proposa une solution simple et radicale : renverser l'Ordre Noir. Cette suggestion fit s'étrangler la rouquine avec une bouchée de poisson, avant qu'elle ne boive fissa une rasade de bière afin de faire couler le morceau. Heureusement qu'elle avait toujours une réserve de binouze à proximité, sinon elle ne serait pas capable de fonctionner correctement... La Boussole fut tout aussi interloquée par cette idée, ce qui la poussa à demander à l'encapuchonné s'il avait bien pensé à toutes les ramifications, à tous les préparatifs que requéraient son plan et aux potentielles conséquences. Quant au Fourneau, la formulation de l'objectif final du forgeron ne lui inspira que ces questions :

"Euh... Par contre, on n'est pas censés représenter l'Ordre Noir, nous aussi ? Ça veut dire qu'on va devoir se flinguer nous-mêmes à un moment donné, nan ?"

Peu assuré dans son propos, il se gratta pensivement la tête avant de reprendre une gorgée de bière. Cette dernière fut par ailleurs recrachée tout aussitôt par Gorislava, estomaquée par l'hypothèse soulevée au débotté par la Chinoise. Effectivement, afin d'inciter l'Ashanti à plus de prudence, elle avait suggéré à ses camarades la possibilité qu'elle soit une espionne au service des Seigneurs Noirs. Rien que de songer à cette éventualité brisait le cœur de la rouquine, qui en était venue à considérer Zhihao comme une amie depuis leurs aventures égyptiennes. Le visage de la première se décomposa ainsi à toute vitesse puis se déforma en une grimace de tristesse dramatisée à l'extrême. Des larmes commencèrent alors à ruisseler de ses yeux et de la morve à couler de son nez, comme si elle allait se mettre à piquer une énorme crise digne d'un enfant en bas âge.

Au moins la nourriture était un succès. Les questions de Zhihao avait été attendues mais pas toute prévues, Ntikuma hocha la tête sans perdre son calme et prépara mentalement ses réponses. Avant cela, par contre, il allait prendre quelques gorgées de thé et savourer sans réagir, les yeux fermés bien que les deux femmes ne pouvaient pas le voir. Pendant ces trop courts instants, le petit être allait prétendre que le trio se rencontraient juste pour un bon repas entre amis qui s'apprécient, sans intrigue ni manigance. C'était souvent le seul truc qui lui restait pour garder sa bonne humeur pendant les négociations les plus difficiles. Sa tentative de retrouver un peu de sérénité fut cependant interrompue par Gorislava, qui prit les questions de la Boussole avec beaucoup de détresse . Apparemment, la simple idée de subir une trahison de sa collègue était assez pour déclencher une crise de larme normalement réservée aux bambins. Un peu pris au dépourvu, l'Ashanti, qui avait prévu de répliquer à la blague que c'était peut-être lui qui les trahirait aux Seigneurs Noirs, s'empressa d'offrir un mouchoir à la rousse en se demandant comment corriger la situation. D'un geste, il fit apparaître des petits feux d'artifices dans le creux de sa paume pour lui remonter le moral, puis écrivit dans l'air devant elle.

"C'est juste un exemple, elle ne le pense pas comme ça. Il faut faire attention à qui on fait confiance."

Si Ntikuma se retrouvait à gérer toute sa nouvelle carrière seul, c'était justement parce que chaque assistant, gérant et consultant qui avait offert ses services s'était avéré être aussi un espion pour un autre Seigneur Noir. Il aurait dû se sentir de parler aussi ouvertement de ses plans et tout risquer mais au contraire, c'était... cathartique. Enfin, abandonner toutes les façades et les secrets pour parler directement! Pas que ça mettrait fin aux manigances mais au moins il n'avait plus besoin de faire semblant.

La question de Gorislava lui échappait un peu mais il allait être important de donner le plus de détails possible pour expliquer où il en était et ce qu'il avait de prévu. Ce qui était probablement moins que ce que Zhihao aurait espéré... ou plus? Qui sait?

Une bille de lumière bleue apparut devant l'Araignée et se mit à grandit jusqu'à prendre la forme d'un arbre aux branches crochues, continua de grandir, jusqu'à ce que ses racines couvre tout le sol de la caverne. Et au cœur de la création sylvestre, un petit insecte doré se débattant pour sortir de la prison...

