Mission accomplie, enfin. Bon, pas tout à fait, parce qu’il fallait toujours faire un rapport aux huiles de la confrérie noire ainsi qu’à Vincenzo, le commanditaire dont la requête les avait lancées sur la piste qui les avait menées jusqu’en Égypte – dire que c’était seulement hier qu’elles avaient rencontré le mafieux dans son restaurant ; avec tout ce qu’il s’était passé depuis, elle avait l’impression que des années s’étaient écoulées. Et comme il ne fallait pas compter sur Gorislava pour s’en charger, ce serait sûrement à l’asiatique de se dévouer…

Mais cela pouvait attendre. Pour l’instant, elle était sortie vivante de ce pétrin, et elle avait contribué à empêcher le retour d’Anubis, évitant du même coup aux Spectres d’avoir à débarquer en force pour remettre le dieu chacal à sa place dans une confrontation à laquelle le pays n’aurait sans doute pas survécu. Elle avait donc bien mérité qu’on lui fiche la paix au moins le temps d’une soirée, soirée qu’elle comptait passer à faire tout son possible pour noyer le souvenir des événements récents dans l’alcool.

Comment ça, « et Hruodland, alors » ? Elle n’avait ni la capacité ni la volonté de s’occuper de démêler ce second sac de nœuds, tout comme le reste des membres du groupe – dont plusieurs avaient déjà plié bagages –, c’était donc le problème de quelqu’un d’autre.

Tout cela expliquait pourquoi elle avait de nouveau revêtu ses habits civils et précédait maintenant Azir dans les rues du Caire, à la recherche du bar qu’un militaire local lui avait recommandé lorsqu’elle avait demandé si quelqu’un connaissait un bon endroit pour fêter leur victoire. La progression se heurtait toutefois à quelques problèmes : tout d’abord parce que ses blessures n’étaient pas tout à fait guéries – elle avait suffisamment récupéré pour ne pas avoir besoin de faire un séjour à l’hôpital, mais le combat restait contre-indiqué pour le moment – et ensuite parce que les autochtones étaient eux aussi descendus en masse dans la rue pour célébrer leur survie. Il y avait bien quelques prêcheurs rabat-joie pour exhorter leurs compatriotes à se repentir de leurs péchés et à se rendre à la mosquée à la place, mais leurs voix étaient largement submergées par la liesse générale.

« Je crois que nous y sommes. » fit-elle une fois arrivée à l’adresse indiquée, un bar-restaurant fréquenté par les touristes et qui à ce titre servait de l’alcool, contrairement à la plupart des établissement du pays. La porte était grande ouverte, les fêtards déjà bien éméchés allaient et venaient en exprimant bruyamment leur joie, et la musique retentissait jusque dans la rue. « Chose promise, chose due, c’est moi qui paie. J’espère juste que leur stock n’a pas déjà été vidé. Oh, et j'ai donné rendez-vous à Gorislava, elle ne devrait pas tarder à venir nous rejoindre. »

Le froid avait remplacé l'étreinte brûlante du Sahara, puis l'obscurité et le silence. Quelque part, il fallait s'y attendre, considérant les risques que le Lion d'or devait régulièrement prendre face à des forces qui le dépassaient de loin : créatures mythiques, Titan, et maintenant divinité (presque) oubliée.

Néanmoins, et malgré tous les efforts de ces puissances conjuguées pour le réduire à l'état de charpies, Azir vivait toujours, et il ouvrit les yeux dans ce décor devenu familier paré de murs plus ou moins blancs, de l'odeur de produit ménager et de stérilisant, des vagues échos d'allers et venues derrière la porte relativement insonorisée mais pas complètement, et de la sensation d'accommodation précédant le retour d'une vision progressive.

Sans bouger tout d'abord, il remua les doigts de mains et de pieds, les poignets et les chevilles, puis ses membres entiers tout doucement afin de se retrouver en position assise. Rien de cassé a priori, un vertige associé à un mal de tête supportable au moins sur le court terme. Une multitude de bleus, coupures, lacérations plus ou moins profondes, croûtes indiquant la cicatrisation, probablement quelques bosses, avec les bandages associés, et une perfusion sanguine presque épuisée.

Il prit quelques minutes pour simplement respirer et ressentir l'atmosphère au-delà de cette pièce où il avait droit à un repos solitaire bienvenu. Le sentiment d'urgence avait disparu, et les voix se plaignaient de l'excès de travail sans autre forme d'inquiétude. Ils avaient donc bel et bien gagné la bataille et quelqu'un avait rafistolé Azir avant ou après l'avoir emmené à l'hôpital local.

***J'imagine que je m'en sors bien... Regulus ?
-J'ai besoin de réparations.***

L’Égyptien tourna la tête vers l'armure d'or postée non loin dont le doux rayonnement venait d'attirer son regard. Dans un état assez triste en effet, il faudrait l'amener à Jamir. Au moins devait-elle avoir eu son comptant de sang pour tenir la route jusque-là. D'une pensée, le chevalier d'or la renvoya en Grèce, avant d'appuyer sur le bouton pour appeler une infirmière et faire le point sur son état et ses besoins. Un peu de procédure et de normalité.

Le diagnostic se traduisait assez facilement en : PLUS. DE. COMBAT. Jusqu'à nouvel ordre. Azir avait tellement perdu de sang entre la tempête de sable et le combat dans la pyramide qu'il concurrençait Hruodland en terme de pâleur même après transfusion, et il pouvait lui-même sentir son corps adopter un équilibre délicat. Il obtint malgré tout la permission de sortir prendre l'air et se détendre un peu dans les rues du Caire, où on l'avait manifestement rapatrié pendant son inconscience. Le Sanctuaire avait tout supervisé, et sa seule consigne à présent consistait à rejoindre un hôtel où on aurait transféré ses affaires et réservé une chambre pour lui à partir de là.

Il y croisa la Chinoise, Zhio... Zhao... Zhihao !, visiblement amochée elle aussi, mais dans une humeur suffisamment vaillante pour lui proposer un tour en ville, et surtout cette sortie au bar qu'ils avaient programmée ironiquement en plein cœur des événements. Plus pour profiter d'un moment de socialisation que par réelle envie d'alcool et de fête -et dans son état un excès serait contre-indiqué-, le Cinquième Gardien ne fit pas de manières et accepta, malgré leur supposée appartenance à des camps opposés.

En la suivant, il laissa ses yeux dériver sur des quartiers connus, des souvenirs d'adolescence, des saluts qu'on lui renvoyait, des sourires, puis progressivement des demandes de passants qui finissaient par reconnaître la longue crinière dorée qu'ils avaient aperçue à la télévision, malgré l'absence de l'armure. Des hourras retentirent, de la musique jouait un peu partout : le pays se relevait de sa frayeur et de ses deuils.

Pour le moment, personne ne chercha à lui sauter dessus. Ouf.

L'entrée au bar lui-même généra tout à coup une ovation et plusieurs membres du personnel se répandirent en courbettes et en politesses surdosées pour inviter le couple d'un soir à venir s'asseoir, dégageant la meilleure table et les serveurs les plus efficaces pour se faire bien voir des Éveillés. Le gérant se présenta en personne avec la carte, profitant du moment pour demander à son tour un autographe, des selfies avec les deux équipiers de fortune, voire quelques informations sur ce qui s'était passé à l'intérieur de l'édifice. En le voyant repartir, le blondinet eut un sourire gêné.

"Je crois que les prochaines semaines vont être longues... Avez-vous aussi droit à... tout cela de votre côté ? Et les autres ? Comment s'en sont-ils sortis ?"

BGM- https://www.youtube.com/watch?v=YiASQortdPA -BGM

Les yeux rivés sur le plafond de sa chambre d'hôtel, Gorislava se morfondait dans son lit et pansait péniblement ses plaies. Le câlin qu'elle avait reçu de la part de Colombe l'avait quelque peu tiré de sa torpeur, mais elle demeurait toujours plongée dans un état de profonde dépression. La révélation de sa propre impuissance durant l'aventure qui venait de s'achever lui avait porté un coup sévère au moral, tant et si bien qu'elle s'imaginait déjà raccrocher les gants. Néanmoins, la rouquine n'avait même pas le temps de s'apitoyer sur son sort, car elle avait promis à Zhihao de venir boire un verre avec elle à une brasserie quelconque du Caire. Le brouhaha émit par la populace en liesse, heureuse d'apprendre que la menace d'outre-tombe avait été neutralisée, ne faisait que lui rappeler de la manière la plus irritante possible cette obligation. Les cris de joie et les chants d'allégresse avaient un don particulier pour lui vriller le crâne : elle avait beau tenter de les ignorer, rien ne pouvait la préserver d'un pareil boucan. Puisqu'il fallait absolument célébrer la fin du péril existentiel qui planait sur l'humanité, le Fourneau allait se résigner à suivre le mouvement et se joindre aux festivités. Non sans éprouver une douleur insoutenable au moindre geste, il se força à quitter son matelas et se prépara laborieusement à sortir en centre-ville. Passablement démotivée, Gorislava ne prit même pas la peine de s'attacher les cheveux ni de se recoiffer un minimum, mais elle pensa tout de même à se vêtir du strict nécessaire. Un vieux short en jean, un débardeur noir et des claquettes de plage assorties qu'elle avait embarquées pour Miami : voilà qui suffira bien pour cette soirée beuverie... Après une minute de flottement, la rouquine ajouta finalement un blouson militaire couleur sable par-dessus le reste de sa tenue. Tant pis pour la cohérence esthétique, du moment qu'elle ne se les pelait pas durant la nuit et qu'un barbu n'avait pas l'idée de l'enquiquiner.

Le Fourneau abandonna donc sa chambre d'hôtel et se rendit mollement à son rencard, peu intéressé par les scènes de célébration populaire qui se déroulaient autour de lui. Sa jambe encore endolorie par le sortilège de pétrification, il boita pendant toute la longueur du trajet, ses nombreuses blessures le lançant à chaque pas qu'il effectuait. Par manque de vigilance, Gorislava se cogna même contre un poteau en chemin, les bandages et la compresse recouvrant son œil droit la laissant avec un angle mort. Après une heure de pérégrinations hésitantes, elle arriva enfin à destination, un bar-restaurant habituellement fréquenté par une clientèle de touristes. Quand elle passa la porte d'entrée, elle ne remarqua pas de suite que la Chinoise et Azir s'étaient déjà attablés, aussi resta-t-elle sur le palier à chercher ses compagnons du regard. En ce qui concernait les clients du bistrot, ceux-ci avaient repéré immédiatement cette fille échevelée à l'apparence cabossée, mais personne n'osa lui adresser la moindre remarque. Les serveurs la dévisagèrent d'une mine inquiète, avant que l'un d'eux ne s'avance vers la rouquine puis ne lui demande si elle désirait s'asseoir quelque part. Cette dernière fixa l'employé interloqué d'un air absent puis lui expliqua qu'elle était censée venir en compagnie de collègues de travail. Se rappelant qu'il avait croisé d'autres individus convalescents parmi la clientèle, le serveur indiqua prudemment au Fourneau la table où la Boussole et le Lion s'étaient installés. Maintenant qu'il y repensait, il lui semblait avoir déjà vu cette donzelle quelque part à la télévision, et ce très récemment...

Les chances de parvenir à passer une soirée tranquille à se remettre des épreuves qu’ils avaient affronté – pour autant qu’il soit possible de passer une soirée tranquille en compagnie du Fourneau – s’amenuisaient de seconde en seconde. La militaire avait sous-estimé la célébrité ainsi que la popularité du Saint, qui était accosté de tous les côtés par des autochtones reconnaissants. Elle ne savait même pas si elle aurait l’opportunité de tenir sa promesse en payant ses consommations, puisque ses admirateurs semblaient bien déterminés à s’en charger eux-mêmes.

