Le squelette courait à en perdre haleine à travers les couloirs du palais, tentant d’échapper au groupe de gardes qui le poursuivait. Manque de chance son stratagème ne dura qu’un temps, au détours d’un embranchement l’un de ses poursuiveurs le repéra… En quelques secondes le groupe mettait à mort le fuyard…

Depuis plusieurs heures, une folie enivrante s’emparait des occupants du palais allemand… Qu’ils soient vivants ou non, humains ou non. Sous influence, les esprits s’échauffaient, de nombreux gardes s’étaient rassemblés en groupes disparates et se livraient à de violents affrontement dans les couloirs du palais.

Revenue du sanctuaire, Eris occupait la salle du trône dans laquelle elle avait libéré son étrange cosmos. Par vice, elle avait laissé à certains gardes l’intégralité de leurs esprits. Aussi, plusieurs d’entre eux trouvèrent refuge à ses côtés. Conscients de la folie régnante, ils n’en saisirent cependant pas l’origine.

Depuis son entrevue avec Thanatos, elle ne pensait qu’à récupérer son bien. Une obsession ancrée en elle, une dépendance dont elle prenait enfin la mesure. L’artefact représentait le pouvoir qu’elle exerçait sur l’ensemble des équilibres naturels, un pouvoir craint par ses semblables et Thanatos l’en avait privé… La Mort entendait tenir la Discorde enfermée, sous contrôle, il souhaitait dominer un pouvoir qui, par nature, ne pouvait l’être.

Depuis la guerre de Troie Eris menait une lutte séculaire pour contrôler sa propre nature. En abandonnant ses peurs profondes à l’artefact, la déesse avait réussi à dominer le concept qu’elle incarnait... L’autorégulation lui permettait de contrôler ses forces. Ainsi, son intellect, son goût de la vérité et ses appétences à la négociation étaient autant de vecteurs par lesquels elle laissait libre court à ses pouvoirs.

Une succession de bruits sourds tira Eris de ses rêveries. « Ils essayent de forcer la porte ! » hurla l’un des gardes. Malheureusement pour lui ils y parvinrent… Le massacre ne dura que quelques minutes… A l’image du palais la salle du trône baignait dans le sang et divers organes... Peu après, elle se laissa tomber le long d’un mur, attirant ses jambes contre sa poitrine tout en y enfouissant son visage.

-« C’est ce que tu veux ? » hurla-t-elle en direction du trône vide… « Je ne t’appartiens pas ! » Les cris des rares survivants du palais couvraient les sanglots de la Discorde. « Je ne veux pas revivre ça… Pourquoi les fais-tu revenir ? » Les miasmes de son cosmos continuaient de se répandre. D’ici peu, ils gagneraient l’extérieur du palais… « Rend la moi, s’il te plait. »

Toujours prostrée, Eris bredouillait des paroles incompréhensibles. Peu après l’arrivée tonitruante du philippin, la déesse leva le regard vers lui... Oscillant entre tristesse et colère, le visage de la déesse affichait un rictus dérangeant. Non sans difficulté Eris se releva pour faire face à l’impromptu visiteur.

-« A qui pensez-vous vous adresser ? » demanda-t-elle sans attendre de réponse. « C’est mon frère qui vous envoie ? » Qui d’autre ?

La déesse tenta de concentrer ses esprits, une tâche à la fois. Son cosmos continuait de se répandre, pour l’instant elle contrôlait les faits et gestes des squelettes. Mais pour combien de temps encore ? Alors qu’elle reprenait le dessus, la déesse invoqua son armure divine et en quelques secondes Eris en était vêtue.

L’armure ne cachait absolument rien des formes divines. Cependant, la Discorde masqua certaines attributions en repliant les ailes de l’armure avant de s’installer sur le trône de Pandore. Un trône aussi froid que l’était la représentante d’Hadès… A noter qu’Eris ne l’avait jamais appréciée.

-« Ce château est sous mon unique protection, Thanatos sera ravi… Aucun mortel encore sain d’esprit n’osera entrer en ces lieux. » Eris esquissa un geste élégant de la main droite et ordonna aux squelettes de massacrer le philippin.

Les gardes encore en vie se rassemblèrent, ramassèrent leurs armes ensanglantées avant de se jeter avec hargne sur le spectre terrestre. L'entracte terminé,
la pièce allait pouvoir se poursuivre.

