Il ne lui fallut que peu de temps pour prendre ses repères sur l’Île, mais il ne s’agissait-là que d’un début. L’asiatique s’attela ensuite à prendre contact avec d’autres membres de l’Ordre Noir et se vit rapidement attribuer sa première tâche officielle. Rien de trop compliqué : elle avait pour ordre de se rendre à New York afin d’apporter son soutien à la branche locale de la confrérie, qui en avait bien besoin après le vent de panique qui avait soufflé dans la ville quand la population s’était aperçue que Reagan s’y trouvait quelques heures seulement avant la diffusion du défi fatidique des Saints. En temps normal ce serait au Seigneur Noir y ayant élu domicile de maintenir le secret de la présence des renégats dans la Grosse Pomme et de s’assurer de la préservation de leurs intérêts, sauf que celui-ci était apparemment parti en vadrouille à l’improviste et était actuellement injoignable. Zhihao n’allait pas s’en plaindre, cela dit : cette mission était l’occasion rêvée de voir jusqu’où s’étendait l’influence de Death Queen Island.

La chinoise avait donc débarqué aux États-Unis avant de passer deux jours à crapahuter d’un bout à l’autre de Manhattan en collant aux basques de ses supérieurs. Elle avait surtout fait de la figuration mais avait parfois apporté son concours à leurs manœuvres d’intimidation alors qu’ils rassuraient et menaçaient tour à tour leurs divers associés – politiciens, officiels, chefs d’entreprises, criminels et autres notables. Le passage du culturiste bariolé avait fait des vagues, même si personne ne s’en était rendu compte sur le coup, et il y avait fort à faire pour calmer le jeu.

Ses services n’étaient pas requis pour cette troisième journée, par contre. Aucun des entretiens au programme ne nécessitait la présence d’une éveillée pour appuyer les propos des types en costard. Voilà qui lui laisserait le temps de se remettre des effets du décalage horaire, d’explorer la ville à son rythme et de faire quelques achats… raison pour laquelle elle se trouvait en ce moment assise sur un banc de Central Park à planifier son périple, son armure rangée dans le sac de sport à ses pieds, tout en observant les passants. Peu nombreux, les passants.

« Reagan s’est fait pulvériser pourtant, le danger est passé. » remarqua-t-elle en voyant à quel point le parc, d’ordinaire débordant d’activité, était vide. Quoique, si les autochtones avaient peur que les Saints ne remontent le piste de l’Oiseau de Paradis et ne viennent s'intéresser d'un peu trop près à la Grosse Pomme… Difficile de leur reprocher leur prudence après Paris, Venise, Moscou et surtout Tokyo, d’autant plus que ce ne serait pas la première fois que les factions divines prendraient New York pour cible.

« S’il doit y avoir une attaque j’espère que ça attendra que je sois partie, parce que là je suis toute seule en première ligne et je n’ai certainement pas le niveau pour barrer la route à l’élite du Sanctuaire. »

Frissonnant à la simple idée de se retrouver face à une Eurydice sur le sentier de la guerre – une perspective loin d’être improbable vu que cette dernière était apparue en public très récemment à La Havane, beaucoup trop près à son goût –, elle se leva finalement et se mit en mouvement. Peut-être qu’aller voir un peu la fameuse Heaven Inc. la distrairait de ces pensées morbides.

Qui aurait cru qu’un jour j’irai à New York? J’avais jamais réalisé qu’être Saint impliquait voyager un peu partout. J’ai toujours cru que ça se limitait à la Grèce, mais loin de là. Partout dans le monde, même qu’on propose nos services et notre protection un peu partout…enfin si les Spectres ne l’ont pas déjà fait. J’en ai jamais rencontré et je ne pense pas en rencontrer de sitôt. Je ne suis surtout pas prête à me battre contre un d’eux. Je vais me faire bourrer la gueule…

Les passants ne peuvent s’empêcher de regarder ma urne contenant mon armure. Difficile de ne pas la voir, elle est tellement large. Je les ignore pendant que j’envoie une photo du quartier de la Grosse Pomme à mes parents, ajoutant un petit texto «Petit temps supplémentaire pour le boulot à NY lol!». Puisque personne ne m’appelait pour une mission ou quelque chose du genre, j’ai décidé de prendre les devants et de ne plus attendre pour quelqu’un pour me contacter. C’est mieux que de flemmarder à l’appartement. J’ai pris un vol pour New York, pensant que c’est une métropole influente et connue dans le monde qui pourrait être «conquérie». Je mets le terme en crochet parce que je ne l’aime pas vraiment, ça sonne trop comme si c’était une conquête à l’ancienne où on s’approprie toutes les ressources et qu’on change toute la culture. Ça sonne tiré par les cheveux que ce soit moi qui va à cette ville pour une telle chose alors que je viens de recevoir mon armure, mais ça ne doit pas être si difficile. Je veux dire, qui ne voudrait pas s’allier aux chevaliers d’Athéna?

Je disais quoi déjà? Ah oui, New York. Je devrais agir comme une envoyée d’Athéna, mais honnêtement j’ai plus l’air d’une touriste. Je prends des millions de photos de partout! J’ai même acheté un petit souvenir. En ce moment, je suis en train de me promener dans Central Park. Ça fait un peu étrange de se retrouver dans un lieu aussi vert alors qu’il n’y a pas deux minutes j’ai failli me faire frapper par un taxi, mais j’apprécie quand même le changement de décor. Ça fait quand même cinq ans que j’ai vécu dans le bois, je suis maintenant capable d’apprécier autant la campagne et la nature que les métropoles dont leur environnement m’est plus familier. Enfin…m’était plus familier, j’ai visiblement un peu oublié les règles de survie d’un piéton dans une métropole. Montréal doit avoir honte de moi en ce moment : «Ce n’est pas une de nos citoyennes! Elle n’aurait jamais fais confiance à la circulation pendant un feu rouge!»