La situation avait tout de même des avantages : ils avaient été placés à la meilleure table, et les serveurs se mettaient en quatre pour s’assurer qu’ils ne manquent de rien et que leurs commandes passent en priorité, pour ne rien dire du manège du gérant. C’était un peu excessif de son point de vue, elle se serait contentée d’une table normale et du même délai d’attente que le reste de la clientèle…

« Vous croyez qu’il va afficher la photo sur son mur des célébrités et se vanter partout que vous êtes venu manger chez lui ? » dit-elle après que le gérant soit reparti – et en profitant d’un bref intervalle où les autres convives les laissèrent respirer avant de fondre à nouveau sur eux comme des oiseaux de proie. Elle s’efforça de sourire et de faire preuve de patience en se disant que c’était encore pire pour Azir, qu’elle subissait surtout les dommages collatéraux de sa présence à ses côtés… quoique, le Lion au moins n’avait pas droit aux regards noirs de groupies jalouses de cette femme assise à la même table que leur idole. Toujours lorsque ledit Lion ne regardait pas dans leur direction, bien entendu.

« J’avais mon masque, ils n’ont pas vu mon visage en sortant de la pyramide. » lui rappela-t-elle lorsqu’il lui demanda si elle avait été la cible des mêmes démonstrations de gratitude. « Mais maintenant qu’ils me voient avec vous, je pense qu’ils ont fait le lien. Pour ceux qui ne croient pas que je suis votre petite amie, en tout cas. Quoi qu’il en soit, je pense que je peux dire adieu à mon anonymat. »

Elle ponctua sa réplique en vidant son verre cul sec. Quelle galère… ses supérieurs de l’agence chinoise n’apprécieraient pas qu’elle se retrouve ainsi dans l’œil du public. Elle aurait pu éviter cela assez facilement, d’une simple utilisation de ses capacités technopathiques, ou en demandant l’assistance du département de la désinformation de l’alliance, sauf que ses autres supérieurs, ceux de Death Queen Island, pensaient eux que ce serait une bonne idée d’avoir une égérie qui s’opposerait à l’image donnée par Reagan. Elle n’avait pas encore pu avoir de vraie discussion avec eux, mais cela ne les avait pas empêchés de lui communiquer cette instruction, qui s’inscrivait dans le prolongement des raisons qui les avaient poussés à lui ordonner de se joindre aux efforts pour stopper Anubis. Enfin, avec de la chance, peut-être que cette stratégie échouerait et que le fait que tous les asiatiques avaient tendance à se ressembler aux yeux des occidentaux jouerait en sa faveur, lui permettant de retrouver le confort de l’oubli.

L’arrivée d’une Gorislava à moitié momifiée retarda sa réponse à la deuxième question du chevalier d’Or. Zhihao fit signe à sa consœur, et la foule s’écarta devant elle telle la Mer Rouge pour lui permettre de passer. Plus d’un client avait dû reconnaître la rouquine qui avait accompagné le guerrier d’Athéna dans son équipée, les images des journalistes présents sur place tournant en boucle sur toutes les chaînes et réseaux sociaux depuis la fin de leur aventure.

« Ça va, vous n’avez pas eu de mal à trouver l’endroit ? » interrogea la Boussole alors que l’autre chevalier noir prenait péniblement place, devinant qu’elle n’apprécierait pas forcément que l’on s’intéresse à l’état de ses blessures. « Vous arrivez à pic, Azir me demandait ce qu’il en était des autres ; je n’aurai pas à me répéter, comme ça. Ça va être court de toute façon : la Spectre, l’Ombre et l’Ase sont tous repartis chez eux – sans violence supplémentaire dans le cas de Hruodland, heureusement. Je ne sais pas où est passée Colombe, par contre. »

Zhihao tendit un menu à la rousse, et lui fit également passer quelques-uns des amuses-gueules que leur serveur avait insisté pour leur offrir.

« D’ailleurs Azir, vous auriez une idée de ce que je pourrais offrir à Colombe pour la remercier ? »

"Hum... J'irai lui toucher un mot avant de partir pour qu'il évite de le faire. Pour mon bien comme pour le sien..."

Les yeux améthystes furetaient ici et là, suivant du regard le gérant, puis les serveurs, l'entrée du bar et recommençant de temps en temps dans une ronde consciencieuse, avant de se reposer sur son interlocutrice qui semblait toute aussi mal à l'aise que lui. Ou peut-être plus. Azir aimait bien être regardé, salué et remercié, mais en gardant une certaine mesure. Il estimait ne pas mériter un tel traitement de faveur, pas après El Balyana, pas après avoir mis Colombe en danger, pas après frôlé la mort de trop nombreuses fois sans vraiment être une force de frappe dissuasive dans le jeu qui s'était déroulé. Que se serait-il passé s'il avait manqué de rapidité, de quelques secondes ? Si l'équipe improvisée n'avait pas réussi à se focaliser sur le seul objectif essentiel : la tablette ? Si la malédiction de pierre l'avait freiné lui, et pas justement Gorislava qui arrivait d'un pas traînant, ou Leticia ?

Il secoua la tête un instant et se passa une main sur le visage, puis sur le cœur qui s'était bel et bien arrêté pendant une éternité, saisi dans la poigne du dieu Chacal. Le souvenir était flou, comme désaccordé, mais il était presque sûr d'avoir été mort pendant quelques instants.

"Je suis désolé. L'anonymat est précieux quand on doit sauver le monde. Et la discrétion est assez loin d'être mon fort..."

Une pause, le temps de laisser leur nouvelle invitée s'installer, boire quelques gorgées d'un premier verre, et Zhihao enchaîner sur ceux qui étaient déjà partis en bon état. La question de la Chinoise le prit quelque peu au dépourvu.

"Lui offrir ? Voyons... Pour ce que je connais des goûts de Colombe, un thé matcha, une énorme sucette, une démonstration épique de vos pouvoirs et une peluche d'Anubis pour le souvenir devraient convenir. Pas nécessairement tout cela en même temps ni dans cet ordre."

Et elle aurait droit à une hausse de popularité drastique au Sanctuaire quand il aurait fait savoir à tous les jeunes chevaliers de bronze qu'elle serait affichée dans le Hall des Glorieux qu'il avait aménagé pour motiver les recrues à s'entraîner sérieusement. Le visage parfaitement sérieux malgré la voix légère, le chevalier d'or salua quelques groupies qui s'approchaient dangereusement. Il leur indiqua qu'il accepterait de prendre des selfies plus tard, à condition qu'on les laissât tranquilles pendant leur temps de repos.

"Pas trop de séquelles, Gorislava ? Vous pourrez rentrer bientôt chez vous ? Enfin... si c'est ce que vous comptez faire. Personnellement je rêve de retrouver mon lit, mon chat, et de dormir pendant des semaines."

La démarche traînante, Gorislava s'attabla laborieusement aux côtés de Zhihao et Azir, tout en essayant d'éviter les regards curieux de l'assistance. Les autres clients avaient compris qu'elle faisait également partie du groupe de héros ayant contribué à sauver le monde des plans diaboliques d'Anubis, aussi attira-t-elle à son tour une attention pour le moins indésirable. Malgré son caractère extraverti et son goût pour les mises en scène théâtrales, la rouquine était en réalité peu rassurée à l'idée d'être sous la lumière des projecteurs. Effectivement, elle avait passé la majorité de sa vie dans l'ombre, que ce soit dans des zones rurales désertées ou dans la quiétude d'un cercle familial restreint. Jusqu'ici, elle avait toujours trouvé refuge face à la foule et, de surcroît, face à la menace que représentaient les trop nombreux ennemis de sa famille. Jamais le Fourneau n'aurait pensé être un jour sorti de sa zone de confort d'une telle manière, une épreuve qui la rendait passablement nerveuse, son état d'épuisement psychologique avancé n'arrangeant rien à la situation. Histoire d'oublier ses soucis, il se commanda une généreuse pinte de bière et noya sa dépression dedans. En guise de réponses à leurs questions, la Boussole et le Lion n'eurent droit qu'à des grognements distraits, ces derniers ne paraissant que vaguement affirmatifs. Son quota d'interactions obligatoires rempli, Gorislava se remit à siroter sa bière d'un air négligent, comme si plus rien d'autre n'avait vraiment d'importance. Mieux valait continuer de se soûler et trouver une quelconque excuse pour retourner au lit illico presto, le plus loin possible de toute cette populace qui l'épiait constamment...

Malheureusement, en dépit de tous ses efforts pour ignorer ce qui se passait autour d'elle, la rouquine ne put s'empêcher de laisser vagabonder son œil valide en direction de ses compagnons de fortune. Eux aussi étaient rudement éprouvés par la bataille qui venait de prendre fin, autant physiquement que mentalement, et tous deux semblaient importunés par la présence envahissante de leurs nouveaux admirateurs... et plus particulièrement admiratrices, dans le cas du Chevalier d'Or. En revanche, aucun d'eux ne se complaisait dans son chagrin comme elle le faisait et chacun s'efforçait de célébrer leur victoire bien méritée. Au lieu de se morfondre et de s'apitoyer sur leur sort, ils savouraient pleinement le fait de pouvoir de nouveau profiter de la vie. Quand le Fourneau se rendit compte de cela, il ne put que baisser la tête de honte et contempler dans sa bière le piteux reflet de son visage contusionné. Ne supportant même plus de se voir dans un miroir, il engloutit ainsi le contenu de son verre d'une traite puis en demanda immédiatement un second. Une serveuse se chargea de lui apporter une deuxième pinte, avec laquelle Gorislava ne tarda guère à s'imbiber. Encore huit comme celles-ci et elle était bonne pour se taper un sacré roupillon !

Elle aurait bien suggéré des idées de cadeau à Colombe, puisque la Chinoise en parlait, mais elle était trop occupée à se comporter comme une épave humaine pour cela... C'était dommage, car elle appréciait sincèrement cette nana complètement azimutée du ciboulot. Remercier la Petit Ourse pour avoir joué le rôle de bouclier humain aurait été la moindre des choses après tout, sauf que la rouquine ne se voyait pas capable de rendre justice à sa camarade. Qu'est-ce qu'une minable comme elle pouvait bien lui offrir, à part un immense sentiment de déception ? Cette pensée démoralisante à l'esprit, le Fourneau essaya de la chasser en sifflant plus de la moitié de son verre cul-sec. La soirée s'annonçait péniblement longue, il pouvait le sentir à des kilomètres... Puisqu'il en était ainsi, autant se dépêcher de finir torché avant que cette maudite sensation d'ennui ne s'installe. En plein épisode de dépression, rien n'était pire que de se retrouver seul face à soi-même !

Zhihao acquiesça lorsqu’Azir parla de dissuader le gérant de se servir de leur image pour se faire de la publicité. Effectivement, toute association – fut-elle périphérique – avec la célébrité comprenait une part de risques, et vu les dernières actions en date de certains agitateurs anti-Sanctuaire, il se pourrait que l’établissement ait droit à un type d’attention tout autre que celui que l’homme cherchait à attirer. Bon, peut-être pas : avec un peu de chance, l’héroïsme du Lion et de la Petite Ourse, combiné à leur capacité à faire front commun avec les autres factions lorsqu’il le fallait, calmerait en partie les détracteurs d’Athéna. Il ne fallait cependant pas s’attendre à des miracles : lorsqu’une personne détestait suffisamment une institution, elle trouvait toujours quelque chose d’autre à critiquer quand cette institution agissait de façon positive.