Armure d'Eris

« Non. » Fut la seule réponse que la Déesse daigna accorder à son interlocuteur. Elle n’avait pas à justifier ses choix… Alors qu’ils n’étaient plus que deux dans la salle du trône la déesse observa de longues minutes le vieil homme sans lui adresser la parole.

« Thanatos n’a pas souhaité fixer les modalités de ce marché, je défends donc ce château comme je l’entends. J’ose croire que vous ne formulerez pas d’autres griefs à mon encontre. »

Elle n’avait envers son frère qu’une obligation de résultat, les conditions devant amener à ce résultat n’ayant pas été négociées, la Discorde était donc libre d’employer les moyens de son choix. Et puis, mieux valait faire passer cet incident en action délibérée qu’en résultat d’une crise, fusse-t-elle passagère. Eris modifia légèrement sa position sur le trône de Pandore et dévia son regard de Xing Huo.

-« Je sens beaucoup de colère en vous… Vous parvenez à l’exprimer, à la transformer en force, ce n’est pas donné à tout le monde. Ce sentiment d’humanité, ce lien qui vous rattache encore à votre passé, vous y tenez ? »

La pression cosmique d’Eris était toujours prégnante, plusieurs rats se faufilèrent entre les cadavres. Il y avait assez de cadavres pour tous les nourrir et pourtant les rongeurs se livraient à de féroces affrontement pour le moindre morceau de chair.

-« Vous savez… Je pourrais vous aider à transcender cette colère. Vous pourriez devenir l’égal des juges infernaux. »

Elle devait concentrer son esprit sur une tâche subalterne, éveiller l’ambition du spectre pourrait temporairement faire l’affaire. Egalement représentante de l’émulation, la Déesse commençait à envisager plusieurs possibilités pour le Philippin… Encore fallait-il qu’il se montre réceptif, qu’il fasse fi des visions d’horreur qui se déroulaient sous ses yeux.

-« Vous ne me demandez rien et si je suis ici c’est pour être agréable à mon frère… Rien de plus. Quant à ma façon de procéder elle ne regarde que moi… » Prononça-t-elle d’un ton froid et distant. L’impression laissée par Eris était claire, aucune incartade supplémentaire de la part du vieux spectre ne sera tolérée.

Quant à la suite de la conversation, elle prenait une tournure inattendue… Le vieux fou paraissait intrigué, à moins qu’il ne lui tende une perche ? La déesse observa les rongeurs accomplir leur œuvre et d’un air las, elle reprit doucement.

-« Ce que je possède de mieux ? La liberté et accessoirement la vérité. Votre puissance est illusoire, elle dépend de celui qui vous l’a offerte… De votre vivant vous étiez soumis à la mortalité et dans votre trépas vous l’êtes à la Mort, curieux destin que l’esclavage éternel. »

De nouveaux hurlements de terreurs s’élevaient dans les couloirs les plus éloignés de la salle du trône. D’autres squelettes venaient prendre part à la petite fête organisée par la nouvelle maîtresse des lieux. Non troublée par les cris d’effroi, Eris porta toute son attention sur Xing.

-« Ce choix qu’Ils vous ont laissé avant de les rejoindre n'est rien qu'une illusion créée pour séparer ceux qui ont le pouvoir de ceux qui ne l'ont pas. Je peux vous en libérer, je peux vous rendre votre destin… »

Avant qu’elle ne puisse achever sa phrase, un garde paniqué déboula dans la salle du trône. Lui aussi tentait d’échapper à ses poursuivants... « Vous nous dérangez en pleine conversation… Veuillez retourner d’où vous venez. » Le garde écarquilla les yeux, effrayé par la sommation de la déesse. Mais, privé de volonté il exécuta en quittant promptement les lieux.

Il était pourtant prévenu, aucun nouvel écart ne serait toléré en sa présence. En conséquence, sans quitter son siège, Eris expédia une décharge cosmique sur le philippin qui le colla au mur. Elle renouvela l’opération à deux reprises, pour qu’il comprenne bien, la pédagogie n’est rien moins qu’une forme de répétition.