"Tailler un arbre ne l'empêche pas de grandir. Ce que les Seigneurs Noirs perdent, ils feront tout pour le récupérer en double. Nous n'aurons jamais le pouvoir de négocier et même si nous essayons, nous allons le payer cher. Nous et nos proches."

Il lança un coup d’œil vers Gorislava et fit disparaître la projection. À la place, il déroula son écharpe et joua distraitement avec, feignant de réfléchir à la question de Zhihao. Tant de troufions avaient tenté de l'approcher justement pour le manipuler et enquêter sur ses intentions, pourquoi penser que la Boussole n'en faisait pas partie?
C'était là la question intéressante, n'est-ce pas? Impossible de savoir si le forgeron souriait mais un imperceptible mouvement de ses épaules laissait voir que la question l'amusait beaucoup. Ils n'avaient pas beaucoup de leçons de transparence à se donner, n'est-ce pas? Il secoua la tête, puis lui écrivit quelques mots d'un geste nonchalant.

"Ce n'est pas mon genre de demander. J'ai tout de même gardé un œil sur vos activités et comparé à d'autres, vous êtes bien plus agréables."

Avec un gloussement, le petit être matérialisa une minuscule projection de Claudius, flottant juste à la hauteur de leurs yeux, tombant à l'infini dans une gerbe de flammes. Certes, en dehors de l'Île les troufions devaient être un peu plus subtil mais ici? C'était presque un miracle que les Seigneurs Noirs ne marquent pas leur possession au fer rouge.

Le prochain message, plus sérieux, s'adressa aux deux mercenaires.

"Si vous vouliez offrir vos services à un Seigneur Noir, il fallait le faire dès votre retour d'Égypte. Je ne peux pas parler à votre place mais malgré mon titre, je n'ai jamais aimé me considérer comme un membre de l'Ordre. Ce n'est pas comme si nous avons eu le choix."

D'un geste sec, le petit être retira son écharpe dorée et la plaça sur le sol devant lui. C'était un ouvrage exceptionnel, pas un seul défaut, bien des tapisseries avaient moins de détails dans leurs points et coutures que ce simple vêtement. Presque trop. Le tissu scintillant le cachait bien mais de près, le Fourneau et la Boussole pourrait y voir ce qui ressemblait à des lettres. Un peu d'aide cosmique, le message secret devint un peu plus clair et l'Ashanti révéla sa meilleure arme contre ses collègues corrompus : beaucoup de secrets et d'histoires, allant du scandaleux au morbide, beaucoup de noms, de dates, de montants d'argent échangés. Ce n'était qu'une fraction de l'information qu'il avait amassé en jouant les confidents pour des tyrants en manque d'attention mais c'était suffisant pour porter un solide coup à leur image publique. Était-ce donc ça, le plan pour détruire l'Ordre Noir? Pas tout à fait. C'est là que les adresses et les numéros de téléphones devenaient un peu plus inquiétants.

"Ils ont ignoré leur peuple trop longtemps. Ça me semble juste qu'ils tombent de leur main. Avec ça, nous avons de quoi les motiver."

« C'était une question rhétorique, Gorislava. » soupira la militaire en voyant la moldave fondre en larmes – et en morve – à la seule idée que sa camarade puisse la trahir. Quel spectacle ridicule, franchement, quel âge avait-elle ? Zhihao détourna les yeux, dirigeant un regard consterné vers le crâne de Reagan, qui sembla le lui rendre. Le Fourneau n'avait pas menti en disant qu'elle l'avait nettoyé, le macabre trophée était impeccable, reflétant les illuminations de Ntikuma comme si l'Oiseau de Paradis avait retrouvé sa fabulosité après son décès. Sur un coup de tête, l'asiatique se servit de son cosmos pour créer un gobelet de basalte poli, qu'elle rempit d'alcool et plaça devant le crâne en guise d'offrande, à moitié pour voir la réaction de ses compagnons.