« Ce n’est pas de votre faute. C’était sans doute inévitable, et je m’attend à ce que vous ayez davantage attiré l’attention que nous. » répondit-elle après qu’il ait présenté ses condoléances au sujet de leur exposition médiatique. « En plus, sauver le monde c’est plutôt votre truc à vous. »

Ayant dit cela, elle se retourna vers Gorislava pour essayer de la faire participer un peu à la conversation. Sauf que cette dernière, morose, semblait plus déterminée à sombrer dans un coma éthylique qu’autre chose. Voilà qui était problématique, mais compréhensible : tous les soldats passaient par là à un moment ou à un autre, après une opération à la conclusion insatisfaisante, ou avoir viscéralement pris conscience de leurs limites et de leur mortalité, d’une façon qui frappait plus fort qu’aucune défaite à l’entraînement ne le ferait jamais. Cette fois-ci, c’étaient les deux cas de figure en même temps, et son attitude rappelait que même que s’il était plus puissant que la Boussole, le Fourneau restait plus jeune et moins expérimenté. Quant à Azir… elle ne serait pas étonnée qu’il souffre également d’un syndrome de stress post-traumatique ; les signes étaient cependant un peu trop vagues pour être certaine.

Elle ne pourrait pas faire grand-chose pour les aider, n’étant pas psychologue ou même particulièrement douée pour rassurer les gens, et en plus ce n’était pas à elle de le faire concernant le Saint. Pour ce qui était de sa consœur, elle attendrait qu’elles soient seules pour lui faire comprendre que toutes les victoires n’étaient pas remportées en écrasant ses ennemis, en les voyant mourir devant soi et en entendant les lamentations de leurs femmes, que parfois, la victoire avait un goût amer.

Mais tout ça ce serait pour plus tard : pour l’heure, il fallait célébrer et essayer de déstresser.

« Le thé et la sucette, c’est facile. » opina la militaire après qu’Azir ait réfléchi à une récompense pour Colombe. « La démonstration, ça dépend de ce qu’elle considère comme « épique » ; je pense que ça aurait l’air un peu bizarre de faire ça au débotté, mais ça reste possible. La peluche… je ne sais pas si beaucoup de magasins en vendront encore après ce qu’il vient de se passer, mais j’imagine que ça en ferait un objet collector ? Sinon, je peux toujours lui en fabriquer une moi-même. »

"Et quel est votre truc, à vous puisque nous abordons la question ? Je connais les grandes lignes diplomatiques, les stéréotypes selon lesquels les chevaliers accueillent tous les malchanceux qui n'ont pas réussi à entrer dans l'Ordre d'Athéna, les rebuts en quête de pouvoir, les truands et j'en passe. Mais entre autres personnes, vous ne correspondez absolument pas à cette vision qu'on peut avoir, Zhihao, et je suis curieux de savoir quel est votre avis sur cette... divergence d'opinions entre "vous" et "nous". Peut-être même que cette action conjointe pour protéger l’Égypte d'un péril divin pourrait être une occasion rêvée pour corriger cet état de faits."

Après tout, ils avaient formé les rangs côte à côte, et si les Saints finiraient sans doute plus médiatisés que les autres, quelque part ils l'avaient voulu. Athéna révélant l'existence des Éveillés, Hakon et Eurydice jouant le jeu de la riposte contre Reagan, et influençant depuis et même avant les résultats obtenus dans les médias pour offrir une image positive. Un côté marketing nécessaire qu'Azir comprenait mais dont il ne soutenait pas l'hypocrisie latente. Au moins les jeunes gens qui se présentaient le faisaient par idéalisme et non par cupidité, compte tenu des conditions de "travail" très difficiles lorsque le monde traversait une crise importante.

"Ah, mais je manque à mes manières ! Nous sommes ici pour nous relaxer, pas pour parler politique. A un autre moment, je serais ravi d'entendre votre avis sur le sujet."

Il vida le fond de son verre et s'étira les épaules. Il fallait trouver une activité pour sortir la rouquine de sa torpeur sociale, détourner le sujet glissant dont le couvercle s'entrouvrait et surtout, penser à autre chose.

Comme s'il lisait dans ses pensées -et surtout, l'heure y était propice-, le gérant fit illuminer une pièce adjacente, ouverte par une arche stylisée, présenta un DJ habitué des lieux et monter le volume. Des cris enthousiastes saluèrent une tournée offerte consécutivement ainsi que le grondement des basses vibrant dans tout le bar. Azir eut un sourire féroce.

"Gorislava. Viendrais-tu mettre le feu à la piste avec moi ?"

Le Lion d'or se leva, espérant que la jeune femme aurait un regain de vitalité à cette invitation. Pour l'heure, aucun autre plan ne lui semblait convenir, il faudrait s'en contenter.

"Remplacez épique par spectaculaire. Ou créatif. Je peux difficilement être plus précis. Et pour la peluche eh bien... Bon courage ?"

La soirée se poursuivait tranquillement tandis que Zhihao et Azir continuaient de discuter à propos de choses diverses et variées. De son côté, Gorislava entamait sa troisième pinte de bière et ne semblait guère près de s'arrêter en si bon chemin. Peu à peu, les conversations environnantes se transformèrent en un brouhaha incompréhensible puis en une sorte de bourdonnement assourdissant. Afin d'atténuer le vacarme qui la tourmentait, la rouquine but toujours plus d'alcool et se dépêcha de commander son quatrième verre, une fois le précédent terminé. Bizarrement, elle n'avait même pas atteint la moitié de son record habituel de pintes qu'elle commençait déjà à sentir sa tête tourner. Qu'importe, ce n'était pas cela qui allait dissuader le Fourneau de se soûler jusqu'à en tomber dans les pommes ! Résolu à atteindre cet objectif plus que douteux, il s'empressa donc d'engloutir tout le contenu de son verre. A ce stade, il ne se souciait même plus des regards anxieux que lui portaient l'assistance ni du goût de ce qu'il avalait. Cependant, ce n'était plus de l'inquiétude qui habitait les visages du reste de la clientèle, mais une expression de pure horreur. Du moment que cela lui permettait de sombrer dans l'inconscience, consommer autant d'alcool ne dérangeait aucunement Gorislava : elle se cognait pour ainsi dire royalement de l'avis des autres.

Néanmoins, le Gold Saint l'interrompit dans sa quête de biture, car il avait d'autres projets pour elle en tête. Effectivement, il invita la rouquine à danser, ce qui arracha à celle-ci un ricanement tant cette proposition lui paraissait saugrenue. Qu'est-ce qu'il pensait bien pouvoir raisonnablement tirer d'une épave comme elle ? Non seulement elle ne portait pas de chaussures adéquates et ses guibolles étaient encore en compote, mais en plus elle ne savait même pas danser. Voilà qui était un comble, pour un Chevalier Noir associé aux flammes : ne pas être capable de mettre le feu à la piste !

"Yeh nah, thanks mate." répondit finalement le Fourneau, d'un ton aussi amer que las. "Vas-y de ton côté, fais-toi plaiz' ! Ah can't move mah bloody leg..."

Sur ces paroles défaitistes, il s'en retourna honteusement à sa beuverie, en espérant que cette dernière le rende plus apathique. Malheureusement, rien n'y faisait : plus la soirée avançait, plus Gorislava se sentait bonne à rien, au point que cela lui en devenait insupportable. Sa rencontre illusoire avec Reagan et son combat désespéré contre le Nécrosphynx avaient méticuleusement détruit sa confiance en soi, tant et si bien qu'elle en avait presque envie de chialer. Ses mésaventures dans la pyramide n'avaient fait que souligner ses lacunes et ses propres fautes, en plus de lui avoir fait prendre conscience d'une vérité tragique. Cette vérité, c'était celle d'une enfance qu'elle avait volontairement sacrifié pour rien, alors qu'il lui suffisait de profiter de la vie et d'attendre que le marteau de la justice s'abatte enfin sur l'Oiseau de Paradis. A la place, elle avait gaspillé son énergie à poursuivre un fantôme, celui d'un homme dont les heures étaient comptées et qu'elle n'aurait de toute évidence jamais pu vaincre... Qu'est-ce que la rouquine allait bien pouvoir foutre de sa jeunesse, maintenant qu'elle ne savait plus rien faire d'autre que se battre ? Que dalle ! Juste perdre son temps à vivre une existence médiocre de mercenaire, sans doute ? Misérable, voilà ce que c'était !

Soudain, de multiples gouttes d'eau commencèrent à tomber les unes après les autres, constellant la table en bois à laquelle était installé le Fourneau. Certaines d'entre elles se déversèrent même dans sa bière, à sa grande indifférence. Gorislava ne comprenait absolument pas ce qui était en train de se passer, mais elle était certaine d'une chose : elle en avait sa claque et elle ne cherchait même plus à le dissimuler. Elle se sentait coupable d'avoir fait défaut à ses coéquipiers, en plus d'avoir copieusement rabaissé l'un d'entre eux alors que celui-ci valait pourtant infiniment mieux qu'elle. Quand elle repensait à cela et à quel point elle avait été un boulet, elle ne pouvait qu'éprouver du dégoût pour elle-même... Le visage déformé par le chagrin, la rouquine émit un reniflement et laissa échapper quelques hoquets. Après réflexion, il ne s'agissait peut-être pas que d'une simple envie...

"Fuckin' hell..."

« C’est ça le secret, nous n’avons pas vraiment de « truc », pas d’idéologie unificatrice. Chaque chevalier noir a ses propres objectifs ainsi que sa propre façon de penser, généralement incompatibles avec la doctrine athénienne du don de soi et du refus de se servir du cosmos pour ses propres intérêts. Ce qui aboutit souvent à des individus comme Reagan, il faut bien l’avouer. » expliqua l’asiatique. Ça c’était la partie facile, maintenant il allait lui falloir mêler vérité et faux-semblants afin de vendre convenablement l’image qu’on était en droit d’attendre d’une mercenaire ; il ne faudrait pas que le Sanctuaire se mette à poser les mauvaises questions, après tout. « Personnellement je n’ai rien contre vous et je ne vois aucun problème à vous prêter assistance dans des circonstances comme celles-ci, quand le monde entier est menacé – et moi avec, forcément –, mais je ne me vois pas jouer les sauveurs justiciers à temps plein. Si vous voulez de l’aide en dehors de ce genre de scénarios apocalyptiques, il va falloir payer, j’en ai bien peur. »

Poussée par son intérêt personnel mais pas déraisonnable pour autant, c’était l’impression qu’elle cherchait à donner. À voir si Azir y croyait. Histoire de rendre ses paroles plus crédibles, elle se servit de son pouvoir pour détacher un morceau de serviette en papier, altérer la structure des fibres de cellulose pour le transformer en rectangle de bristol et y inscrire un numéro de téléphone.

« Tenez d’ailleurs, pour la prochaine fois. Et parce que je vous aime bien, je vous ferai un rabais. »

Plutôt que de poursuivre la discussion sur ce sujet, le Lion se rappela qu’ils étaient venus pour décompresser, et choisit donc de passer à autre chose ; sage décision, ils auraient tout le temps de redevenir rivaux demain. Et pour prouver qu’il comptait bien s’amuser, il invita la rouquine à danser, avant d’encourager une dernière fois Zhihao en ce qui concernait ses remerciements adressés à Colombe. Elle accepta ses paroles d’un hochement de tête ; plus elle y pensait, plus elle se disait qu’il serait mieux qu’elle fabrique la peluche elle-même, une touche personnelle pour démontrer son appréciation.

Hélas, il y eut un hic : Gorislava n’était pas en état de danser, que ce soit physiquement ou mentalement, et le premier semblait aggraver le second. La militaire ne savait pas précisément quelle était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, mais le résultat était là : quelques instants plus tard, sa consœur se mit à pleurer. Quelques larmes d’abord, puis de plus en plus, jusqu’à finir secouée de sanglots.