Eris le laissa reprendre son souffle et pour lui être agréable, elle diminua sensiblement son emprise sur les yeux. Cette accalmie permettra aux gardes squelettes encore en vie de redonner un semblant d’honneur aux salles gorgées de sang.

-« Vous n’avez pas compris… Les dieux infernaux ne vous accordent pas un pouvoir, ils conditionnent votre existence. Vous êtes une arme et n’existez que pour servir leurs desseins, un simple outil… » Eris s’enfonça un peu dans son siège et dévoila une autre facette de sa personnalité.

« Contrairement à ce que vous imaginez, je n’exige aucune servitude aveugle en retour de mes services. Ceux qui acceptent mon aide sont libres de leur allégeance. Bien entendu, il existe des conditions, mais bien loin des exigences divines traditionnelles. »

En effet, qui sert la discorde lui est redevable d’un service et non d’une servitude. Eris n’appréciait pas les fidèles zélés, trop extrémistes à son goût et en matière divine ils étaient nombreux.

-« Je pourrais également extraire votre âme de votre corps et l’enfermer dans l’objet qui me sied... Eris s’apprêtait à proposer un arrangement au spectre quand une fée la coupa dans son élan. Intriguée, elle prit connaissance du message, certainement destinée à son interlocuteur. Il semblerait que les spectres aient perdu le contact avec Rozan. « Intéressant cette manière de communiquer, pensez-vous qu’il soit possible de l’interrompre ? »

Pour cette fois, elle passa outre le comportement du vieux spectre et tenta de lui offrir la réponse la plus appropriée... Il n’était peut-être pas nécessaire de revenir sur sa tentative d’émulation du spectre. Ce dernier, s’il ne paraissait pas totalement insensible aux arguments de la déesse, il démontrait une certaine fidélité à ses maîtres.

-« Thanatos m’a dépossédé de mon bien le plus précieux… Il entend me conserver ici et avoir le contrôle sur mes faits et gestes. » Cependant, la Discorde n’était pas créature à demeurer en cage… « Je compte récupérer ce qui m’appartient, demeurer auprès des spectres n’a jamais été ma vocation. »

Eris pensa au message délivré par la fée… « Il semblerait qu’il y ait un problème aux cinq pics… Et d’après ce que j’ai compris le Garuda s’est rendu sur place. » Que faire du spectre devant elle ? Elle pourrait le libérer, peut-être prendrait-il ses jambes à son cou sans demander son reste ? Peut-être reviendrait-il avec suffisamment de renfort pour la déloger du château ?

-« Je peux vous laisser y aller si vous le souhaitez… Je vais rester ici pour protéger les lieux. On ne sait jamais, des esprits malveillants pourraient en vouloir à l’intégrité physique de votre territoire. » La Discorde dévoila une rangée de dents blanches irréprochable.

La déesse réfléchit un instant et posa un regard atterré sur les lieux, comme si elle venait de découvrir l’étendue des dégâts. Elle reprit rapidement ses esprits et la déesse adressa un dernier ordre au spectre philippin « Vous pourrez nettoyer en partant ? La vue et l’odeur du sang m'indisposent grandement et dépêchez-vous.. »

-« Discuter ? Vous me proposez de discuter avec Thanatos ? Mon frère s’est emparé de mon bien le plus précieux… Dès lors, il n’existe que deux options, soit il me rend ce qui m’appartient, soit je détruis l’ensemble de ses plans pour les siècles à venir. »

Le ton employé par la déesse était sec, froid et distant, tant que la Pomme d’Or sera hors de sa portée, Eris se montrera implacable. Les quelques spectres qui oseront se dresser entre Elle et Thanatos seront tous détruits corps et âmes.

-« Ses années d’oisiveté au service des dieux infernaux auront finalement eu raison de sa force et de son courage. » les lèvres de la déesse soulignaient le dégoût que lui inspirait la servitude de ses frères (bien que cette dernière se soit légèrement distendue ces derniers mois).

La déesse libéra le philippin (qui ressemble étrangement à un chinois) de son emprise et lui laissa le temps de reprendre ses esprits.

-« Si vous voulez savoir ce qu’il se passe à Rozan, je vous suggère de vous y rendre. Après tout nous ne sommes jamais mieux servis que par soi-même. N’oubliez pas de nettoyer en partant, ça commence à sentir le mort. »