Faisant ensuite comme si de rien n'était, elle attendit que la rouquine se calme et laissa l'Araignée poursuivre son discours. Alors comme ça il n'avait même pas pris la peine de se renseigner sur son passé, aussi fictif soit-il, avant de l'approcher pour lui demander de rejoindre sa joyeuse bande de combattants de la liberté ? Et dire que ses collègues s'étaient donnés tant de mal pour mettre en place toute une existence factice... enfin, cela pourrait toujours servir si d'autres Seigneurs Noirs se montraient plus méfiants que celui-là.

« Je ne fais pas ce que je fais par bonté d'âme, mais parce que je reconnais que la façon dont la confrérie traite ses ressources humaines est mauvaise pour les affaires. » répondit-elle afin de le détromper en partie. Il ne lui servirait à rien de prétendre qu'elle était motivée par l'altruisme et l'idéalisme ; si c'était le cas, elle n'aurait pas rejoint Death Queen Island – même si c'était exactement ce que le forgeron semblait avoir fait.

« Quant aux Seigneurs Noirs, si je n'en ai pas encore rejoint un, c'est parce que ce n'est pas une décision que je veux prendre à la hâte, surtout avec mes expériences passées en matière de supérieurs incompétents ou de coéquipiers insupportables, et également parce que j'attendais de voir si un statut d'indépendante était viable sur le long terme. De toute évidence, la réponse est non. J'aurais pu me placer sous les ordres du Seigneur Noir des Poissons ; je sais que je ne l'ai rencontré qu'une fois et que c'est un peu léger, mais j'ai apprécié son professionnalisme. Hélas, il semble avoir disparu des radars, et je n'ai pas assez d'informations sur les autres pour faire un choix. Sauf en ce qui concerne Takeya, mais il ne m'a pas l'air très stable et est lui aussi aux abonnés absents. »

La chinoise s'interrompit pour se remettre à savourer son repas pendant que l'encapuchonné exhibait les précieuses informations inscrites au revers de son écharpe. Elle devait s'avouer impressionnée ; quel meilleur endroit pour cacher le fruit de ses investigations qu'un objet qui ne quittait jamais sa personne et que peu de gens penseraient à examiner à la recherche de ce genre de secrets ?

Il y avait toutefois une autre question plus importante : les renseignements accumulés par Ntikuma suffiraient-ils à faire tomber les individus qui occupaient les plus hauts échelons de l'Ordre Noir ? Ce n'était pas par esprit de contradiction que la Boussole objectait et pointait du doigt les failles potentielles de ce plan, mais parce que cela devait être fait : un plan solide devait pouvoir résister à la critique avant d'être mis en application. Cela devrait normalement être le rôle de Gorislava, si l'on s'en tenait à la règle numéro 12 de l'Evil Overlord List, mais comme leur but était justement de s'opposer à une coterie de seigneurs maléfiques...

« Tout le monde sur cette île sait déjà que les Seigneurs Noirs ne se préoccupent que d'eux-mêmes et qu'ils ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins, je ne sais pas si le fait d'en avoir la preuve  changera grand-chose. De toute façon, ils n'en ont rien à faire de l'approbation de leur peuple ; la plupart d'entre eux ne mettent quasiment jamais les pieds à Death Queen Island, et la vie de leurs « sujets » n'a que très peu de valeur à leurs yeux. En cas de rébellion ouverte, à part quelques spécialistes, la quasi-totalité des habitants peut aisément être exterminée et remplacée par d'autres miséreux venus du continent. » remarqua-t-elle cyniquement, toujours dans son rôle d'avocat du diable, après avoir pris une rasade d'alcool – un breuvage qu'elle dédaignait d'habitude, mais vu les enjeux de cette discussion, un petit écart pouvait être toléré du moment qu'elle n'allait pas plus loin.

« Nous pourrions peut-être éliminer un ou deux Seigneurs Noirs par des moyens détournés, poison et autres, mais ils ont l'habitude des tentatives d'assassinat, c'est comme ça que beaucoup d'entre eux sont arrivés au pouvoir et qu'ils s'y maintiennent. Cela veut dire que nous aurions besoin de recruter davantage de chevaliers pour une insurrection armée, mais les indépendants ne sont ni assez nombreux, ni assez puissants pour cela. Ironiquement, Reagan aurait pu être un renfort de poids. Et nous en revenons au même problème : comment saurons-nous que nous pouvons leur faire confiance, qu'ils ne nous vendront pas à nos ennemis ou ne chercheront pas à se servir de nous, puis à nous planter un couteau dans le dos pour devenir calife à la place du calife ? »

Ce qui était précisément le but de l'électrokinésiste, soit dit en passant, même si elle ne comptait pas se retourner contre ses alliés si elle pouvait l'éviter. Mieux vaudrait au contraire tenter de les rallier à sa cause.