« Oh non... »

C’était pour ça que le fait d’entraîner des gamins pour en faire des chevaliers – et elle ne pouvait pas voir la slave autrement que comme une gamine, malgré toute sa puissance et l’attitude bravache qu’elle affichait avant que leur mission ne dégénère – était une très mauvaise idée. La guerre était déjà quelque chose d’éprouvant pour un adulte, alors pour une personne qui n’avait même pas fini de grandir ? L’expérience ne pouvait être qu’encore plus traumatisante.

La Boussole était complètement désarmée ; une fois encore, elle était habituée à blesser et tuer les gens, pas à les aider à surmonter leur peine. À supposer qu’elle essaye quand même, elle n’était pas certaine que sa tentative serait bien accueillie. Histoire de se donner un peu de temps, elle commença par foudroyer les curieux entourant toujours leur table – ceux qui n’avaient pas pris leurs distances d’eux-mêmes en voyant le Fourneau fondre en larmes – d’un regard sans équivoque, leur ordonnant silencieusement de se mêler de leurs affaires. Heureusement, ils s’exécutèrent sans se faire prier, conscients qu’il valait mieux ne pas énerver une éveillée. Ceci fait, elle se rapprocha de sa camarade et lui passa un bras dans le dos, maladroitement…

« Qu’est-ce qui ne va pas ? C’est fini, on a gagné, on a sauvé le pays et on est toujours en vie... »

…

Elle s’y prenait très mal, hein ?

Loin du don de soi hein... Pourtant il avait vu une femme qui, malgré le scénario plus que tiré par les cheveux d'une magicienne sortie du Néant -et allait y retourner concernant leur mémoire selon ses dires-, avait accepté de partir aux quatre coins du monde réunir des morceaux d'une tablette oubliée. Une femme qui avait pris l'initiative de les protéger et les soigner quand pour la plupart ils ne possédaient que des aptitudes guerrières et avaient d'abord observé une tactique de "quand c'est mort, ça ne peut pas tuer". Elle était là à prendre de leurs nouvelles alors qu'elle aurait simplement pu partir, à la manière de l'Ase, la Spectre ou... l'inconnue au renard. Peut-être qu'il y avait du calcul derrière chacune de ces actions, peut-être qu'elle n'agissait que par intérêt comme le disait, pour la survie, l'argent, mais avec cet esprit aiguisé Azir doutait de son entière dévotion à l'appât du gain. Un peu comme Ntikuma, la Chinoise avait au moins un peu d'esprit de camaraderie, peut-être un sens de l'honneur et pourquoi pas la volonté de changer les chevaliers noirs petit à petit ?

Il la regarda changer la matière nonchalamment, se disant que Colombe adorerait sans doute une démonstration de ce genre même si ce n'était pas comparable au fait de "lancer une tornade dans le ciel". Puis il avisa la carte de visite improvisée, le numéro inscrit dessus. Wow, avait-il donné le sien à un moment ? Les groupies autour allaient exploser si le moindre regard saisissait ce qui se passait, comme s'ils se donnaient un rencard au beau milieu d'une rencontre malaisante comme celle-ci.

Le Lion d'or rangea le précieux artefact quelque part dans une poche et c'est alors qu'un barrage émotionnel céda du côté d'une Gorislava décidément pas dans son assiette. Il y avait sa jambe, probablement une douleur sourde et encore tenace, mais le Cinquième Gardien reconnaissait là d'autres symptômes. Qu'il avait éprouvés à plusieurs reprises. Le Printemps arabe, Nice, Typhon, El Balyana, Reagan, et il en oubliait certainement. Même maintenant l'amertume qu'il s'évertuait à repousser persistait derrière les battements de ce cœur désireux de vivre plus fort après avoir vu la balance divine osciller. Qui était-il pour remonter le moral à une femme-chevalier noire ? Avait-il le droit de se mêler de cette soudaine crise quand Zhihao tentait tant bien que mal une approche tactile et optimiste -prouvant une fois de plus qu'elle était plus qu'une simple mercenaire avide- ?

"C'est dur, pas vrai ? De vivre toutes ces choses. De gagner des batailles qui décident du sort du monde. De tenir debout fièrement à la place de tous les lâches, les faibles et les innocents qui ne le feront jamais. Mais surtout, de voir qu'on ne peut pas accomplir tout cela tout seul."

L’Égyptien avait parlé d'une voix douce, assez fort pour couvrir la musique, sans toutefois hurler et rester dans la proximité des deux jeunes femmes et seulement elles. Il s'accroupit près de la rouquine, du côté de la jambe affaiblie, et leva la main en miroir sans toutefois la toucher. Rappelant à lui les douloureux souvenirs qui avaient un jour affermi sa résolution d'aider ce monde malade à guérir, il inspira une fois et laissa la lumière envahir ses doigts. Il promena ainsi sa main le long de la jambe, à courte distance, envoyant littéralement de bonnes ondes lumineuses dissiper la douleur autant que sa maigre maîtrise de la chose lui permettait.

"On peut dire ce qu'on veut sur les Saints, la Chevalerie, les stéréotypes des paladins protecteurs, cela ne nous empêche pas de ressentir cela aussi. De le cacher. Il faut se montrer fort pour que les gens le soient aussi. Mais quand on est un guerrier, l'incapacité à faire montre de sa puissance est un sujet sérieux. Car si on n'y parvient pas, si on n'est pas à la hauteur... alors que sommes-nous ?"

Un soupir.

"Vous avez été d'une efficacité redoutable là-bas, toutes. Puissance offensive, défensive, utilitaire... Moi, je n'ai fait que poser une tablette de pierre enchantée sur un socle. Ce qui m'aurait été impossible sans vous, Gorislava. Vous ne pouviez pas le tuer toute seule, ni même le tuer tout court : nous l'avons simplement scellé. Même Hruodland qui s'est pourtant amusé avec toute une armée de momies.

Pourtant, malgré notre faiblesse, nous avons gagné. Le droit de vivre. Le droit de retenter notre chance la prochaine fois, de faire mieux. Le droit de tirer les leçons de nos erreurs et enterrer nos regrets avec ceux qui sont morts sur le chemin. Le droit de devenir plus forts. C'est loin de ce que j'appelle être méritant, peu reluisant, mais c'est aussi un devoir qui nous est imposé. Continuer pour que cela ait servi à quelque chose. Donner un sens à cette vie qui nous anime car nous avons encore la chance de la vivre. Et si vous le perdez le chemin de vue... en tracer un nouveau. Grandir. Faire le deuil de ce que nous étions hier et donner naissance à ce que nous serons demain."

Azir se permit lentement, une fois de nouveau debout, de poser sa main sur l'autre épaule du Fourneau. Jamais il ne condamnerait des larmes. Il espérait seulement avoir pu en adoucir les effets. Il s'était également positionné de façon à cacher son visage au plus grand nombre. Ménager sa fierté l'aiderait peut-être.

"C'est dur, mais c'est la vie. Autant en profiter en créant de bons souvenirs, non ?"

Manifestement peu habituée à gérer ce genre de situation, Zhihao fut la première à tenter de consoler Gorislava, sans succès. Elle ne comprenait rien à son problème, il ne s'agissait pas simplement de gagner ou de perdre, aussi aucun de ses mots ne put l'atteindre. Cette souffrance que la rouquine ressentait, c'était une angoisse existentielle accablante, tel un gouffre abyssal dans lequel son impuissance et sa vie dénuée de sens résideraient. Hélas, elle se trouvait incapable de parler de cette douleur, tant ses sanglots en étaient devenus incontrôlables. Incertaine de la conduite qu'elle devait adopter dans une telle situation, le reste de la clientèle se contenta soit de regarder la scène avec embarras, soit d'ignorer ce qu'il se passait et de poursuivre les festivités comme si de rien n'était. Le Fourneau ne pouvait même pas leur en vouloir, car il n'avait pas à leur interdire le droit de s'amuser sous prétexte qu'il était le seul à exprimer ouvertement son chagrin. Ce serait profondément égoïste de sa part, aussi se contenta-t-il de pleurer dans son coin, même s'il aurait largement préféré craquer loin des yeux du public. Malheureusement, il était tellement paralysé par la tristesse et le poids de ses blessures qu'il n'avait même plus l'énergie nécessaire pour fuir. Tout ce que Gorislava pouvait faire pour l'instant, c'était s'efforcer de se lamenter en silence, quitte à ravaler ses propres larmes...

Azir s'avança à son tour puis s'accroupit au niveau de la jambe gauche rouquine, avant de tendre une main vers son genou meurtri. Une lumière chaleureuse s'échappa alors de la paume du Lion, apportant un léger soulagement aux blessures de sa camarade éplorée. Dans une tentative de remonter le moral de cette dernière, il se lança sans prévenir dans un long discours aux accents homélitiques, ce qui décontenança légèrement son interlocutrice. Ne faisant que remuer le couteau dans la plaie, le début du grand monologue du Gold Saint ne put provoquer chez le Fourneau que l'inverse de l'effet désiré. Déprimé et abattu au possible, celui-ci essaya de prononcer des excuses, hélas rendues inintelligibles par ses sanglots :

"Ah'm zorry... Ah'm zo zorry..."

Dans son immaturité insolente et son ignorance satisfaite, il savait pertinemment qu'il avait insulté l'honneur et la fierté des Chevaliers Sacrés, un acte pour lequel il devait impérativement demander pardon. Toutefois, contrairement à ce que Gorislava s'imaginait, Azir n'était pas là pour l'enfoncer, mais bien pour l'aider à surmonter sa tristesse. Même si ses paroles étaient maladroites, il s'efforça de rappeler à sa partenaire que malgré ses échecs, elle avait réussi à gagner le droit de vivre... Grâce à cette vie qu'elle avait péniblement arraché des griffes du Nécrosphynx, elle pouvait désormais trouver le temps de se reconstruire. Par-dessus le marché, le Lion reconnut lui-même que sans elle et ses autres coéquipières, il n'aurait jamais pu déjouer les machinations d'Anubis. Cet aveu redonna à la rouquine un peu de confiance en elle-même, bien qu'elle se sentait encore honteuse vis-à-vis du Chevalier d'Or.

Cependant, son humeur changea quelque peu en écoutant ce dernier parler, le registre quelque peu mièvre de sa logorrhée n'étant guère passé inaperçu. Comment pouvait-on énoncer un discours aussi guimauve tout en gardant un air sérieux, sans que cela n'exige un effort surhumain ? Le Fourneau s'arrêta ainsi progressivement de pleurer et fut subitement secoué d'une quinte de toux, causée par un éclat de rire réprimé. Quand il but une gorgée de bière afin de faire passer cette toux, il ne réussit qu'à s'étouffer, ce qui lui fit tout recracher par la bouche et les narines. Si les paroles d’Azir n’étaient pas des plus inspirantes, elles avaient au moins le mérite de susciter une certaine hilarité. Même si ce n’était pas forcément ce qu'il avait en tête, Gorislava avait de son côté indéniablement besoin de ce rire libérateur. Si on pouvait également lui refiler un mouchoir, ce serait fort aimable...

"La vache, t'es vraiment pas doué pour ça, tu sais ?" se moqua la rouquine d'une voix éraillée. "T'was corny and cheesy as fuck, but thanks..."

Sur ces propos, elle s'empara finalement d'une serviette jetable et s'en servit pour se moucher. Elle sécha ensuite ses larmes en frottant ses yeux avec son avant-bras, ne serait-ce que pour avoir le champ de vision dégagé. Après avoir émit un reniflement sonore, le Fourneau déclara au Lion :

"Désolée pour ce spectacle... Yer blood's worth bottling, ya know dat ?"