Alors que je fredonne une chanson d’Hamilton, je sens mon téléphone portable vibrer dans ma poche. Je le sors pour apercevoir le nom d’Amphion sur l’écran d’affichage. Ça me prend quelques secondes avant de me souvenir c’est qui : c’est un des mecs de la Palestre qui avait dit qu’il m’informerait si je pouvais servir. J’augmente le volume afin de bien l’entendre et je réponds :

-Oui?

-Colombe? C’est Amphion. J’ai essayé de t’appeler chez toi et ça ne répondait pas. Peux-tu venir me voir? J’ai peut-être une mission pour toi.

Je crois que ma mâchoire du bas vient de tomber. J’ai attendu tellement longtemps chez moi, alternant entre l’entraînement et Neflix, et c’est quand je suis à l’extérieur du pays qu’il se décide de m’appeler. Oh, je suis quand même très excitée. Ça veut dire que quand je vais revenir, j’aurais peut-être une tâche. C’est juste un peu embêtant que je suis pas là : je suis un peu occupée dans ma conquête. Mais hé, pas de souci, je suis quand même productive. Je vais juste lui glisser ce que je suis en train de faire et il va être tellement impressionné, il va se dire que je suis pas si légume que ça :

-Euh…est-ce que c’est à New York par hasard?

-Quoi, non! Pourquoi tu demandes ça?

-Nan c’est correct, que je réponds sans m’empêcher de sourire fièrement. C’est juste que puisque je suis là-bas, tu aurais eu juste à tout m’expliquer dès maintenant.

-Quoi!? Qu’est-ce que tu fous là-bas?! Reviens tout de suite au Sanctuaire!

Occupée à choisir les bons mots pour lui lâcher la bombe surprise, j’accroche une fille asiatique avec un sac de gym. Instinctivement, je lui envoie la main et je lui lance un regard d’excuse alors que j’annonce au téléphone :

-Oh ben tu sais…je me suis dis que je pourrais aller conquérir New York à la place de traîner au marché.

Un petit silence de la part d’Amphion. J’en profite pour faire un petit clin d’œil à la fille que j’ai accroché, question de partager ma joie et mon ambition à une parfaite inconnue. Ça m’arrive parfois et ça peut arriver que les gens soient contents pour moi, alors tant mieux. J’entends Amphy-boy m’ordonner au téléphone :

-Fiche le camp de là! Je sais que tu veux bien faire mais non! Tu vas te faire péter la gueule!

-Attends quoi? La ligne est en en train de sauter oh noooooo! J’entends plus rien!

-NE RACCROCHE PAS!

-Hein? Ok oui je te rappellerai plus tard byyyyye!

Je ne lui laisse pas le temps d’ajouter un autre mot et je raccroche. Je mets mon téléphone en mode silence et je le range dans ma poche. Un sourire perce mes lèvres et je prends une bonne bouffée d’air. C’était vachement impoli de ma part, mais il sera tellement content après!

Il y avait du mouvement plus loin dans le parc, de l’agitation même. Curieuse, l’électrokinésiste s’avança avec circonspection vers la source de tout ce ramdam… et sentit son sang se glacer dans ses veines en voyant une fille se balader avec une Pandora Box sur le dos, sans discrétion aucune. Certains badauds s’approchaient d’elle pour la prendre en photo tandis que d’autres, plus sains d’esprit, déguerpissaient aussi vite et aussi loin que possible. Zhihao jura mentalement ; voilà qui prouvait de manière empirique que le Destin avait un sens de l’humour lamentable et que les Agences faisaient partie de ses cibles préférées.

Aucune chance qu’il ne s’agisse que d’une imitatrice, bien sûr : la façon dont la boîte métallique et ce qui se trouvait à l’intérieur déformaient les champs électromagnétiques ambiants était caractéristique. Plus qu’une chose à faire alors, limiter la casse. Copiant les quidams décérébrés qui continuaient de mitrailler l’éveillée sous tous les angles au lieu de faire preuve de bon sens en prenant leurs jambes à leur cou, l’asiatique dégaina son propre smartphone, tira rapidement le portrait de l’importune et envoya l’image à ses collègues, accompagnée de la mention « Code vert, en attente d’instructions ».

Elle avait une assez bonne idée de ce que seraient lesdites instructions… Nul doute qu’ils voudraient qu’elle reste à proximité pour se renseigner davantage et contenir la nouvelle arrivante en cas de grabuge. Ça tombait bien, l’inconnue venait de recevoir un appel et était en train d’y répondre avec enthousiasme et surtout sans se préoccuper de ce qu’il se passait autour d’elle, à tel point qu’elle bouscula la chinoise. Zhihao s’écarta de son chemin en acceptant ses excuses silencieuses, puis s’immobilisa lorsque vint la réplique suivante de la jeune fille. Tout comme toutes les autres personnes assistant à la conversation, devenue le seul bruit perçant le silence de mort qui venait de s’abattre sur cette allée du parc.

Quand l’éveillée raccrocha enfin, il fallut plusieurs secondes avant qu’un des spectateurs, un adolescent dégingandé, ne parvienne à surmonter sa stupéfaction pour à son tour prendre la parole : « Eeeeeeuuuuuh… attends mad’moiselle, t’es sérieuse là ? »

Excellente question, reflétée dans les regards des autres membres du public. Ceux que leur instinct de survie ne poussaient pas à reculer prudemment, puis à prendre la poudre d’escampette en tout cas.

« Wow. C’est culotté. » poursuivit un deuxième spectateur.

« Nos Sauveurs en armures. » fit une troisième, sarcastique.