« Ou alors vous comptez employer l'approche « diviser pour mieux régner » en faisant en sorte que les Seigneurs Noirs s'écharpent entre eux, uniquement pour que nous achevions ensuite les survivants affaiblis ? L'idée a du mérite, cependant elle est tout aussi risquée, voire même plus. »

En réaction à la crise de larmes de Gorislava, Zhihao et Ntikuma se dépêchèrent de lui assurer que la deuxième ne faisait que plaisanter, le troisième lui offrant même un petit spectacle pour la consoler. Aussi enfantine soit-elle, cette dernière tentative était au moins parvenue à amuser la rouquine. Quand la Chinoise lui expliqua qu'il ne s'agissait que d'une question rhétorique, son interlocutrice lui répondit :

"Rhétokeuwa ? Tu sais très bien que chais pas ce que ça veut dire..."

Sur ces paroles, le Fourneau sortit un kleenex puis se moucha bruyamment, avant de finalement se calmer. Une fois la situation retournée à la normale, l'Ashanti expliqua à son auditoire - toujours de manière fort imagée - pourquoi il était nécessaire de renverser l'Ordre Noir. Plus précisément, il s'agissait de chasser les Seigneurs Noirs du pouvoir, ces derniers ayant exploité la population de Death Queen Island pendant trop longtemps pour leur seul profit. Non seulement ils ne contribuaient en rien à l'effort commun, mais ils avaient également le culot de menacer les proches de leurs subordonnés afin de les obliger à trimer pour leur compte. En faisant référence à cette injustice, l'alchimiste muet appuyait sciemment sur la corde sensible de Gorislava, ce qui lui permit d'obtenir toute son attention. De son côté, Zhihao expliqua pourquoi elle ne s'était jamais mise au service d'un Seigneur Noir : autant par désir d'indépendance que parce qu'elle n'avait pas déniché de potentiel supérieur digne de confiance, du moins sur le long terme. Elle en profita aussi pour rappeler que la populace de l'île maudite était déjà consciente de sa condition d'esclave, et que cela n'était guère suffisant pour susciter un mouvement de rébellion. La population était habituée à vivre dans la peur et la soumission depuis des siècles, et le récent décès de Reagan avait échoué à enhardir les masses opprimées. La Boussole surenchérit en ajoutant à quel point assassiner un Seigneur Noir était difficile et que nouer une alliance avec l'un d'entre eux pouvait se révéler terriblement hasardeux. Face à ce constat aussi véridique que déprimant, le Fourneau ne pouvait qu'opiner du chef. Dans ces circonstances, Ntikuma et ses deux comparses risquaient de se retrouver bien isolés dans leur folle entreprise révolutionnaire.

Néanmoins, dès que la Chinoise mentionna l'Oiseau de Paradis, les yeux de la rouquine s'illuminèrent tout aussitôt d'un éclat ardent. Qu'il puisse être considéré comme un potentiel allié de poids et elle non, alors qu'il en était désormais réduit à un crâne délavé, cela avait le don de méchamment la vexer. Gorislava n'arrivait peut-être pas à la cheville du culturiste déchu, mais elle était convaincue qu'elle pouvait toujours aider ses camarades à sa manière. Si ses capacités martiales n'étaient guère suffisantes pour appuyer une insurrection armée, que pouvait-elle donc faire d'autre ? Maintenant qu'elle y repensait, Mathilde et sa grande sœur lui avaient expliqué comment elles avaient réussi à soustraire la famille Rosescu à la surveillance de la Confrérie Noire... Peut-être devrait-elle partager ce secret avec ses comparses, au cas où cela les aiderait à débloquer la discussion ? Après mûre réflexion et avoir terminé son déjeuner, elle se lança finalement :

"Si ça peut vous être utile, ma frangine et mon maître ont des copains qui pourraient p'têt' nous aider à trouver ces gugusses. Je sais ben que les Seigneurs Noirs sont du genre discrets, mais on ne sait jamais... Comme dans ma famille, on essaye de couvrir nos arrières, on garde aussi un œil sur nos ennemis... Vous savez, histoire de pas nous faire prendre par surprise s'ils décident de nous tomber sur le râble."

