[2023] Tomber le demi-masque]

"Soyons bien clairs : je ne cherche pas à excuser Hruodland. Nous sommes les "berserks", les "barbares", les "envahisseurs" venus du nord pour piller et détruire tout ce qui nous passe sous la main. C'est ainsi qu'on nous décrit depuis des siècles, à l'inverse des parangons de vertu et d'abnégation que sont les Saints... ou du moins ceux qu'on exhibe au monde pour se donner une bonne conscience. Peu importe. Sans la force de Hruodland et la participation d'Asgard, ce groupe n'aurait jamais scellé Anubis. Cela est un fait. Alors faites de nous les idiots de l'histoire si cela vous plaît. Quand vous vous rendrez compte de ce que vous perdez, il sera bien trop tard."

Aucune menace dans la voix de la déesse, seulement une profonde lassitude qui reflétait le nombre probable de fois qu'elle avait entendu et répondu à ce type de discours -trop. Les Asgardiens partis vers un autre monde, la fonte des pôles déjà entamée par la surproductivité humaine allait s'accélérer. Et quand quelqu'un se présenterait auprès de la prêtresse d'Odin pour demander la raison de cette lacune, il n'y aurait plus personne. On leur dirait simplement que les armées divines avaient quitté les lieux, laissant les Hommes à leur sort, en retour de l'absence de considération qu'on leur avait toujours porté. Un traité par-ci ou une alliance par-là n'y changerait rien.

Parcourant le reste du trajet en silence, Hel s'arrêta dans chacune des prisons quelques minutes, afin d'observer comment les Enfers grecs punissaient les mortels pour l'éternité. Ici, la souffrance était continuelle, partout. Ici, quand on avait raté sa chance, le pardon n'existait pas. Ici, même ceux qui ne participaient pas aux conflits des dieux subissaient. Aucun banquet pour festoyer et se remémorer les grands moments d'une vie de labeur, un amour, un mariage, une famille, des réussites et des échecs. Aucune lumière pour briller même de loin. Baldr aurait pleuré sur cet endroit avant de lui offrir quelques étincelles de ses merveilles. Heureusement pour lui, il n'avait pas à soutenir cette vision. La fille de Loki s'en chargeait à sa place.

Parvenus au Cocyte, sans même y penser la jeune Uskyld laissa la place à cette autre femme, à moitié morte et à moitié vivante. Elle ne ressentait pas le froid malgré ses os et sa chair exposés à l'air libre. Elle ôta le masque qui recouvrait sa moitié de visage absente et s'accroupit près d'une personne immergée dans la glace jusqu'aux oreilles, apparemment assoupie. Toute cette glace...

"Quel est le plus douloureux entre le froid éternel et la solitude ?"

Sans réellement attendre de réponse, la maîtresse des runes se releva et se retourna vers ses hôtes après avoir avisé les palais vides aux alentours.

"Comment ferez-vous quand il n'y aura plus de place pour tous ces morts ? Est-ce le rôle de Cerbère de réguler leur population en les dévorant ? Le pauvre va avoir bien du travail."

Xing Huo et Andréa levèrent tous deux un sourcil en entendant la déesse décrire ce qu’Elle pensait être la réputation des nordiques, réputation qu’Elle avait de toute évidence renoncé à changer. Le problème venait du fait qu’Elle Se méprenait sur ce que les autres factions pensaient réellement des chevaliers en question. Les regards des deux Spectres se croisèrent, et un court échange muet eut lieu, chacun enjoignant à l’autre de prendre la parole, jusqu’à ce que finalement ce soit la polonaise qui s’y colle.

« Le quidam lambda a peut-être effectivement cette image des anciens vikings, mais la plupart des gens sont au courant que les habitants d’Asgard – et par extension, les Guerriers Divins protégeant la contrée – sont différents. » pointa-t-elle alors que le groupe faisait route vers le Cocyte. « Plutôt que de traiter le peuple d’Odin de ramassis de barbares assoiffés de sang, le reste du monde a généralement tendance à se demander pourquoi il insiste pour vivre reclus et dans des conditions aussi rudes quand les autres pays scandinaves sont connus pour leur haut niveau de développement. Quant à Vos protecteurs éveillés, leur réputation auprès des autres factions de chevaliers est généralement positive, à peu près autant que l’image publique des Saints, justement ; les Guerriers Divins sont certes connus pour être fiers et méfiants à l’égard des étrangers, mais cela est loin de leur être exclusif, et tous reconnaissent leur bravoure et leur sens de l’honneur. »

C’était de là que venait le problème, en fin de compte : personne n’en voulait vraiment à Hruodland d’avoir confirmé une quelconque mauvaise opinion qu’ils avaient des Ases. Non, bien au contraire, leur réaction était due au fait qu’ils s’attendaient à mieux de la part des fameux gardiens septentrionaux. Et si personne ne niait la puissance de l’ex-Léviathan ou l’importance de sa contribution – une fois sa force correctement dirigée –, personne n’oubliait non plus que si Colombe de la Petite Ourse ne s’était pas interposée, son impétuosité aurait mené à l’échec de la mission et à la mort de plusieurs chevaliers. Oh, le dieu chacal n’aurait pas profité longtemps de sa liberté retrouvée, le Sommeil et la Mort auraient eu tôt fait de le renvoyer à la niche, mais cela Les aurait contraints à dépenser énormément d’énergie. De plus, les dommages collatéraux occasionnés par la confrontation divine auraient sans nul doute ravagé la plus grande partie du pays et fait des millions de victimes, ce qui n’aurait été dans l’intérêt de personne.