« Soyez pas méchants, elle est jeune, elle doit pas comprendre... » intervint un quatrième, prenant parti pour la Sainte… d’une certaine façon.

« Eurydice a pas l’air beaucoup plus vieille. »

« Bon, vous faites ce que vous voulez mais moi je m’en vais faire mes valises. »

Hélas, l’asiatique n’avait pas cette option : la réponse de ses supérieurs venait d’arriver et comme prévu, le message était « Observation, intervention si nécessaire ».

« Il va falloir que vous nous expliquiez comment vous comptez faire ça. » demanda-t-elle, introduisant son grain de sel dans la discussion.

Aussitôt que j’ai raccroché au téléphone, tout le monde m’entourant se mette à…bitcher contre moi.

-Eeeeeeuuuuuh… attends mad’moiselle, t’es sérieuse là ?

-Euh oui pourqu–

Je n’ai pas le temps de lui répondre que quelqu’un d’autre ajoute de quoi et quand j’essaie de répondre, un autre individu m’interrompe. Personne ne me laisse le temps de répondre quoique ce soit.

-En fait…oui et…merci mais…ok mais pourquoi…non mais je vais pas vous…

Plus j’essaie de dire de quoi, moins je suis sûre quoi dire, tellement que je ne m’attendais pas à de telles réactions. J’aurais dû m’en douter que je ne suis pas la seule à aimer le terme conquête. Peut-être qu’ils croient que nous allons les régner comme des fascistes et crier «Hail Athéna!» dans leurs rues. Je tente de rassurer ceux qui tournent les talons que ce n’est pas ça du tout et que je suis pas méchante. Imma good guy! C’est ce que les Saints sont non? Des good guys? Je ne comprends pas pourquoi les New-Yorkais n’ont pas l’air convaincu et pourquoi ils ne me prennent pas au sérieux. Alors que j’essaie d’expliquer le plus sympathiquement possible ce que je pensais faire, tout le monde s’en va après avoir dit son opinion, dont aucune n’est guère encourageante pour moi.

Euh…allez chier, citoyens inconnus?

Je dois admettre que je suis un peu découragée par ce retournement de situation. Et un peu fâchée. Est-ce que littéralement tout le monde croit que je suis pas capable de rien? Est-ce que j’ai un tatouage qui alerte tout de suite les étrangers de ne pas me faire confiance? Je me demande si c’est pour ça qu’Amphion voulait que je quitte la ville : peut-être qu’il savait que les New-Yorkais sont méprisants de nous? C’est peut-être aussi parce qu’on est des guerriers qui se battent avec nos poings et qui laissent croire qu’on règle tous nos problèmes avec ceux-ci. Eh bien, si c’est réellement le cas des autres, ce n’est certainement pas le mien! En vérité, je sais à peine me servir de mes poings, alors c'est sûr que ce n'est pas ma solution miracle numéro un.

- Il va falloir que vous nous expliquiez comment vous comptez faire ça.

Je me retourne pour reconnaître l’Asiatique que j’ai accrochée tout à l’heure, qui contrairement aux autres ne s’est pas sauvée de moi. Un peu d’espoir renaît dans mon cœur. N’importe qui aurait pu croire que cette jeune femme athlétique ne croit pas en ma bonne volonté à première vue, mais moi je pense qu’elle veut comprendre pour m’aider. J’essaie donc juste pour elle de paraître un peu professionnelle quand je décide de lui répondre :

-Madame la citoyenne, je voudrais pas vous alarmer comme tous les autres pour une raison qui m’échappe, mais je vous rassure que je ne compte pas faire ça avec de la violence et de la destruction massive. Z’avez rien à craindre.

Wow, bien joué Colombe! Je crois que c’était le mieux que je pouvais dire dans une situation aussi inattendue, mais ça a bien sorti. Je crois pas que c’est nécessaire d’ajouter que j’ai préparé un Power Point rapide pour le maire, ça serait peut-être un peu trop. Je suppose d’ailleurs que je peux tout de suite aller le voir et discuter avec lui, maintenant qu’une poignée de gens est au courant de ma présence.

-Je vous retiendrai pas plus dans vos activités, alors je vous laisse. Je dois y aller moi aussi.

Puis je passe à côté d'elle, pensant avoir terminé la conversation simplement. C’est pas comme si elle allait m’empêcher d’y aller non plus.

La Sainte semblait quelque peu déconfite après ce soudain assaut de scepticisme, voire d’antagonisme de la part de ces new-yorkais anonymes. Ils ne lui avaient même pas laissé l’occasion de se défendre ou de s’expliquer. Du pain béni pour l’asiatique qui, si elle la jouait fine, devrait pouvoir la cuisiner pour peu qu’elle lui prête une oreille sympathique. Il lui faudrait sans doute se montrer plus insistante que ça ceci dit, parce que la fille à la Pandora Box n’avait pas l’air prête à s’épancher tout de suite : elle tenta de rassurer Zhihao avec quelques platitudes bizarrement formulées – elle n’avait jamais entendu une personne en appeler une autre « madame la citoyenne », qui parlait comme ça ? – puis reprit sa route.

Valait-il mieux abandonner l’idée de la faire parler et la suivre furtivement à la place ? Peut-être, mais la chinoise n’était pas sûre qu’elle arriverait à la prendre en filature sans se faire remarquer, on ne savait jamais avec les éveillés. Et puis il serait dommage de laisser passer l’opportunité offerte par l’attitude des locaux. Décision prise, elle emboîta le pas à la Sainte.

« Faut que je voie ça, je sens que ça va être mémorable. » fit-elle en guise de justification. Plus sérieusement, elle entreprit de faire comprendre à son interlocutrice les raisons du rejet qu’elle venait d’essuyer, puisque celle-ci n’avait pas l’air de savoir pourquoi ses propos avaient provoqué une telle réaction. Avec de la chance, cela la pousserait à parler à son tour.