Sa proposition faite, la jeune mercenaire but une nouvelle gorgée de bière puis demeura silencieuse, en attendant de voir si elle serait favorablement accueillie par ses compagnons de table. Élaborer des plans ou des stratégies n'était pas son fort, mais si elle pouvait au moins participer à la mise en marche de la machine révolutionnaire, elle serait déjà bien contente. Le cas échéant, elle pouvait toujours mettre en avant ce sur quoi elle pouvait - plus ou moins - compter : sa redoutable puissance de feu. Se battre pour la justice était la seule façon pour le Fourneau de sortir du marasme émotionnel dans lequel il était embourbé depuis ses mésaventures en Égypte, et il lui fallait impérativement une nouvelle cause pour laquelle lutter. Qu'importe s'il ne triomphait pas à la fin, il avait tout simplement besoin de quelque chose de substantiel pour occuper son esprit et ses poings.

Ntikuma prit une grande inspiration pour garder sa contenance, puis sortit des sachets de thé, de chocolat chaud en poudre et des cubes de sucre. Il avait besoin d'un peu de temps pour ne pas paniquer, se concentrer sur ce qu'il aimait plutôt que de s'embarquer trop vite dans une manigance mal préparée. Dommage, si ça n'avait pas été du voyou qui avait détruit sa cuisine et forcé le groupe à quitter le Laboratoire plus tôt, le petit être aurait eu le temps de faire frire quelques beignets pour dessert... il faudrait se souvenir d'en offrir aux deux mercenaires, peut-être leur fabriquer des petites boîtes personnalisées! Pour l'instant, il faudrait se contenter des boissons.

Ça ne lui faisait pas plaisir de l'admettre mais Zhihao avait raison : ce serait désillusionné de penser que la populace de Death Queen Island serait capable de s'opposer aux Seigneurs Noirs, même s'ils arrivaient à les motiver. Une fondation si mince et pourtant si solide... non, c'était la mauvaise façon de voir la situation. L'Île était bel et bien un siège de pouvoir, comme le Sanctuaire, un symbole de leur présence sur Terre. Si le refuge d'Athéna devait disparaître, sa force continuerait de vivre dans le cœur de ses chevaliers. Où leur flamme continuerait-elle de brûler, si leur flambeau devait s'éteindre?
La réponse lui semblait maintenant si évidente qu'elle lui donnait presque envie d'éclater de rire.

Le plus important à retenir était que la majorité de la vie des Seigneurs Noirs, voire même de n'importe quel mercenaire avec un minimum de succès, se passait loin de l'Île. C'est là que le plus gros de leur bataille se passerait et à moins d'un miracle, aucun autre Chevalier Noir n'aurait d'intérêt à se joindre à eux. Pas tant qu'ils ne leur donneraient pas une bonne raison... La chance d'être son propre patron et d'accumuler du pouvoir sans risquer de se faire immédiatement casser les genoux, peut-être? Peut-être qu'il faudrait aussi accepter que renverser le pouvoir serait beaucoup plus chaotique et violent que prévu, avec beaucoup de chances de changer le monde. Pourquoi le faire, alors? N'était-ce pas exactement ce que le petit être avait tenté d'éviter depuis qu'il avait revêtu une armure noire pour la première fois? Oui, et c'était exactement pour ça qu'il devait commencer à voir les choses différemment. Si le trio voulait redonner leur liberté aux Chevaliers Noirs, il faudrait accepter que tous n'en feraient pas le même usage qu'eux.

Le sabotage était leur meilleure option, au moins pour débuter l'offensive. Si les informations de Gorislava étaient bonnes, ils devraient pouvoir trouver de bonnes stratégies pour frapper les Seigneurs Noirs et disparaître dans l'ombre sans risque. Que ce soit des fuites de données, une opinion controversée à la télé ou même un malencontreux accident, tant que l'Araignée parvenait à diriger l'ire de leurs victimes dans la mauvaise direction, ils n'auraient qu'à attendre le bon moment.