C'était la toute première fois qu'il adressait un quelconque mot gentil au Gold Saint, même si rien ne garantissait que ce dernier entrave quelque chose à son charabia. Après toute aventure passée à le rabaisser ou à le snober, c'était le minimum qu'il puisse accomplir afin de se faire pardonner. Se rappelant que la Boussole était toujours présente, Gorislava se tourna donc vers celle-ci et lui pinça affectueusement la joue.

"Je t'ai pas oubliée non plus, ya bloody cunt."

En attendant, cela ne lui disait absolument pas ce qu'elle pouvait bien faire pour remédier à sa faiblesse et à son absence de but dans la vie. La rouquine avait certes appris à s'en amuser un minimum, sauf que cela ne changeait rien au fait que son existence soit un échec lamentable. Certes, elle avait toute la vie devant elle pour corriger cela, mais en ce qui concernait la manière de procéder et la direction à emprunter, elle était complètement perdue. Quand elle était sous la tutelle de Mathilde Obermayer, les choses lui semblaient pourtant tellement plus simples et limpides...

Sans surprise, les paroles maladroites de la Boussole eurent l’effet inverse de celui escompté, enfonçant encore plus le Fourneau au lieu de lui remonter le moral. Heureusement qu’Azir – béni soit-il – était-là pour prendre le relais ; si son propre discours sembla également aggraver les choses au début, sa positivité et son optimisme débridés – et parfois un peu absurde, il fallait bien le dire, mais il y avait fort à parier qu’il grossissait délibérément le trait – parvinrent néanmoins à vaincre peu à peu l’affliction qui tourmentait la jeune fille et, enfin, à la faire passer des larmes au rire.

Ne voulant pas être en reste, Zhihao se joignit aux efforts du chevalier d’or pour apaiser la douleur physique de sa camarade à l’aide son cosmos. Contrairement au Lion et à l’image de saint homme qu’il présentait sans le faire exprès par son apposition des mains lumineuse, la technique de l’asiatique n’avait pas d’effet visible, mais se mit tout de même à réparer ce qui pouvait l’être dans le corps de Gorislava. Elle fut récompensée de ses efforts par un pincement de joue, qu’elle ignora tant elle était perplexe face aux mots que la slave avait employé pour remercier Azir.

« Qu’est-ce que c’est que ces histoires de mettre le sang des gens en bouteille ? C’est une de ces expressions dont je n’ai jamais entendu parler, ou vous nous avez caché que vous êtes un vampire ? » grommela-t-elle dans une tentative de faire un trait d’humour. Peut-être que c’était une façon de jouer sur les stéréotypes d’Europe de l’est, mais il ne lui semblait pas que la rouquine était roumaine…

Quoi qu’il en soit, c’était tout de même un sacré progrès, vu la façon dont Gorislava s’était adressée aux guerriers d’Athéna lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois. Maintenant, il ne restait plus qu’à régler le problème du Saint et de sa propre auto-dépréciation, à supposer qu’il n’ait pas dit cela que pour encourager le Fourneau.

« Ne vous rabaissez pas non plus, Azir. Vous vous êtes battu et avez versé votre sang vous aussi, vous avez fait preuve de force, de courage, et de beaucoup plus de patience et d’ouverture d’esprit que nous n’étions en droit d’attendre de vous. Je doute que les choses se seraient aussi bien passées avec Hruodland, au Sanctuaire et à Asgard sans vous. Et même comme ça, il s’en est fallu d’un cheveu au final ; je crois que nous pouvons dire que si un seul d’entre nous n’avait pas été là, nous aurions échoué. »

Elle espérait qu’avec ça, ils en auraient enfin terminé avec les sujets pesants. La militaire passa une main au-dessus du visage de la jeune fille, utilisant une variante d’une de ses techniques pour effacer les dernières traces de sa crise de larmes, puis jeta de nouveau un œil sur ce qu’il se passait ailleurs dans le restaurant. L’alerte étant passée, l’euphorie avait repris ses droits, et les convives s’étaient remis de plus belle à faire la fête. Bien, avec un peu de chance, entre l’alcool, la nourriture et la musique, il y aurait de quoi leur changer les idées.

« Dans quel monde vivons-nous pour que ce soit à moi de dire aux gens de profiter du moment… Bref, voulez-vous commander quelque chose ? Et si Gorislava ne danse pas, accepteriez-vous un substitut, Azir ? »

La réaction avait été assez différente de ce qu'avait attendu Azir. Là où il avait espéré regonfler à bloc un orgueil aplati et donner de l'élan, un franc éclat de rire et une incrédulité l'accueillirent pratiquement comme s'il avait commencé à danser nu au milieu de la foule. Et en vérité, c'était loin d'être la première fois. En temps de paix et de victoire, les civils ne croyaient pas vraiment à ce genre d'idées. Ils considéraient une certaine part de leur confort acquise, la peur aussitôt oubliée en même temps que le danger. Et les Éveillés, eux, le pensaient naïf, ironique, ou utopiste. Etait-ce si dur de croire à un monde meilleur sans arrière-pensée ? Bien sûr il savait que ce monde-là, s'il voyait le jour, naîtrait dans beaucoup, beaucoup plus longtemps, quand lui aurait quitté ce monde depuis probablement des siècles. Il s'essayait simplement à viser très loin pour avancer sans s'arrêter.

Il décida de prendre son sourire pour une autre victoire de la vie sur les larmes et les regrets, son orgueil déjà bien amoché souffrirait bien quelques piques de plus à ce stade. A son tour son visage se détendit quelque peu en un mince sourire.

"L'objectif de départ étant atteint, je considère que je me débrouille assez. Mais s'il y a parmi vous un orateur capable de m'enseigner les beaux discours, je suis ouvert !"

Et la Chinoise de rajouter sa petite touche, après avoir remarqué peut-être que le bien-être intérieur du Chevalier d'or n'était pas aussi au beau fixe qu'il voulait bien le laisser paraître. Il la remercia d'un signe de tête appuyé pour son encouragement. Bien vrai le rappel qu'il avait réussi à maintenir une relative sérénité de la part du guerrier nordique, surtout quand sa stratégie consistait à foncer dans le tas pour tout découper avec sa Durandal. Au sens propre comme au figuré. Une voix quelque part dans la tête du Cinquième Gardien lui rappela les progrès qu'il lui restait à accomplir en matière de technique de combat, mais l'heure était au repos et à la détente. Les considérations sur son impuissance et sa misérable place dans la trame du monde attendraient.

"Ma foi, tant que tout le monde en profite... Non en fait, cela signifierait sans doute me condamner à danser avec toutes les jeunes femmes qui me dévorent du regard depuis que je suis entré ici. Alors juste une Boussole pour m'aiguiller, c'est parfait."

Songeant qu'un peu de carburant dans la machine aiderait à avoir l'air de quelque chose de correct, le blondinet vida le reste du contenu de son verre cul sec et fit signe à une serveuse de lui remplir la même chose pendant qu'il serait sur la piste avec la Chinoise.

"Prêt à devenir à nouveau le centre d'attention."

Les larmes séchées et nettoyées par la Chinoise, Gorislava retrouva enfin un visage plus apaisé et détendu. Quant au Lion, les compliments de la seconde l'avaient laissé quelque peu perplexe, faute de connaître les expressions argotiques typiques de la campagne australienne. Zhihao questionna sa jeune consœur sur ce qu'elle avait bien pu vouloir dire par là, mais l'intéressée se contenta de lui répondre timidement :

"T'occupes."

Sur ces paroles, elle s'enfonça confortablement dans sa chaise et croisa les bras d'un air somnolent, toujours peu motivée à participer aux festivités. Néanmoins, elle interpella tout de même un serveur de passage et lui demanda de lui ramener une nouvelle bière, ses larmes ayant dégouliné dans la précédente. Tant qu'à faire, elle passa également commande d'une assiette de tapas, son appétit lui étant un chouia revenu. Une fois ses gueuletons arrivés, la rouquine commença à les piocher un par un dans le plat, tout en regardant le reste de la clientèle se trémousser sur la piste de danse. Quand elle vit la Boussole et Azir danser ensemble, elle ne put s'empêcher de penser à un couple de manchots patinant sur la banquise, mais elle se garda de tout commentaire. A la place, elle s'enfourna une tartine aux anchois et à la tomate dans la bouche, avant de descendre goulûment sa pinte de bière. Une fois son verre vidé, le Fourneau se souvint qu'il avait emporté son portable avec lui et décida finalement de le rallumer. En effet, il avait éteint son smartphone après avoir ignoré de multiples appels de sa frangine, sa dépression lui ayant coupé toute envie de maintenir le contact avec sa propre famille. Maintenant que son moral était légèrement remonté depuis la conclusion de la bataille contre le Nécrosphynx, il pouvait arrêter de broyer du noir dans son coin et enfin donner de ses nouvelles...

Gorislava se leva donc laborieusement de son siège puis se rendit aux toilettes du bar, histoire de pouvoir converser tranquillement avec sa famille. Elle sélectionna ensuite le numéro de sa grande sœur puis lança un appel, non sans avoir longuement hésité au préalable. Bien évidemment, Mileva décrocha rapidement le combiné et, de l'inquiétude dans la voix, assaillit sa cadette de questions :

"GORISLAVA ?! Bon Dieu, je me faisais un sang d'encre ! Pourquoi tu ne décrochais pas ?! Tu vas bien ?! Tu es où ?!"

"Contente de t'entendre aussi..." répliqua mollement la rouquine, les tympans vrillés par la voix de son aînée. "Ça roule, chuis juste avec Zhihao et un Chevalier d'Or... On est en train de picoler dans un bar, rien de ben méchant."

"UN BAR ?! MAIS ÇA VA PAS ?! T'AS VU DANS QUEL ÉTAT TU ES ?! TU DOIS RETOURNER TOUT DE SUITE A L'HÔPITAL !"

"Grmbl... Mais je vais bien ch'te dis... Niveau blessures, j'ai connu pire durant mon entraînement... Demande à Madame Obermayer..."

"MADAME OBERMAYER, JE L'EMMERDE !"

"Par pitié, ne crie pas... J'ai la tête qui va exploser..."

Un silence gênant s'installa alors entre les deux sœurs, aucune d'eux n'osant reprendre la discussion. Finalement, après avoir poussé un profond soupir d'exaspération, Mileva reprit la conversation d'un ton plus calme :

"Écoute, je suis heureuse que tu ailles bien. C'est juste que quand je t'ai vue à la télévision, tu avais l'air au bout de ta vie, comme si tu étais morte à l'intérieur... Jamais je n'aurais cru te voir un jour comme ça."

"Wasn't expectin' dat either..." maugréa le Fourneau. "On a gagné la bataille, mais j'ai l'impression de m'être fait rouler dessus... Genre, comme si un camion m'était passé plusieurs fois dessus avant de se vidanger sur ma gueule, juste pour rigoler... Mais sinon c'est cool, tout baigne."

"... Ça ne va pas du tout."

"Ouais okay, pas vraiment... Je peux pas trop en parler maintenant, tu sais..."

"... Je comprends. Tu veux que je vienne te chercher ?"

"Depuis Prague ?"

"Pas un problème. Sauf que... Raaaaaah bordel..."

"Kékiya ?"

"C'est juste que... Madame Obermayer m'a déjà contactée, et elle m'a dit qu'elle venait te chercher..."

"Hein...?"

"Madame Obermayer vient te chercher, bougre d'andouille ! Mais ça me ferait mal de la laisser faire comme bon lui semble... Je te rappelle quand même qu'elle a trahi ma confiance, et maintenant regarde-toi..."