« Faut pas trop leur en vouloir, hein. Ils ont peur des éveillés en général et c’est bien normal. Mettez-vous à leur place, c’est ici que Poséidon s’est dévoilé au monde, suite à quoi ils ont dû vivre pendant des mois avec une de ses monstruosités plantée au milieu de l’Hudson, à se demander chaque jour si cette épée de Damoclès allait finalement leur tomber sur la tête. Quand ils ont vu ce qu’il s’est passé à Tokyo, ils se sont dit que ça aurait pu être eux, si Poséidon en avait décidé autrement. Puis il y a eu tout ce merdier avec Reagan qui, à quelques heures près, aurait pu entendre le défi du Sanctuaire ici et piquer une crise… et vu l’issue du duel, on peut comprendre qu’ils soient pas jouasses à l’idée de se retrouver sous la protection d’Eurydice. Ils ont pas envie que la moitié de Manhattan finisse en dommage collatéral pendant un combat de chevaliers. »

Ce n’était qu’une partie des raisons, mais cela devrait déjà mettre les choses en perspective. L’apprentie-conquérante n’avait peut-être pas l’intention de « faire ça avec de la violence et de la destruction massive » – c’était bien le minimum syndical –, cependant ce n’était pas suffisant. Il lui faudrait également fournir des garanties. Restait maintenant à voir si cette explication l’avait mise dans de meilleures dispositions.

« Donc voilà, je crois que c’est pour ça que vous avez été mal accueillie. C’est pas de votre faute, mais j’espère que vous avez un plan solide. »

La New-Yorkaise aux traits asiatiques est vachement moins peureuse que les autres. Remarquez que ce n’est pas si flatteur que ça son intérêt. En fin de compte, elle semble plus intéressée par l’idée que je vais faire un shit show que par le fait que j’essaie de faire quelque chose de bien. Je la laisse quand même marcher avec moi. Je ne dois pas être bête avec elle, après tout, peut-être que j’ai raison et qu’elle veut m’aider. En même temps, c’est dur à dire avec ces gens. Avec ce petit incident à Central Park, je me sens un peu comme Theon Greyjoy présentement (oui encore une autre allusion à Game of Thrones je sais). Vous savez, quand il essaye de se faire respecter par son équipage qui ne le prend vraiment pas au sérieux? C’est comme ça que je me sens. La petite différence est que je ne suis pas une petite peste et que contrairement à lui, je saurais garder mes couilles inexistantes hors de danger.

La fille commence à m’expliquer pour les plus récents évènements de New York qui ont affectés la population. Au début, je me dit que je suis juste tombée sur une mauvaise journée pour tout le monde. Mais plus elle parle, plus mon petit cœur d’oiseau nerveux bat vite dans ma minuscule poitrine. Je ne la regarde pas directement dans les yeux, parce que déjà j’ai besoin de regarder où je vais, mais aussi parce que je crains qu’elle remarque la panique dans mes yeux. La nouvelle que Poséidon existe ne m’a pas surprise tant que ça, ça fait juste du sens. Si Athéna et Hadès existent, c’est le cas de tout le panthéon. Mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit une grosse brute qui utilise la peur et qui laisse ses monstres dans New York. C’est pas à ma place de juger, je ne suis pas une déesse grecque, mais c’est cruel faire subir ça à qui que ce soit. No shit qu’ils ont peur de moi, moi aussi j’aurais peur de moi. Je ne sais pas quand c’est arrivé, ça fait vraiment longtemps que je n’ai pas suivi l’actualité, déjà qu’elle ne m’a jamais tant interpellée au départ. Apparemment, Tokyo a choppé à leur place. L’Asiatique ne précise pas cette partie de l’histoire, mais je laisse mon imagination remplir les trous. Ah mais c’est pas tout hein! Non, il y a aussi un mec appelé Reagan, peu importe qui c’est, qui a foutu de la merde dans le coin. Une autre raison pour les New-Yorkais de faire dans leur froc. Et…attends le Sanctuaire est impliqué? J’espère secrètement qu’on n’a pas empiré les choses, mais avec l’accueil que j’ai reçu, j’en doute très fort. Eurydice se serait combattue contre Reagan l’Emmerdeur et ça n’aurait pas vraiment rassuré la population de New York.

Wow…tout ça sonne vraiment grave. Je n’en avais aucune connaissance mais holy shit que je me sens mal d’avoir mal pris les commentaires de la populace. Honte à moi. Honte à ma famille. Honte à ma vache.

Enfin, je ne suis pas si ignorante que ça. J’arrive à faire la connection entre le combat d’Eurydice et la Palestre. J’y suis passé pendant les rénovations et le nom du Chevalier des Gémeaux a quelques fois été évoqué, mais c’est seulement maintenant que j’en comprends le contexte. Pour ce qui est du reste de l’information qui vient de m’être racontée, je n’en avais aucune idée. Je pense pas que je dois me sentir ainsi, mais je me sens coupable de m’être pointée avec mes idées de conquête. Je voulais bien faire, et je veux toujours bien faire, mais je ne voulais pas ramener à la surface de mauvais souvenirs. J’aurais presque pu juste crier dans un mégaphone : «Hey gens! J’ai une bonne nouvelle! Je suis une Éveillée comme ceux qui vous ont donné la chienne auparavant et je viens conquérir votre métropole! On va célébrer après?». Ça aurait eu le même effet que ce que je viens de faire. D’un autre côté, ça me donne encore plus envie de rester et d’essayer de faire une alliance. Ils ont assez souffert et méritent un peu de rassurance et de protection. Si on peut leur donner ce répit, ça serait sympa de notre part. De plus, je suis sûre que maintenant que je suis au courant de tout ça, on pourrait penser à des plans pour si jamais de telles situations se reproduisent. Pas que je crois pas qu’ils pourraient pas se débrouiller eux-mêmes, mais c’est toujours bon un petit coup de pouce. Et puis, une chose est sûre, c’est que je ne suis pas Eurydice. Pas que je la connais hein, mais je ne suis pas comme elle et je suis sûre que tout le monde a pu tirer une conclusion sage de tout ça. Après tout, on sert la putain de déesse de la sagesse, on aurait intérêt à prendre des décisions intelligentes.