"Reagan aurait été le calife."

L'Ashanti n'avait jamais entendu ce mot auparavant, mais il était plutôt certain de comprendre ce que ça voulait dire. Oui, l'Oiseau du Paradis aurait su provoquer un outrage public qui aurait porté un coup sévère à la crédibilité de l'Ordre Noir mais il se serait retourné contre ses "collègues" dès que possible. Sa mémoire devrait suffire pour les motiver. Suite à la proposition de Gorislava, le petit être hocha gravement la tête.

"S'ils acceptent de nous aider, je leur serai éternellement redevable. Je ne peux pas offrir beaucoup de protection mais tout le travail sera anonyme, intraçable et bien payé. Ça peut être le cas pour tous nos associés."

Le dernier commentaire était plutôt pour la Boussole, qui avait plus ou moins cessé de décortiquer le plan de l'Araignée pour suggérer de possibles approches. Il n'avait jamais eu à le faire sur une aussi grande échelle mais Ntikuma avait toujours eu une approche bien particulière quand venait le temps de recruter du personnel supplémentaire : tout devait avoir l'air d'un petit boulot. Payé comptant, de courte durée, le plus banal possible sur papier, tout ce qu'il y avait de plus cordial, agréable et ennuyant, mais c'était efficace. Ainsi, personne n'avait le temps de l'approcher pour dérober ses secrets et de l'autre côté, la simplicité de la méthode lui permettait de toujours trouver des intéressés. Avec des égaux comme Zhihao et Gorislava, cependant, l'approche pouvait être un peu irrespectueuse. Rendus où ils en étaient, assis autour d'une tasse de thé à discuter mutinerie, la moindre des choses étaient de respecter leur intelligence.

"Je peux vous pointer dans la bonne direction, vous dire où frapper et choisir les secrets à révéler. Je peux faire sûr que les scandales soient remarqués. Je peux vous payer. Je ne peux rien créer pour vous, au cas où vous êtes attrapées, sur le terrain vous serez seules. Je ne peux pas vous protéger. Est-ce que cela vous convient?"

Pendant quelques secondes, la figure rouge n'ajouta rien, se contenta de dodeliner la tête en laissant ses images cosmiques se dissiper. Même si elle ne serait pas sur le terrain, l'Araignée serait tout de même entourée d'autant de danger, si ce n'est pas plus que ses deux collègues. Les mercenaires continueraient-elles leur mission de sabotage, si leur employeur devait disparaître? Croyaient-elles suffisamment en sa vision?
C'était là sa vraie mission. Quand son heure viendrait, il devrait convaincre tout le monde de croire en lui.

L'Ashanti se redressa, souriant derrière son masque.

"J'ai conté tellement d'histoires. Si nous y arrivons, nous aurons l'honneur de marquer l'Histoire. Alors célébrons!"

Il ponctua en se servant une généreuse portion d'alcool, qu'il but en quelques gorgées rapides, puis posa son verre en respirant lourdement et en priant silencieusement qu'il n'allait pas vomir. Peut-être qu'il aurait été mieux de s'en tenir au thé...

« Ça veut dire une question pour la forme, à laquelle il n’y a pas besoin de répondre. » expliqua patiemment la Boussole lorsque sa collègue parla de ses problèmes de vocabulaire.

Enfin, après s’être remise de ses émotions et avoir froncé les sourcils à l’évocation du rôle qu’aurait pu jouer Reagan – oui, le Fourneau était sans doute plus puissant que lui, mais le charisme de l’Oiseau de Paradis était indéniable, et le rallier à leur cause aurait été un coup de maître au vu du type d’obstacle qu’il aurait pu représenter –, Gorislava s’impliqua davantage dans la discussion et alla même jusqu’à offrir une suggestion sensée, ce que l’asiatique ne manqua pas de souligner.