Embarrassée par cette révélation, Gorislava se massa nerveusement la nuque, une grimace anxieuse au visage. Elle savait pertinemment que sa frangine était en froid avec son mentor, mais elle n'avait aucune idée de comment s'y prendre pour les réconcilier. Connaissant Mathilde, il ne fallait pas compter sur cette dernière pour prendre l'initiative et tenter d'améliorer la relation entre les deux femmes... La rouquine était d'ailleurs prête à parier qu'elles s'étaient copieusement insultées au téléphone, même si son maître n'était guère du genre à en vouloir à Mileva. Effectivement, Obermayer était parfaitement consciente du fait qu'elle avait commis une énorme faute en acceptant d'entraîner la gamine, aussi assumait-elle pleinement ses responsabilités. Néanmoins, elle ne considérait pas son choix comme une erreur irrécupérable et elle refusait de qualifier la formation du Fourneau de plantage sur toute la ligne. Hélas, la dérouillée qu'il s'était prise avait ravivé les doutes de Mileva et relancé la dispute de nouveau...

« Désolée, les grandes envolées lyriques ne sont pas mon genre non plus, et Gorislava… est Gorislava. Elle peut vous donner des conseils pour vous déguiser en mascotte animale mais sinon,  vous allez devoir chercher ailleurs. »

Mission accomplie, la rouquine avait retrouvé sinon la pêche, du moins l’appétit, et Azir lui-même avait récupéré un peu d’amour-propre. Une fois raisonnablement certaine que sa consœur n’allait pas replonger dans les profondeurs du désespoir s’ils la laissaient seule cinq minutes, Zhihao vida son propre verre de courage liquide, passa à son tour commande d’un assortiment de spécialités locales – autant profiter d’être dans un pays où elle n’avait encore jamais mis les pieds pour découvrir sa gastronomie – puis suivit le Lion vers le dancefloor. Elle savait danser – un officier se devant parfois de participer à certaines fonctions sociales où l’exercice était de mise, et une membre des forces spéciales pouvant se retrouver à infiltrer ces mêmes fonctions sociales – mais pas tout à fait dans ce cadre-là ; elle ne l’avait que rarement fait dans un but récréatif ou festif, et en plus elle ne portait pas de tenue appropriée. Enfin, elle n’était plus sur le champ de bataille, ce ne serait pas la fin du monde s’il y avait un ou deux ratés.

« Je crois que c’est plutôt vous le centre d’attention ; je n’en bénéficie que par association. » répondit-elle au trait d’humour de son compagnon alors  que la foule s’écartait sur leur passage – enfin, surtout celui du Saint – pour les laisser accéder à la piste.

À partir de là, il n’y eut plus qu’à se laisser porter par la musique et à essayer de profiter de l’instant présent. Ses mouvements n’étaient peut-être pas tout à fait aussi énergiques qu’ils auraient pu l’être, mais cela faisait du bien de bouger un peu, et Azir était bon partenaire. Trop bon pour elle, à en croire les admiratrices de ce dernier, qui s’étaient remises à souhaiter pouvoir être à sa place et dont elle entendait les commentaires envieux relayés par leurs appareils électroniques, qu’elle utilisait sans y penser comme autant de micro-espions grâce à son électroperception.

Tous sauf le téléphone du Fourneau, qui était parti se mettre à l’écart pour avoir une conversation privée. Zhihao ne chercha pas à en savoir plus au-delà des premières secondes de l’échange : son but ultime était peut-être de s’insinuer chez les Chevaliers Noirs afin d’apprendre leurs secrets mais vu les circonstances, rien ne servait de trahir la confiance de sa camarade – quand bien même elle ne s’en rendrait sans doute jamais compte – en surveillant cet appel-ci. Elle écouterait sans vergogne les communications professionnelles de la slave, par contre.

« Que croyez-vous qu’il se passerait si j’en approchais une au hasard pour l’inviter à être ma cavalière ? » demanda-t-elle au guerrier d’Athéna alors que la chanson arrivait à son terme et que leur mouvement les amenait à proximité d’une concentration de groupies. Peut-être était-ce dû à l’effet de l’alcool – même si elle n’avait pas assez bu pour que cela affecte véritablement ses facultés mentales – mais l’idée était amusante, et leurs réactions le seraient certainement encore plus.

"Les grandes envolées lyriques". Azir se sentit étrangement vieux. Comme si on venait de l'associer à toutes ces figures historiques qui haranguaient leurs armées pour tenir le siège d'un château ou conquérir de nouveaux territoires. S'agissait-il d'une mauvaise chose ? A voir tous les regards éperdus qui le scrutaient en permanence, peut-être pas. Il avait des fans, pas des esclaves.

Ainsi donc le duo improvisé se dirigea sous les sons et lumières, et le Lion ne s'embarrassa pas de savoir s'il dansait bien ou non. Il avait très largement abandonné cet aspect de juge dans sa vie de tous les jours, depuis qu'une copine de fac avait répondu à sa honte de ne pas savoir se trémousser correctement que la danse, c'était juste le langage du corps, et peu importait s'il était rythmé ou non, gracieux ou non : il suffisait de se sentir bien dans ses gestes et de suivre ses envies. Malgré cela, quelques années étudiantes lui avaient permis d'entendre qu'il se débrouillait suffisamment bien pour avoir l'air du parfait play-boy, et que si on s'extasiait devant son éclatante chevelure, son regard magnétique et ses formes athlétiques, alors le pari social était remporté haut la main.

"C'est bien ce que j'ai dit."

A ses côtés la Chinoise était un peu plus raide, mais rien de réellement handicapant. S'amusait-elle ? Difficile à dire derrière son air éternellement sérieux. Celui qui justifiait la remarque qu'elle avait faite un peu plus tôt "Dans quel monde vivons-nous pour que ce soit à moi de dire aux gens de profiter du moment ?". Quel genre de vie pouvait-elle mener au sein des Chevaliers noirs ?

Divaguant de pensée volatile en pensée superficielle, le Cinquième Gardien s'abandonna quelques instants à simplement vivre par le son et le rythme des enceintes. Une pause bienvenue après presque 1 an à se battre, patrouiller, affronter un Titan et diverses créatures mythiques, par le poing ou par l'esprit. Pas très loin de chez lui, une petite heure de voiture peut-être, il pouvait même rendre visite à sa famille si...

Il marqua un temps d'arrêt à la question de Zhihao, coupé dans son élan spirituel. Une sensation de vertige mit fin à sa danse. Alcool ? Ou peut-être anémie, après tout les médecins avaient bien précisé qu'il devait se reposer. En tout cas le besoin impérieux de retourner s'asseoir était là désormais.

"Si elle est voilée, je vous le déconseille. Sinon... il n'y a qu'une seule manière de le savoir. Pour ma part, je vais retourner regagner ma chaise, je ne sens pas au meilleur de ma forme."

Aussitôt dit, aussitôt fait. La chaise grinça sous le poids qui se laissa tomber dessus un peu vivement. Juste le temps que la terre retourne à sa place.

La conversation ayant emprunté un virage déplaisant, Gorislava décida de changer de sujet et demanda des nouvelles de Jakub et Jarek, respectivement son beau-frère et son neveu. Les deux se portaient bien, Jakub étant actuellement en train de préparer un reportage en Crimée, ce qui occupait le gros de ses journées. Apparemment, les séparatistes pro-russes recommençaient à s'agiter depuis peu en Ukraine, ravivant des tensions que beaucoup en Europe croyaient résolues. Le journaliste pensait que le retrait d'une des factions divines sur l'échiquier géopolitique avait entraîné cette résurgence soudaine des ambitions du Kremlin, mais il lui fallait encore enquêter sur la question. Ses soupçons sur le camp qui se cachait derrière le pacifisme forcé de Moscou se portaient sur les Marinas, étant donné que les Asgardiens n'étaient guère réputés pour leur expansionnisme. Certes, un incident serait survenu durant la seconde moitié des années 80, mais il ne s'agissait que de cela : d'un incident exceptionnel. Autant dire que le mari de Mileva avait du pain sur la planche s'il comptait élucider ce mystère...

"Je vois..." soupira Gorislava, face au tableau que lui avait dressé sa frangine. "Tu lui souhaiteras bonne chance de ma part."

"Mazette !" siffla son aînée. "Je crois bien que c'est la première fois que tu lui souhaites autre chose que de se faire renverser par un camion !"

"Commence pas avec ça..."

"Très bien très bien, inutile de te fâcher ! Dis-moi, à propos de tes camarades...

"De quoi ?"

"Tes camarades, ils sont comment ? Tu sais, ceux avec qui tu as combattu pour sauver le monde."

"... They're alright. Don't spend all day actin' like a worthless sook, at least..."

"... Pardon ?"

"Grumpf... They're bloody sweet, v'là comment y sont."

"Ah, là je comprends mieux. Je sais bien que tu en as bavé, mais dis-toi que c'est déjà ça de pris."

"Ouais, 'chuppose..."

"Bon écoute, je vais te laisser pour l'instant. Tu me reparleras de ce qui te tracasse quand tu seras rentrée, d'accord ? En attendant, profite un peu de la compagnie de tes nouveaux amis. Tu peux être une vraie tête de mule des fois, mais c'est bien que tu puisses un peu te reposer sur les autres et décharger tout le poids que tu as sur les épaules."

"Maybe..."

"Tu veux me dire quelque chose d'autre, avant que je ne raccroche ?"

"... Nan, ça ira. Gros bisous à vous autres."

Les salutations d'usage échangées, Mileva raccrocha finalement son téléphone, laissant donc le Fourneau seul avec ses pensées. Ces dernières étaient devenus moins sombres qu'auparavant, même si elles demeuraient toujours aussi confuses et sources de tourments pour la jeune mercenaire. Afin de ne pas prolonger la discussion plus que de raison et ne pas plomber toujours plus l'ambiance, elle avait par ailleurs choisi de ne pas mentionner le décès de Reagan. Gorislava préférait que sa sœur oublie ce triste sire pour de bon et se concentre pleinement sur sa nouvelle vie : elle se faisait déjà un sang d'encre pour sa cadette, aussi valait-il mieux ne pas en rajouter davantage. Histoire de se débarbouiller un chouia, la rouquine alluma le robinet des toilettes puis s'aspergea abondamment le visage d'eau froide. Une fois séchée, elle entendit son portable vibrer, des messages en retard s'entassant dans ses notifications. Sa frangine n'était toutefois pas derrière leur expédition, sa boîte vocale et SMS ayant été récemment remplie par son fameux mentor, la dénommée Mathilde Obermayer. Non sans ronchonner tant il détestait s'occuper de cela, le Fourneau consulta toutes les communications qu'il avait loupées et put confirmer les dires de son aînée : son instructrice était bel et bien en route pour aller le chercher. Frustré d'être à ce point traité comme un nourrisson, le premier se pinça l'arrête du nez et jura entre ses dents, avant de se résigner amèrement à l'idée...

De ce que pouvait comprendre Gorislava en lisant sa messagerie, Obermayer était manifestement sur le point de prendre l'avion depuis Sydney afin de rejoindre le Caire. A cette heure-ci, il était probablement inutile de chercher à la contacter en plein vol, étant donné que la communication devait logiquement avoir été coupée le temps du trajet. La rouquine aurait aimé dissuader son maître de venir la récupérer, mais il fallait se rendre à l'évidence : elle allait très certainement se faire sonner les cloches, et se soustraire à sa punition n'était guère une option. Quoi qu'il en soit, le Fourneau ne pouvait rien faire de plus à ce sujet, aussi quitta-t-il finalement les latrines pour rejoindre Zhihao et Azir. S'il se souvenait bien, il les avait laissés alors qu'ils étaient en train de danser ensemble, ne désirant guère assister à ce spectacle. Du coup, Gorislava se demandait s'ils en avaient enfin terminé avec leur valse, ne serait-ce que pour passer à quelque chose de moins embarrassant... Pas qu'elle soit réfractaire à ce genre de pitreries, bien au contraire, mais elle était encore loin d'avoir retrouvé la bonne humeur nécessaire pour s'adonner à de telles âneries.