J’essaie donc d’en apprendre un peu plus, puisque clairement si je ne sais rien ça va assez vite tourner au désastre cette histoire de conquête.

-Ah…j’étais au courant de rien de tout ça. Je trouvais mon plan solide, mais avec ce que vous venez de me raconter, c’est pas assez. Maintenant, grâce à vous, je peux le renforcer pour être encore plus convaincante. Et euh…j’ai pas compris c’est qui Reagan. C’est un Spectre ou quoi?

Je n’ai pas besoin de rentrer pour réfléchir à une nouvelle stratégie. Je peux penser à tout ça et quand même passer à l’action.

Les dires de Zhihao avaient plongé son interlocutrice dans des abîmes de réflexion. L’asiatique la laissa digérer cette révélation à son rythme, continuant de marcher à ses côtés sans piper mot ; elles étaient presque arrivées à la sortie de Central Park.

La Sainte était venue ici pleine d’enthousiasme, mais elle réalisait manifestement son manque de préparation. Comment allait-elle réagir ? Cela suffirait-il pour la décourager sans qu’il ne soit nécessaire aux deux éveillées d’en venir aux mains ? Ce serait une issue idéale pour cette conversation : les Chevaliers Noirs auraient beaucoup plus de mal à maintenir leur emprise sur New York si leur influence venait à être dévoilée au grand jour à cause d’un combat de chevaliers. Hélas, la chinoise doutait de sa capacité à arriver si facilement à un tel résultat, ce genre de manipulations subtiles ne faisant pas partie de ses points forts. Elle préférait se reposer sur d’autres méthodes pour appuyer son pouvoir de persuasion…

Zhihao ne dissimula pas sa surprise lorsque la conquérante en herbe lui avoua qu’elle n’avait jamais entendu parler de tout ce qu’elle venait de lui raconter. Comment était-ce possible ? Ses supérieurs ne l’avaient-ils donc informé de rien avant de la laisser traverser l’Atlantique sans la moindre idée du passif dont elle hériterait ?

« Wow… j’avais entendu dire que les chevaliers vivaient parfois en ermites mais j’aurais jamais cru que c’était à ce point. Dans quelle grotte avez-vous passé ces deux dernières années ? Non, c’est pas important… Pour répondre à votre question non, Reagan n’est pas un Spectre. C’est un gars à vous qui a mal tourné si j’ai bien compris, un ancien apprenti qui a rejoint les Chevaliers Noirs et qui s’est repointé récemment pour attaquer le centre de formation du Sanctuaire. Il en a profité pour vaincre un chevalier d’Or qui était venu protéger les apprentis, puis il est reparti. Du coup vos collègues l’ont défié publiquement en duel, en l’insultant copieusement au passage. Allez voir sur internet, les vidéos sont partout, ça vaut tous les discours du monde. »

Entre ça et les informations précédentes, la Sainte devrait avoir amplement de quoi relier les points et se faire une meilleure idée de ses – maigres – chances de réussite. Mais maigres à quel point, au juste ?

« Enfin, contente d’avoir pu vous être utile. C’était quoi le plan initial au fait, si c'est pas indiscret ? C’est que ça doit faire beaucoup de changements à prendre en compte. »

Je viens de remarquer que ma compagnie me regarde un peu de travers. Oh putain, dite-moi pas que c’est le mot Spectre qui l’a choqué! J’aurais dû faire attention, elle vient de me dire que tout le monde a peur des Éveillés dans le coin. Va falloir que je fasse une mini liste de synonymes si je veux pas faire flipper le maire. Ça devient ridiculement compliquée cette histoire.

Je me réjouis secrètement quand elle me demande si je viens d’une grotte. Je vais pouvoir raconter ma backstory! C’est ma deuxième rencontre seulement, mais enfin quand même! Je me lance donc :

-En fait, j’ai passé cinq ans dans une montagne, mais y avait pas de grotte. C’était une cabane où…

Elle change de sujet, disant banalement que c’est pas important. Je marmonne timidement «Ouais t’as raison.», parce que je sais que c’est vrai. N’empêche que c’était tentant, mais ce n’est pas pourquoi que je suis là. Et puis, pourquoi ça me réjouis d’en parler? J’ai détesté mon entraînement! J’ai détesté la cabane : son propriétaire n’a pas une belle place dans mon cœur (disons dans la benne à ordure de celui-ci), je ne voyais pratiquement personne (même si d’habitude je ne suis pas très sociale), il n’y avait jamais d’eau chaude et, pire encore, il n’y avait pas de wifi. Je suppose que j’en fait une fierté d’avoir passé des années dans un enfer personnalisé juste pour moi.

Alors que je croyais que je ne pourrais pas être autant ignorante de tout, l’Asiatique me lance un tas d’information supplémentaire, soulignant même particulièrement les mots «vidéos» et «partout». Ah oui tu pensais que je ne les verrais pas hein, mais oui je me rends compte. Je peux le faire aussi, tiens.

Je la laisse finir, les mains jointes contre ma bouche, telle une prière à Athéna pour pouvoir finir par tout comprendre. Quand elle semble avoir terminé, je lui demande :

-Les Chevaliers noirs tu dis?