« Bonne idée, on est jamais trop bien renseignés. Peut-être pourraient-elles également rejoindre le mouvement ; au-delà de la puissance de feu supplémentaire, elles seraient certainement plus fiables que des mercenaires motivés par l’appât du gain, qui nous vendraient certainement aux Seigneurs Noirs s’ils pensaient recevoir une meilleure offre. Les avoir de notre côté serait encore plus important pour augmenter notre flexibilité opérationnelle ; nous n’irons pas bien loin à trois s’il faut que l’une de nous reste derrière pour assurer la sécurité de Ntikuma. Vos talents sont précieux, mais pas au point de vous mettre à l’abri des représailles si nos ennemis découvrent votre trahison. »

Un risque dont le forgeron était conscient, puisque quand ce dernier entreprit de leur expliquer la façon dont il comptait procéder, il devint vite évident qu’il préférait la subtilité à une attaque frontale.

« Guerre asymétrique donc, pour pallier à notre désavantage en termes de force brute. Notre camp serait structuré en cellules indépendantes, disposant uniquement des informations nécessaires à l’accomplissement des tâches qui leur seraient dévolues, et dans l’idéal ignoreraient même pour qui et dans quel but elles travaillent. » résuma l’électrokinésiste. Assez standard, y compris l’aspect déni plausible ; ce ne serait pas la première fois qu’elle effectuerait une mission en sachant que le commanditaire ne ferait rien pour l’aider si elle se faisait prendre. Avec de la chance, ce ne serait pas la dernière. Ce qui posait davantage problème, c’était le fait qu’avec le peu d’informations à leur disposition, leurs pions ne seraient pas capables de faire de beaucoup d’initiative afin de s’adapter aux changements de situation. Un inconvénient partiellement compensé par la présence des membres du premier cercle, plus au fait des enjeux réels de l’opération, mais elles ne pourraient pas être partout à la fois, et l’Ashanti n’était pas fait pour le travail de terrain. Il était donc d’autant plus crucial de recruter d’autres co-conspirateurs de confiance…

Le deuxième point d’achoppement était la question de l’équipement, ou plutôt de son absence. Elle comprenait tout à fait que l’Araignée ne veuille pas que l’on puisse remonter jusqu’à elle, cependant même si tout se passait à la perfection – ce qui avait peu de chances d’arriver –, la Boussole et le Fourneau seraient bien obligées de combattre à un moment ou à un autre, et elles auraient alors besoin de tous les atouts possibles. Zhihao retourna le problème sous tous les angles pendant de longues secondes, et parvint finalement à une conclusion désagréable : celle qu’il n’y avait rien à y faire, et qu’elle devrait s’accommoder de cette situation.

« Moi qui espérais pouvoir au moins compter sur votre soutien pour ce qui est du matériel… Tant pis, je suppose que nous devrons nous débrouiller pour que l’ennemi n’ait pas l’occasion de riposter, cela devrait nous permettre de contourner cette difficulté. Par contre, si nous sommes victorieux, je veux être payée en équipement. Je n’ai pas besoin d’argent. »

La militaire soupesa la possibilité de démontrer la véracité de ses dires en se servant de son cosmos pour créer un assortiment de pierres précieuses, mais choisit finalement de ne pas le faire. Elle aurait déjà droit à suffisamment de questions comme cela, dont celles sur les raisons pour lesquelles elle s’était tournée vers le mercenariat, alors autant ne pas en rajouter.

Les considérations pratiques ayant largement été traitées, le conteur décida que le moment était venu de faire retomber la tension en scellant leur alliance par un toast. Louable intention, mais dont l’effet fut hélas quelque peu gâché lorsqu’il devint clair que le petit être supportait mal l’alcool.

« Ce n’est pas si méchant comme tord-boyaux, pourtant. Vous voulez que j’arrange ça ? » proposa-t-elle en remplissant de nouveau son propre verre, avant d’offrir de servir Gorislava. « Et je crois que nous rentrerons dans l’Histoire – la pauvre, d’ailleurs – même si nous échouons. Les trois idiots qui ont cru pouvoir renverser un ordre multimillénaire… Maintenant que j’y pense, le cadre ne convient pas tout à fait pour un serment d’une telle gravité. Vous pouvez nous faire un jardin de pêchers, à la place ? »