Zhihao fut déçue qu’Azir mette fin si vite à leur danse, mais fit taire cette pointe d’émotion. Ce n’était pas de sa faute s’il n’était pas encore tout à fait rétabli, après tout. Laissée seule sur la piste, elle se retourna vers les jeunes femmes qui déshabillaient le Lion du regard depuis le début de la soirée. Le guerrier d’Athéna s’était toujours comporté comme un modèle de chevalerie – une qualité qui ne devait le rendre qu’encore plus séduisant aux yeux de ces demoiselles, en plus de son héroïsme, de son allure de prince charmant et de l’attrait exercé par l’uniforme, magnifié dans le cas d’un chevalier d’or –, il serait donc temps qu’elle lui rende la pareille et défende l’honneur de son compagnon d’armes d’une journée.

Elle ne savait pas si cette justification était meilleure ou pire que celle qu’elle lui avait donné initialement. Ce n’était qu’une plaisanterie à la base, une simple idée en l’air, mais plus les secondes s’écoulaient et plus elle avait envie d’essayer pour de vrai. Prenant finalement sa décision, elle se dirigea vers les groupies, dont les persiflages et œillades envieuses cessèrent immédiatement en la voyant arriver. S’imaginant déjà subir les représailles d’une éveillée courroucée, leur teint devint livide, elles reculèrent autant que possible – mais ni assez vite, ni assez loin – et se répandirent en excuses. Des excuses qui furent interrompues à leur tour lorsqu’elle s’inclina et tendit la main vers l’une des jeunes femmes tout en posant une question inattendue :

« Me feriez-vous l’honneur de m’accorder cette danse ? »

Trop confuse pour comprendre ce qu’elle lui demandait au-delà du fait qu’une échappatoire s’était présentée, celle à qui elle s’était adressée ne put qu’acquiescer mollement. L’asiatique la gratifia d’un sourire radieux – qui le devint encore plus lorsque son électroperception l'informa que cette action venait de faire rater un battement au cœur de sa captive –, et l’emmena aussitôt sur la piste, où elle l’entraîna dans une danse endiablée.

Le Lion et la Boussole n’avaient peut-être passé que quelques minutes à bouger en rythme avec la musique, mais elle avait eu le temps de constater qu’il était plus doué qu’elle pour se laisser emporter, et ce malgré ses blessures. Clairement, se rabattre sur ses précédentes expériences n’était pas la bonne solution ; elle choisit donc cette fois de se laisser aller, de permettre à son corps d’évoluer de la manière qui lui semblait la plus naturelle. Il s’ensuivit en conséquence une seconde performance bien plus énergique que la première, une dont les mouvements sembleraient familiers aux yeux d’un expert en arts martiaux… et pour cause, puisqu’il suffirait qu’elle les poursuive jusqu’au bout pour qu’ils se muent en projections ou prises de soumission au lieu de seulement faire virevolter sa partenaire.

La cavalière en question n’était probablement pas consciente du genre de « danse » à laquelle elle avait pris part, mais cela ne l’empêcha pas de déguerpir, hors d’haleine et rouge comme une pivoine, en direction de ses compatriotes après que la chinoise l’ait finalement libérée. La façon dont Zhihao s’était penchée vers elle juste avant de la relâcher y était sans doute aussi pour quelque chose.

L’asiatique sourit à nouveau de la réussite de son plan – la conversation dans laquelle sa « victime » fut entraînée était des plus divertissantes –, puis fit un détour par le bar pour reprendre quelques bouteilles avant de rejoindre le Saint attablé. Miracle de coordination, ce fut également l’instant que choisit leur serveuse pour leur apporter la nourriture qu’ils avaient commandé.

« C’était amusant. J’espère que nous pourrons danser à nouveau plus tard ce soir. » dit-elle en lui resservant un verre. Elle envoya rapidement un message sur le téléphone de Gorislava pour s’enquérir de son état, ou du moins donner l’impression que c’était ce qu’elle faisait, puisqu’elle n’avait pas besoin de ça pour la surveiller, et reprit sa discussion avec Azir, en faisant un geste vers les groupies. « Je ne fais pas ce genre de choses d’habitude, mais ça en valait la peine ; vous avez vu leurs têtes ? La pauvre avait l’air à la limite de l’évanouissement, elle ne savait pas si elle devait être terrifiée ou mortifiée, et les autres n’arrivaient pas à se décider entre fuir ou tenter de la secourir. »

Il n'était peut-être pas très charitable de se gausser ainsi de la détresse des autres, mais ce n'était pas non plus comme si elle l'avait menacée ou touchée de façon inappropriée. Le tournis et l'embarras n'étaient que des désagréments passagers et sans gravité.

"Je dois avouer que c'était intéressant à regarder. Mais ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi. Vous sembliez peu encline à danser tout à l'heure."

Telle avait été la réponse du Lion, un fois son monde reconduit à l'endroit. Il accepta le verre tendu par la Chinoise, avec pour principale idée de récupérer le glaçon nageant au milieu de l'alcool pour se faire rafraîchir un peu le front et le col. Mal lui en prit quand il sentit le goût lui monter dans les narines et dans la gorge avec férocité.

"Arg, c'est fort !"

Il se pinça le nez un moment puis auto-évalua rapidement son acuité sensorielle. Il y voyait encore clair, préférait toujours les musiques énergiques aux valses et slows en tous genres, son palais brûlait vif, le froid du glaçon lui faisait du bien et sentait effluves épicés sortir en même temps que les serveurs et serveuses qui quittaient les cuisines. Pas de quoi s'alarmer pour le moment donc. Le vertige avait simplement dû être passager, peut-être s'était-il levé trop vite et voilà tout.
Un œil rapide vers les groupies lui apprit que la distance d'approche maximale venait de réduire quelque peu, possiblement suite à l'improvisation de Zhihao. Inattendu, mais pas désagréable de temps en temps.

"Je me suis demandé l'espace d'un instant, sans vouloir être indiscret bien sûr, si vous aviez des penchants homosexuels. Oh si c'est le cas, je n'ai rien contre hein ! C'est juste que la question était très soudaine, et formulée un peu maladroitement peut-être... "

Ok Azir. Ce que tu viens de dire EST indiscret, maladroit, et pitié Déesse, pas vexant pour deux sous.

"J'ai une amie comme ça qui me demande toujours des conseils pour pouvoir faire pousser ses cheveux à la même longueur que les miens. Je crois qu'elle veut copier ma coiffure."

Où est-ce que je veux en venir en racontant ça déjà... ?

"Hum... J'ai déjà vu des mecs me tourner autour, mais ils avaient au moins la délicatesse de lâcher prise quand je leur signifiais que je n'étais pas intéressé. C'est plus difficile de ne pas froisser la sensibilité d'une jeune femme... Est-ce que, du point de vue opposé, vous ressentez la même chose ? J'essaie d'y aller en douceur pour ne pas briser des espoirs trop fortement, mais je ne peux pas me forcer à aimer toutes celles qui m'abordent non plus... L'amour ne se force pas..."

Gorislava vit que Zhihao et Azir étaient retournés à leur table, discutant avec chacun un verre d'alcool à la main. Quand la première tomba sur ses camarades, elle les entendit parler de sexualité, de séduction et d'amour, autant de sujets qui lui passaient par-dessus la tête. Si c'était pour endurer une heure de pur embarras, elle préférait ne pas se joindre à cette conversation. Honnêtement, maintenant qu'elle était de nouveau présente, la rouquine ne savait plus si elle avait encore envie de participer à cette beuverie. A cet instant précis, la venue imminente de son mentor occupait complètement ses pensées, ce qui la rendait trop agitée pour profiter de la soirée sereinement. D'un air songeur, elle contempla longuement ses deux partenaires et se demanda ce qu'elle pouvait bien faire, désormais. De toute évidence, le Fourneau était encore trop lessivé mentalement pour être de bonne compagnie, aussi lui sembla-t-il préférable de quitter les lieux séance tenante. Dissimulée par la masse grouillante de la clientèle, Gorislava s'avança donc silencieusement vers le comptoir et paya son addition, avant de finalement abandonner le bar. Elle n'adressa pas le moindre mot au Lion ni à la Boussole, faute de trouver quelque chose à leur dire en guise d'adieu. Les avoir remerciés de leur soutien moral était déjà suffisant, pensait-elle… Au moins, cette excuse avait pour mérite de lui éviter de mettre son départ en catimini sur le compte de la timidité, pour ne pas dire de la lâcheté.

Une fois dehors, la rouquine erra dans les rues du Caire, la mine renfrognée et les mains dans les poches. Même si cela risquait de lui prendre une éternité à pieds, elle se dirigea en direction de l'aéroport, non sans interroger en route des quidams sur le sentier à suivre. Le Fourneau se fraya ainsi un chemin à travers la foule en liesse et ignora les diverses célébrations qui parsemaient chaque recoin de la capitale égyptienne. Il ne remarqua même pas les fourgons de police rouler à toute berzingue à côté de lui, en route pour mettre un terme à des festivités ayant mal tourné. Durant son voyage, Gorislava croisa même un cortège de militants de MEGA, en train de rejoindre un point de rassemblement en vue d'une manifestation prochaine. Alors qu'elle était nonchalamment passée à côté de tout le reste, elle décida cette fois-ci de s'arrêter quelques secondes afin d'observer ces curieux personnages. Depuis que ces groupuscules étaient apparus dans le paysage politique, elle s'était toujours demandée à quoi pouvaient bien ressembler les énergumènes qui avaient choisi d'épouser les idées d'un détraqué tel que Reagan... Et voilà que devant elle s'était enfin présentée une parfaite occasion de s'instruire à leur sujet !

Cependant, elle ne vit dans ce rassemblement qu'une bande hétéroclite d'anarchistes, de casseurs, de marginaux, de barbus énervés et de gens ordinaires. Malgré la diversité des profils, tous tenaient le même discours à la populace : qu'elle devrait avoir honte de son insouciance, de son amnésie, de son impuissance satisfaite et de célébrer ainsi la victoire de soudards au service de fausses idoles. Et les Chevaliers Noirs, ils comptaient pour du beurre, peut-être ? De toute évidence, on ne pouvait pas dire que la gratitude étouffait ces abrutis-là. Malheureusement, la rouquine n'était guère d'humeur à corriger ces empaffés, même si elle avait beaucoup de choses à contester dans leur discours. Ces personnes étaient pétries d'amertume, de rancœur et de haine : il leur faudrait du temps avant qu'elles ne changent d'avis, et du temps, elle n'en avait pas à leur accorder. Le Fourneau regarda donc défiler cette triste procession jusqu'à ce qu'elle sorte enfin de son champ de vision, avant de reprendre ses propres pérégrinations. Quelques minute plus tard, il aperçut plusieurs agents de police courir dans la même direction que les partisans de MEGA, eux-mêmes suivis d'un véhicule blindé anti-émeutes. Voilà qui ne faisait que présager du bon pour la suite des événements ! Quelle misère, et dire qu'ils venaient à peine de conclure avec Anubis et sa clique de sombres baltringues...