À ce point-là, je comprends vraiment pas pourquoi elle se tient encore avec moi et prends la peine de m’informer d’absolument tout. Je dois lui drainer toute sa patience et son énergie comme Fourchette le fait avec Woody à force de questionner tout. Allons Colombe, t’es pas vite-vite mais t’es pas un déchet non plus. Un peu plus d’estime! D’ailleurs, je vais en avoir besoin, elle me demande quel était mon plan. Bon, vous vous souvenez quand je lui ai glissé qu’il était initialement solide? Ouais ben c’était d’la bullshit, à part pour le Power Point. En fait il est simple : aller voir le maire et lui jaser. Ce sont mes arguments qui méritent peut-être d’être retravailler. Le plus évident était la protection des chevaliers d’Athéna qui pourraient utiliser les méga gros écrans des gratte-ciels pour transmettre des messages importants au plus de monde possible. Il y a aussi celui que j’affectionnais particulièrement, qui consistait à faire une comédie musicale sur les Saints. Ça sonne dingue mais ça pourrait envoyer une excellente image des Saints et expliquer de manière artistique et vraiment cool notre histoire! J’ai même pensé au titre, attachez votre tuque pour celle-là : Saint Seiya the Musical! Moi je suis sûr que c’est une idée de génie, on irait à Broadway avec ça. Si les Américains ont réussi à faire rapper ma génération à propos d’un père fondateur des États-Unis, tout est possible! Je pensais aussi proposer des visites aux écoles de chevaliers de bronze pour parler de leur boulot, de la paix et d’Athéna. Vous savez, j’avais plein d’idées, mais elles ne sont pas assez grandioses. À part celle de Saint Seiya the Musical. Mais comme peut-être que le monde n’est pas prêt à entendre cette idée de génie, incluant mes moins bonnes, alors je me contente de répondre :

-Ah ben tu sais, un plan top secret avec quelques suggestions tout à fait pertinentes et intéressantes pour la ville.

Soudain, je fronce les sourcils et je la regarde. Pourquoi elle tient tant à savoir ce que je pensais faire? Je veux dire, qu’elle veuille m’aider c’est une chose, mais c’est aussi supposé être une New Yorkaise qui a la chienne des Éveillés. Elle est drôlement curieuse. Personne ne veut savoir ma stratégie, mais elle s’entête là-dessus. C’est…suspicieux. Je l’examine un peu. Il n’y a absolument rien de spécial. Enfin, peut-être que le sac de sport contient quelque chose d’illégal, genre des armes à feu ou de la drogue, et qu’elle s’informe de mes intentions pour paraître innocente et se pousser alors que je ne me douterai de rien. Mon regard s’attarde un peu plus longtemps sur celui-ci, mais pas très longtemps.

-Dis donc, vous êtes vraiment pas peureuse contrairement aux autres personnes du parc. C’est cool et ça surprend en même temps.

La Sainte faisait des efforts pour assimiler ce que lui racontait son interlocutrice. Tant mieux pour elle, même si ce n’était pas vraiment à l’avantage de l’asiatique : si elle espérait présenter la conquête de New York comme une tâche insurmontable afin de dissuader la guerrière d’Athéna, il lui faudrait faire mieux que ça.

« Les Chevaliers Noirs, oui. Bizarre, je pensais que vous seriez au courant. »

La chinoise hocha ensuite la tête d’un air entendu lorsque l’inconnue insista que si si, elle en avait un de plan, et un plan génial même, mais comme c’était un secret…

« Bon courage pour leur vendre ça alors, parce que je ne sais pas si vous avez remarqué mais même si les américains adorent montrer leurs muscles et exporter leurs soldats un peu partout, ils n’aiment pas particulièrement avoir d’autres forces armées que les leurs sur leur sol. Difficile d’être crédibles dans leur rôle de gendarmes du monde s’ils sont eux-mêmes couvés par une puissance étrangère. »

Et ce serait pire si les athéniens prétendaient dicter sa conduite à un pays qui refusait de recevoir des ordres de qui que ce soit et se torchait allègrement avec le droit international quand ça l’arrangeait. Certes, la Grosse Pomme était une ville plus cosmopolite et ouverte d’esprit qu’une bonne partie du reste de la nation et peut-être que la populace était suffisamment inquiète pour accepter une telle offre, mais le pari restait hasardeux. Les renégats de Death Queen Island avaient triomphé de ces menus obstacles bien sûr, mais contrairement aux paladins ils avaient établi leur domination en secret et n’avaient aucun scrupule à faire usage de la force ou du chantage, voire des deux.

Le fil de la discussion dérailla cependant quand la porteuse d’armure montra qu’elle n’était finalement pas si naïve et s’enquit des raisons pour lesquelles une parfaite étrangère s’intéressait tant à elle. Il fallait bien que ça arrive à un moment ou à un autre…

« Que voulez-vous, c’est la première et peut-être la seule fois de ma vie que je rencontre une Sainte ; c'est comme croiser une célébrité mais en mieux. Ça n’arrive pas à tout le monde, j’ai le droit d’être curieuse, non ? » se défendit l’électrokinésiste. « Surtout que c’était pas du tout comme ça que je vous imaginais. C’est sans doute moi la plus surprise et ça a dû prendre le dessus sur la prudence, sur ce coup-là. »

Elle ponctua ses paroles d’un regard éloquent qui détailla l’autre éveillée des pieds à la tête, histoire de lui rendre la politesse. Elle avait bien vu l’instant où son interlocutrice s’était mise à la reconsidérer et à scruter plus attentivement ses affaires.