Pour une fois, la proposition de Gorislava reçut l'approbation de ses collègues, qui discutèrent de plus belle de leur plan d'action. Zhihao et Ntikuma s'accordèrent ainsi sur la manière de procéder : en organisant une véritable guérilla contre les Seigneurs Noirs, qui auraient à affronter plusieurs adversaires sur différents fronts. En l'occurrence, les pontes de Death Queen Island ne faisaient guère preuve d'une grande unité en temps ordinaire, aussi étaient-ils plus vulnérables à un conflit asymétrique. Dénués de tout esprit d'équipe, ils se verraient rapidement démunis face à un adversaire s'étant préparé à mener une guerre en ordre dispersé, sans pour autant sacrifier la communication. Cela arrangeait parfaitement la rouquine, qui n'était de toute façon peu adaptée au travail en équipe, en raison de son tempérament fougueux et de son manque de jugeote. Même si la discrétion était loin d'être sa spécialité, elle savait en revanche frapper vite et fort, tel un éclair s'abattant brutalement sur un promeneur insouciant. Semer la zizanie chez ses ennemis n'était pas non plus son genre : elle était de toute évidence pas assez rusée pour cela et elle préférait largement s'occuper elle-même de ses cibles. Afin de célébrer la mise en œuvre prochaine de leur projet révolutionnaire, le forgeron muet suggéra alors un toast à ses camarades. Le Fourneau accepta volontiers le verre de digestif que lui offrit la Boussole, le leva au ciel puis déclara d'un ton plaisantin :

"Long live the revolution, comrades !"

Il ponctua ces mots en engloutissant le verre de tord-boyaux cul-sec, sa tolérance à l'alcool étant nettement plus élevée que la moyenne... ou du moins plus que celle de l'alchimiste. Voir les yeux de ce dernier se plisser de dégoût était particulièrement amusant, surtout après sa démonstration d'assurance mal placée. Gorislava ricana gentiment devant la grimace révulsée de Ntikuma, avant de s'attaquer voracement à ses bananes frites. Enfin venue à bout du dessert, elle ouvrit sa dernière cannette de bière, ingurgita tout son contenu d'une traite puis éructa bruyamment. Ceci fait, elle s'étira et se releva lentement, avant de s'épousseter le pantalon et de se débarrasser des miettes.

"Bon, je crois qu'on a fait le tour du sujet, nan ?" s'enquit la rouquine, fatiguée par la conversation. "C'est pas tout ça, mais moi je vais me mettre en route ! Maintenant que nous en sommes là, je me souviens que j'ai quelques comptes à régler avec les Seigneurs Noirs. D'abord, faut que j'aille voir si nos informateurs auraient pas des tuyaux à propos des fumiers qui ont mis ma famille sur la paille... et savoir qui est la baltringue qui m'a collé Claudius aux fesses, tant qu'à faire."

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=eoDn_scXqvQ -BGM

Avant de partir, elle s'attarda quelques instant sur le crâne de Reagan, qui trônait silencieusement à la tablée des trois mercenaires. Le Fourneau en avait désormais terminé avec l'Oiseau de Paradis : il était finalement temps de tourner la page et de se concentrer sur le futur. En effet, il avait encore du pain sur la planche s’il comptait un jour se venger de tous ceux qui avaient contribué à la ruine de sa famille, et il n'avait guère envie de s'appesantir sur un mort. Gorislava tourna donc le dos à ses compères et, avant de partir, leur adressa ses dernières salutations :

"Ah wish you luck, mates. Restez en contact, parce que moi j'vais pas y penser..."

Sur ces bonnes paroles, elle quitta enfin la caverne puis marcha en direction de la Forteresse des Âmes, là où officiaient les précieux alliés de sa frangine. Après la cuisante humiliante qu'elle avait subie en Égypte, la rouquine avait besoin de se prouver qu'elle était à la hauteur du défi et qu'elle était capable de se confronter à ses peurs, seule. Libérer la populace de Death Queen Island du joug de ses oppresseurs lui permettrait également de renouer avec ce qui l'avait poussée à prendre les armes au départ : un désir ardent de justice, au-delà d'une vulgaire soif de vengeance. Face à la perspective d'une bataille imminente contre les Seigneurs Noirs, le Fourneau pouvait déjà sentir son sang bouillir dans ses veines. Ce dernier ne croyait guère aux présages, mais il pouvait aisément deviner que le conflit qui se profilait à l'horizon allait être long et douloureux...