« Je ne suis pas accoutumée à danser, c’est tout, mais le fait d’être en bonne compagnie a aidé à me décoincer. Ça et l’euphorie de la victoire. » répliqua l’asiatique avec un léger sourire. Une expression que la plupart des gens n’auraient sans doute pas qualifiée d’euphorique, mais tout était affaire de standard : ceux qui la connaissaient auraient tout de suite vu la différence avec son sérieux habituel. « Quant à ce qu’il s’est passé ensuite avec vos admiratrices, j’en avais simplement assez de faire semblant de les ignorer, et c’était la façon la plus inoffensive de m’amuser à leurs dépens. »

Elle but un verre en même temps qu’Azir, ce dernier devant se forcer à ne pas recracher ce qu’il venait d’ingurgiter. S’étonnant quelque peu de le voir réagir ainsi, elle prit la bouteille pour en lire l’étiquette, mais n’y trouva rien d’anormal. Et pourtant, la langue de son compagnon de table se déliait déjà ; était-ce parce qu’il n’avait pas autant de sang dans les veines qu’il le faudrait, ce qui faisait grimper artificiellement la concentration d’éthanol, ou était-ce dû à une mauvaise interaction médicamenteuse ? Une rapide analyse à l’aide son pouvoir ne révéla rien de la sorte : peut-être qu’il ne tenait tout simplement pas l’alcool.

Quoi qu’il en soit, la Boussole choisit de lui répondre avec franchise. Ce n’était pas comme s’il lui demandait quelque chose de réellement important… de son point de vue à elle, en tout cas ; tous ne partageraient pas forcément cet avis.

« J’aime autant les hommes que les femmes, donc c’est un peu plus que des penchants. »

S’ensuivit une tirade quelque peu confuse et surtout inattendue de la part du guerrier d’Athéna. Si on lui avait dit ce matin qu’elle se retrouverait à devoir écouter un chevalier d’or lui confesser ses déboires amoureux et lui demander conseil…

« Les histoires de cheveux, ce n’est pas plutôt à leur meilleur ami gay que les filles en parlent, en général ? Vous m’avez caché quelque chose, vous aussi ? » interrogea-t-elle sans réelle moquerie. Que devait penser Gorislava, dont elle ressentait la présence depuis quelques temps déjà et qui entendait cette conversation aux antipodes de ce à quoi on pouvait s’attendre de la part d’un duo d’éveillés de factions rivales ? Zhihao aurait cru que cela lui donnerait envie de boire davantage, mais apparemment non, puisqu’elle choisit plutôt de mettre les voiles. Tant pis, elle avait essayé, elle n’allait pas non plus la forcer à passer du temps avec elle. Et il y avait plus d’alcool pour elle, comme ça.

La militaire éclusa encore un nouveau verre avant de faire part de sa propre expérience en matière amoureuse, si l’on pouvait appeler ça comme ça.

« Je vous avoue que je ne sais pas comment font les autres filles, je suis à peu près aussi romantique qu’une brique. Les insinuations subtiles et les messages cachés, ça n’a jamais été mon truc, pour ne rien dire de l’amour. » dit-elle, en évitant de préciser que ses paroles s’appliquaient seulement à ce contexte précis ; quand il s’agissait de son travail par contre, elle n’avait aucun problème à faire preuve de ce genre d’artifice. « Que je sois intéressée ou non, je ne fais pas mystère de mes intentions. Je ne cherche pas à être méchante ou à faire du rentre-dedans, mais je ne ménage pas excessivement la sensibilité des gens non plus. Je ne sais pas si ça vous aide, je ne suis pas la meilleure personne pour donner ce type de conseils. »

Le chevalier d'or écoutait avec un grand sérieux, accompagné d'un verre tout aussi grand qu'il avalait sans plus s'en rendre compte tellement sa gorge le brûlait à ce stade. Il hochait la tête d'un air concerné, persuadé qu'être le centre d'attention, si cela avait de quoi flatter, amenait à être étouffé et étouffait son entourage malgré toute sa bonne volonté.

Il eut un temps de retard avant de comprendre qu'elle lui posait une question et fit le tour des groupies du regard, partagées entre envier très fortement la Chinoise ou se méfier de ses interactions ambiguës.

"Peut-être qu'à force de me voir refuser de sortir avec l'une ou l'autre, certaines se sont mises en tête que j'étais gay... ? Très franchement, je ne peux pas dire que les hommes m'intéressent ou non : je n'ai juste jamais essayé avec l'un d'entre eux. En soi l'idée ne me dégoûte pas, déjà."

La question alla se loger quelque part dans son crâne alcoolisé, promettant de ressortir plus tard à un moment où il aurait décuvé. C'est fou ce que sauver le monde pouvait paraître simple quand ce genre dilemme s'incrustait dans vos pensées ! Au moins il y avait un ennemi à vaincre, une réponse trouvée à la situation, et pas besoin de tergiverser des semaines et des semaines pour se mettre d'accord sur la marche à suivre. Même un Hruodland pouvait se satisfaire de la cadence sans tout détruire ! Comme quoi.

Azir pouffa dans son verre à la mention de la brique.

"C'est bien ça, l'honnêteté. J'approuve."

Se souvenant tout à coup qu'il avait une assiette encore chaude près de lui et qu'avoir l'estomac plein aidait à atténuer les effets de l'alcool, il s'empara de ses couverts et jeta à la nourriture le regard d'un rival en pleine concentration. Compte tenu de son état, la dextérité dont il fit preuve pour utiliser fourchette et couteau normalement était digne d'éloges. Il cessa par ailleurs un moment la conversation, déterminé à faire bonne figure -et peu capable de faire les deux choses simultanément à l'heure actuelle.

"Hum... Gorislava est partie on dirait." Constatation très en retard. "Oh non, elles vont s'imaginer que nous sommes en plein rencard maintenant..."

Le Lion grommela sans sa barbe un moment, échafaudant des plans farfelus sur quoi dire pour justifier le départ du Fourneau, afin que la nuée d'yeux braquée sur lui soit satisfaite et accepte de le laisser tranquille sans se vexer. Et là, parvenu à une conclusion tortueuse, il fit tinter fermement son verre sur la table.

"Ah, et puis quoi encore ! Je suis majeur et vacciné ! Et en plus je sors d'un combat contre un dieu qui a failli me tuer une bonne demi-douzaine de fois ! C'est pas un troupeau de jalouses qui va m'empêcher de vivre ma vie !"

Il lorgna Zhihao avec méfiance.

"Je sais me défendre."

Le Lion se serait-il autant épanché si son taux d’alcoolémie n’avait pas été aussi élevé ? Probablement pas. Désinhibé comme il l’était, irait-il tester son hypothèse si Zhihao l’encourageait ? Gorislava trouverait sans doute ça très drôle si elle était là – et n’était pas en plein coup de cafard – mais l’asiatique se refusait à profiter de son état d’ébriété croissante pour lui faire ce genre de plaisanterie douteuse. Il ne la remercierait sûrement pas s’il se réveillait demain avec un homme dans son lit et qu’il apprenait que c’était de sa faute.

« Je ferais bien une blague sur les mœurs grecques, sauf que ces choses-là ne leur sont pas exclusives. » répondit-elle à la place, avant de suivre l’exemple du chevalier d’Or et de s’arrêter de boire pour se concentrer plutôt sur son assiette. D’ailleurs, en parlant d’hommes, la militaire avait-elle ses propres admirateurs ? Un rapide regard aux alentours lui apprit que si c’était le cas, ils étaient plus discrets que les groupies du Saint, ou peut-être qu’il était simplement plus difficile de les distinguer de ceux qui s’intéressaient à la célébrité partageant sa table. Il fallait dire aussi que comme elle l’avait déjà fait remarquer, elle n’était pas aussi connue que lui, et qu’elle n’avait pas non plus choisi la tenue la plus flatteuse. Non elle n'était pas jalouse, pourquoi cette question ?

Elle s’en retourna à son repas, mais ne put en profiter bien longtemps avant qu’Azir n’abandonne sa lutte héroïque avec ses couverts récalcitrants, frappé par une soudaine fulgurance.

« Je crois qu’elles se l’imaginaient déjà avant. » rétorqua patiemment la chinoise alors que son interlocuteur toujours plus proche du coma éthylique – il faudrait peut-être qu’elle l’empêche de boire davantage d’ailleurs, il serait dommage qu’il ait survécu à Anubis, tout ça pour qu’il lui arrive des bricoles parce qu’il avait pris un verre de trop – se mettait à émettre une série de sons incompréhensibles. « En fait, avant que Gorislava ne nous quitte, je crois même que les gens pensaient que vous aviez un rencard avec deux filles en même temps. J’ai entendu quelques choses en ce sens, en tout cas… et avant que vous ne me disiez que les bandages auraient dû dissiper cette impression, je vous préviens que j’en ai entendu une se demander si vous aimiez le cosplay de momie. »

Qu’est-ce que les gens allaient s’imaginer, des fois… Quoique, en tant qu’ex-agent des services spéciaux, elle avait appris toutes sortes d’informations compromettantes sur nombre de personnalités et était en conséquence bien placée pour savoir que les gens étaient bizarres. Elle avait également appris qu’en matière de hautes personnalités, c’étaient souvent les individus les plus propres sur eux qui se livraient aux activités les plus dérangeantes derrière les portes closes. En comparaison, un amour du déguisement était bien innocent.

« Et bien voilà, vous voyez bien que vous commencez à nous comprendre ! » fit-elle lorsqu’Azir décida finalement qu’il n’en avait rien à faire de l’opinion de ceux qui l’entouraient. Il avait bien raison : ces choses-là n’étaient peut-être pas pour elle mais pour les autres, la vie était courte et ne tenait qu’à un fil, aussi fallait-il en profiter. Par contre, qu’entendait-il par cette dernière réplique ?

« Je sais que vous savez vous défendre, je n’en doute pas. Mais vous défendre contre quoi ? » l'interrogea-t-elle tout en remplissant à nouveau son verre. C'était la meilleure manière de s'assurer qu'Azir n'abuse pas de l'alcool, tout finir avant lui pour ne rien lui laisser.

Le Lion la fixa un moment, cherchant une réponse adéquate. Bon sang, ce qu'elle avait du répondant ! Contre quoi se défendre hein ?! Il lui fallait trouver une approche tactique de la discussion pour éviter de lui donner de mauvaises idées. Hum... et ce verre là, une diversion ! Mais c'est bien sûr ! Elle buvait pour faire croire qu'elle serait plus fragile, pour le séduire sous ses airs de dame en détresse au bord du malaise, et hop ! Elle le mangerait tout cru ! Heureusement c'était sans compter le sens de la déduction inné du Roi des animaux et son sens de l'observation. Il ne se laisserait pas prendre.

"Contre les groupies et les hommes."

Et toc ! Tu l'avais pas prévue celle-là hein ! Qu'est-ce que tu vas faire maintenant hein !

"Et puis franchement... si j'aimais les bandelettes... je serais resté à l'hôpital."

Quoi de plus évident ? Il avait une armée de cosplayeurs à sa disposition pour peu qu'il s'égratigne le petit doigt de pied, alors pourquoi s'embêter à faire semblant ? La logique de certaines personnes lui échappait complètement. Bon, de quoi on parlait déjà ?

"Tu sais quoi ? Euh, on se tutoie hein ? Tu sais quoi Zhia... Ziao... Z... Merde, ton prénom ressemble beaucoup trop à l'autre sorcière là... D'ailleurs, on devrait bientôt l'oublier, ça f'ra un truc de pénible de moins à retenir dans ce fichu monde qui aime se la jouer compliqué. Donc je disais, tu sais quoi ?"

Il se pencha vers la Chinoise en murmurant.

"La magie ça existe. Si je veux, je peux partir aussi vite que la lumière, eh ouais. Les groupies ? Pffrt ! Plus qu'un petit point à l'horizon ! C'est pour ça que je les laisse traîner autour, tu vois ? Si elles me saoulent, pffrt ! Comme des petits points ! Ah tiens, en parlant de saouler, y'aurait pas du café quelque part ? Je commence à piquer un peu du nez là..."