« Et puis je ne voulais pas réagir comme les autres personnes du parc, justement. Ils ne vous ont même pas laissé une chance de vous expliquer alors que vous vouliez juste les aider. » reprit-elle en mélangeant mensonge et vérité. « Après vous savez ce qu’on dit : bonnes intentions, pavé, Enfer, tout ça tout ça… Mais assez de cynisme. Désolée de vous avoir coupée plus tôt, mais c’était quoi cette histoire d’avoir passé cinq ans dans une cabane en montagne ? Pas cinq ans sans interruption quand même ? »

Mon cœur bat un peu plus vite quand elle confirme qu’il y a des Chevaliers Noirs. Plus d’ennemis…plus de gens qui vont vouloir me péter la gueule…aw man. C’est de pire en pire. Clairement, elle savait que mon plan est un peu merdeux. Bien qu’elle me ne le dit pas, je le sens un peu. Je comprends d’ailleurs son point à propos des Américains. J’y réfléchis beaucoup, répondant :

-C'est vrai...le truc serait de leur faire croire que les Chevaliers d’Athéna ne demandent pas une alliance avec eux pour les protéger. Il faudrait qu’ils pensent que ce sont eux qui ont eu l’idée de s’allier avec nous, comme ça leur égo ne sera pas blessé.

Oh putain que je me sens comme une génie des fois. Je poursuis sur la même idée :

-Non mais ça prendrait des mots vraiment bien parlés et quelqu’un qui est un excellent diplomate et qui a une putain de voix de miel. Quelqu’un qui sonne comme Patrick Page ou Morgan Freeman. Et cette personne parviendrait à les convaincre qu’on est pas là pour conquérir, mais qu’on est là parce qu’on croit au rêve de l’Amérique et qu’on est prêt à les aider à le conserver.

Je me sens lentement m’auto-convertir en patriote américaine. Alors que je parle, je sens presque l’hymne national des États-Unis jouer en background ainsi que le drapeau américain apparaître derrière moi. Si je l’imagine bien, je peux voir la statue de la liberté regarder dans ma direction, hochant la tête d’approbation avec un visage ému.

-Si on fait bien attention à comment on va vendre notre salade, il vont se permettre de renommer notre salade : La salade grecque de New York. Ok c’est pas un beau nom de salade mais tu comprends mon point, ils vont en faire leur propre truc. On s’assurera que c’est eux qui récolteront tout le crédit, même pour les fois où ça sera nous qui auront fait le boulot. On va les laisser mettre sous tapis tous nos peut-être futurs exploits ici et on leur laissera la spotlight, parce que malgré tout on veut leur bonheur. Nous n’entraverons pas le rêve du peuple américain, nous allons juste les aider à le rendre une coche plus géniale encore…PARCE QUE C’EST NOTRE PROJEEET!

Oh shit, j’ai un peu parlé trop fort vers la fin et ma voix a un peu craqué sur la dernière note. Mon discours ne faisait plus autant de sens à la fin, mais c’était vraiment cool. Je râcle un peu ma gorge tandis que l’Asiatique s’explique sur le pourquoi elle ne me craint pas vraiment et…ben j’le cacherai pas, mon égo a gonflé de deux centimètres. Je reste un peu douteuse, parce qu’après avoir eu de la merde avec Poséidon et compagnie, je dois pas du tout dépasser la barre de l’impressionnant, mais fuck that, je me sens un peu plus exceptionnelle aujourd’hui. J’oublie encore plus mes soupçons quand elle s’enquiert sur mon histoire. Tout de me suite, je me lance :

-Ah ben à la base c’était supposé être deux ans consécutifs dans la montagne, mais finalement ça a tourné que je suis restée cinq ans à m’entraîner pour être un Saint d’Athéna.

Je m’abstiens de lui dire que c’était parce que j’étais trop nulle. Je vais pas gâcher l’impression qu’elle a de moi.

-Non mais c’est correct j’allais voir ma famille pour Noël et on gardait contact. Le réseau n’était pas le meilleur, si bien que j’ai déjà essayé d’entraîner un corbeau pour qu’il apporte mes lettres au bureau de poste. Si jamais vous aller en France et que vous en voyez un avec une lettre attachée à la patte, vous pourrez penser à moi.

Ah, cet oiseau de malheur. Je sais pas ce qui à mal tourné avec lui. Je m’étais attaché lui, vous savez, après les trois jours de dressage intensif que j’ai eu avec lui. Je l’avais même appelé Bruno.

-Enfin bref…tu rencontres pas grand monde, mais hey, t’as un super beau contact avec la nature, si t’aimes la nature sauvage. Maintenant, je peux survivre dans la forêt et je sais taper des gueules.

Même si bon, ni l’un ni l’autre me tente vraiment, mais chuuuuttt…

Je la toise encore. Je suis vraiment contente de l’avoir rencontré, celle-là. Elle croit en moi, elle m’écoute et me supporte. C’est…très rare que quelqu’un se comporte ainsi à mon égard. Ça me touche énormément, et je sais que c’est une bonne personne. Soudain, un déclic se fait dans ma tête. Par Athéna, la pièce finale est devant moi depuis tout ce temps…

Je la prends par les épaules et je plante mes yeux dans les siens.

-M’dame que je connais pas du tout…je crois que vous êtes la solution que je cherche depuis tout à l’heure.

Je prends une bonne inspiration avant de poursuivre :

-Vous avez raison. New-York ne m’écoutera pas parce que je ne suis pas une Américaine. Mais vous…vous pouvez le faire. Vous pouvez être l’officiel porte-parole des Chevaliers d’Athéna. J’ai adoré converser avec vous, je vais retenir plusieurs choses, mais la plus importante d’entre elles est qu’ils vous écouteront, vous. Vous avez le courage, vous avez l’intelligence et, plus important encore, vous avez le sang américain qui coule dans vos veines.