La Liche n’avait cependant pas envie de s’étendre davantage sur le fait que le pouvoir de l’ex-Léviathan n’excusait en rien son comportement de cow-boy ou sa propension à insulter ceux dont le seul crime était de s’être montrés plus réfléchis que lui. Elle laissa donc tomber le sujet en faveur d’une réponse à la dernière phrase énoncée par la fille de Loki.

« Avec un peu de chance, peut-être que l’humanité se réveillera une fois que vous ne serez plus là pour les protéger des conséquences de leurs choix mal avisés. »

« Nous faisons ce que nous pouvons pour dissuader les mauvais comportements, mais il faut croire que la menace des tourments infernaux ne suffit pas. Sans doute parce que c’est parce quelque chose de trop abstrait, pas assez visible. Mais avec des conséquences plus concrètes dans le monde des vivants... » continua le philippin en affichant un sourire malsain. Non qu’il pense sincèrement que cela marcherait, les experts tiraient la sonnette d’alarme sur ce point depuis des décennies et cela n’avait pas donné grand-chose, mais on ne savait jamais. Et puis il ne pouvait pas exactement parler de ce que l’armée mort-vivante faisait pour améliorer les choses sur Terre au-delà de ses activités habituelles, les opérations en question étant censées rester secrètes.

Leur voyage se poursuivit, et il devint vite clair qu’Hel désapprouvait les méthodes mises en place par Hadès afin que les damnés expient leurs péchés. Elle n’était pas la première, et ne serait sans doute pas la dernière. Sans aller jusqu’à remettre en question les édits de Sa Majesté, il arrivait parfois aux Étoiles Maléfiques elles-mêmes – surtout les plus récentes – de s’interroger sur les raisons qui avaient bien pu motiver le Sombre Monarque à organiser l’Inframonde ainsi et pas autrement. Évidemment, aucun d’eux n’était dans le secret des dieux, ni n’avait eu le courage d’aller poser directement la question à Hypnos ou Thanatos, ils en étaient donc réduits à de simples – et prudentes – observations et spéculations. Rogos pensait que le frère aîné de Zeus partageait les idées de Dracon le Législateur, dont les lois étaient écrites avec du sang plutôt que de l’encre, selon la légende, ou du légisme chinois, des idées selon lesquelles les lois devaient être interprétées de façon très stricte et prévoir des châtiments extrêmement sévères en cas de transgression.

L’ancêtre n’était toutefois guère intéressé par les grands débats théoriques au-delà de la satisfaction d’une curiosité passagère, et sans doute qu’Hel non plus… Ou peut-être que si ? Une fois arrivés à leur destination, et pendant qu’Andréa s’absentait une minute pour prendre possession des rafraîchissements apportés par un Squelette prévenu de leur venue par papillon infernal, la divinité abandonna l’illusion dissimulant son inhumanité pour contempler cette vaste étendue glacée et ceux qui y étaient emprisonnés, avant de poser une question à ses accompagnateurs. Enfin, deux questions, mais la première était rhétorique, et sans la crainte de paraître impolis, la réponse des Spectres aurait été « avec Vos origines,Vous êtes mieux placée que nous pour le savoir ».

« Non, Cerbère est un chien de garde, pas un vide-ordures, même si certains ont du mal à saisir la différence. » répliqua la nécromancienne en revenant avec sa cargaison. Avisant plusieurs rochers relativement plats qui pourraient faire office de table et de chaises, elle y déposa les bouteilles et les verres requis par la déesse.

« Je lui ai donné les restes une fois pour éviter qu’ils se perdent, tu peux arrêter de me le reprocher, maintenant. » bougonna le vieillard.

« Oui, et il a passé un mois à te suivre partout ensuite en espérant que tu lui refiles de la nourriture. » rétorqua sa collègue sans aucune forme de pitié. Puis, cessant de tirer sur l’ambulance, elle se focalisa à nouveau sur leur invitée : « Leurs Seigneuries ont sûrement un plan, mais n’ont pas jugé utile de nous en informer pour le moment. Cela dit, Vous faites bien de relever le problème, puisque justement nous n’aurions jamais dû avoir à nous poser cette question. La population humaine n’aurait jamais dû augmenter à ce point, et la proportion d’individus vertueux dignes de résider en Elysion n’aurait jamais dû rester aussi faible pendant aussi longtemps. »

Les hostilités avec les guerriers d’Athéna étaient peut-être suspendues et les Spectres avaient peut-être mis de l’eau dans leur vin, les éloignant de leur vision génocidaire d’origine, mais le ressentiment à l’égard de la soi-disant déesse de la sagesse et des conséquences de son laxisme vis-à-vis de l’humanité demeurait aussi fort qu’à l’ère mythologique. Plus, même.