Très excitée par l’idée, je ne le lui laisse même pas le temps de répondre. Je sors mon téléphone et je m’aperçois brièvement que j’ai une dizaine d’appels manqués d’Amphion. Shit, je pensais rester mais…il y a peut-être une urgence au Sanctuaire et c’est pour cette raison qu’il tentait de m’appeler.

-Ok, je pensais vous inviter à un Starbucks pour parler en détail des plans qu’on pourrait créer, mais je crois qu’il faut que je retourne en Grèce. Pas grave, on va garder contact, comme ça on se tiendra au courant et on pourra organiser la conquête ensemble. Z’avez Discord? Sinon Facebook ça marche aussi hein, ça fait juste longtemps que je l’ai pas utilisé. Tiens, tapez Colombe Gélinas dans Facebook et je devrais être le seul résultat.

Ok, alors là elle commençait à avoir du mal à suivre… La guerrière d’Athéna avait répondu à sa critique en se lançant dans un fervent discours parlant de rêve américain, de salade, de Morgan Freeman et de coche – quoi que cela veuille dire – ; tout cela était très confus. De plus, Zhihao aurait pu jurer que l’espace d’un instant la tirade s’était déroulée sur fond de bannière étoilée, accompagnée d’un cri de rapace résonnant dans le lointain, ce qui n’aidait guère à la compréhension. La chinoise se demanda si elle n’était pas sous l’emprise d’une technique hallucinogène ou si elle n’avait pas consommé de la drogue sans s’en rendre compte, mais une rapide vérification interne montra que son système nerveux marchait tout à fait correctement, sans aucun signe d’influence extérieure.

« Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? » s’interrogea-t-elle, tirée avec un sursaut de sa stupéfaction par l’exclamation soudaine de son interlocutrice. « Euh… vous êtes pas dans le bon pays, ici le slogan c’est "Yes we can". »

Pas la remarque la plus appropriée, certes, seulement elle n’avait pas la force de réagir au reste. Surtout pas ces histoires de salade. Pourquoi de la salade ? Quel rapport avec la choucroute ? Pourquoi ces métaphores alimentaires, tout d’un coup ? Aucune importance, la Sainte avait déjà mordu à l’hameçon et avait changé de sujet, lui relatant à présent les circonstances de son entraînement. Et une fois de plus il apparaissait qu’elle avait affaire à un individu des plus… uniques.

« On est pas dans Game of Thrones non plus. » pointa-t-elle fort logiquement... et sans doute futilement, parce que plus leurs échanges se prolongeaient, plus elle se posait des questions sur le genre de relation – ou d'absence de relation – que l’autre éveillée entretenait avec la réalité. « Si vous comptiez entraîner le corbeau, il aurait peut-être fallu l’amener aussi chez votre famille pour lui montrer sa destination, non ? Et vous vous attendiez vraiment à ce qu’un corbeau arrive à traverser l’océan ? Comment il aurait fait pour manger ou se reposer en chemin ? »

Si ses oreilles ne la trompaient pas, l’envoyée du Sanctuaire parlait avec un accent canadien ou quelque chose d’approchant, donc si elle avait appris son art en France… Enfin, au moins l’asiatique ne pouvait qu’approuver qu’elle sache se battre et survivre loin de la civilisation, c’était toujours utile.

« N’empêche, cinq ans, faut avoir des tripes. » reconnut-elle. Elle s’apprêtait à dire autre chose, sauf que la Sainte ne lui en laissa pas le temps, l’agrippant brusquement avant de la fixer avec le plus grand sérieux. Zhihao se tendit, craignant que son subterfuge n’ait été découvert et que la jeune femme se prépare à l’attaquer ou pire encore, que cette dernière se mette à lui déclarer sa flamme puis lui roule un patin, mais il n’en fut heureusement rien.

« Plaît-il ? » fit l’électrokinésiste, qui n’était pas sûre d’avoir bien entendu, une fois que la guerrière d’Athéna l’eût relâchée pour se concentrer sur son téléphone. Est-ce qu’elle venait vraiment de proposer de recruter une inconnue croisée dans la rue pour l’assister dans ses projets – elle dût se retenir pour ne pas beugler mentalement le mot, fichus agents mémétiques – de conquête ? Si elle avait su qu’il était si facile d’établir un rapport avec les guerriers d’Athéna pour espionner leurs opérations extérieures… Le plus difficile, cependant, c’était de ne pas rire à l’écoute de la dernière phrase. Oh, elle en avait fait couler du sang américain, ça d’accord, des hectolitres même, mais pour le reste il y avait méprise.

Par chance, les supérieurs de la chevalière de Bronze semblaient réclamer son retour, ça lui éviterait de devoir trouver un prétexte pour décliner l’offre de Colombe – puisque c’était son nom –, qui refusait toutefois de baisser les bras. Elle serait certes en parfaite position pour saboter ses efforts et en apprendre plus sur le Sanctuaire, mais il y avait également un très haut risque d’être démasquée. Elle était déjà en train de mener une mission d’infiltration, elle n’allait pas en rajouter une deuxième par-dessus le marché.

« Quel dommage. » commiséra la chinoise. « Enchantée d’apprendre enfin votre nom, cela dit. Moi c’est Zhihao. Si vous voulez garder le contact ce sera sans doute via Discord, parce que je dois avoir une tonne d’homonymes sur les réseaux sociaux, contrairement à vous. »

Colombe était trop confiante, quelqu’un de moins bien intentionné ou de moins prudent que la Boussole Noire aurait pu abuser d’elle pour tenter de lancer une attaque informatique contre le Sanctuaire. Si ses collègues en étaient conscients, ils enquêteraient probablement sur la nouvelle amie de la canadienne. Elle aurait pu refuser l’offre mais cela aurait paru suspect ; il lui faudrait s’en remettre à la solidité des profils fictifs créés par son organisation d’origine.