Les guerriers divins étaient censés vouer une allégeance totale à Asgard et leurs souverains, ce qui passait généralement par obéir aux convocations qui demandaient à tous de montrer leurs frimousses au palais, où le Père de Tout gaspillerait de son précieux temps pour les recevoir. Puisqu'elle était en partie l'objet des dernières en date et que la reconnaissance de son autorité signifiait également celle d'Odin et son approbation à la laisser co-gouverner, Hel avait passablement été agacée d'apprendre que l'une des ouailles attendues avait fait l'impasse sur son devoir. Alors, elle avait décidé d'aller rendre visite personnellement à l'impudent et de jouer avec lui. Peut-être cela ferait-il passer l'envie de recommencer son petit manège, ou fournirait à la déesse d'autres occasions de faire marcher sa créativité, pour la bonne cause évidemment.

Le gaillard avait été décrit comme une sorte de dissident rebelle et indépendant. Le genre de Robin des Bois qui aidait Magnir dans l'ombre de la lignée royale, qu'il considérait comme un oppresseur imposant ses corvées. Alors la mi-vivante avait opté pour une approche moins frontale que d'ordinaire.

D'abord : le retrouver. Cela avait pris un certain temps, mais en tant que fille monstrueuse qui se respectait, Hel savait chasser aussi bien que Fenrir et Jörmungand. Fut un temps où elle avait appris avec eux, couru avec eux, et fracassé aussi. D'autant plus que Garm était le protecteurs des portes de Helheim, et le molosse avait parfois besoin d'un recadrage lui aussi, tout comme certaines légendes peu coopératives telles que Fafnir -facilement irritable quand on approchait son or- ou même Freyja.

Ensuite : le suivre. Sous diverses formes, Hel avait approché de plus ou moins près l'homme pour étudier ses habitudes, ses mouvements. Puis l'occasion s'était présentée de passer au niveau supérieur.

Lorsqu'il se retourna, le Norvégien avait fini nez à nez avec un squelette immobile face à lui. Quelques secondes de flottements et il leva la main, l'agita de gauche à droite dans un geste à peu près universel, avant de simplement retomber en poussière. S'il décidait de passer outre son imagination soudainement trop débordante et de reprendre son ouvrage, il constaterait tout à coup que toutes les traces avaient disparu. Et sa flèche, déposée à ses pieds.

Un peu plus loin, un corbeau observait depuis les hauteurs d'un vieil arbre la réaction de Zeta Prime. Cela promettait d'être joyeux.

Pour toute réponse, le volatile outragé décolla prestement de sa branche pour aller voir vers d'autres cieux s'il y était, larguant au passage une délicate fiente directement sur l'épaule du gentleman responsable de son tourment.

Hormis cette riposte immédiate et franche, la forêt ne sembla pas plus dérangée que d'ordinaire par les beuglements du blondinet à l'adresse du vent et d'un ennemi invisible. Pourtant, maintenant que son attention avait été attirée, le guerrier divin pourrait avoir l'impression d'être observé.

Un nouveau craquement de bois résonna dans l'air, provoqué par l'apparition de nulle autre que l'armure de Zeta Prime à quelques mètres, montée sur une ombre sans visage, a priori sans consistance aussi. Là, il devrait commencer à comprendre quelles forces jouaient joyeusement avec lui. Le "guerrier divin" croisa les bras sans un cliquetis, secouant la tête avec désapprobation. Ce n'était évidemment pas la vraie, mais cela, Run n'avait que peu de moyens de le savoir pour l'instant. Et s'il se mettait à songer que le Père de Toutes Choses en personne lui envoyait un avertissement, ce serait encore mieux.

Haussant les épaules, le guerrier fantomatique commença à se détourner dans la direction empruntée un peu plus tôt par le rêne.

"Je pourrais dire la même chose."

Voix désincarnée. Impossible d'en déterminer la provenance ou le genre. Cette même voix se mit à rire, et le son résonna tout autour dans la clairière, repris en chœur par les corbeaux et la faune alentours. Un écureuil se permit même une révérence, avant de rentrer dans son trou profiter de ses réserves hivernales.

"Lorsque le porteur d'une järskinn est convoqué au palais, il doit s'y rendre. A moins de vouloir être considéré comme un traître ?"

Un temps de flottement, puis la voix reprit, son sourire audible même sans être visible.

"Si tu l'avais fait, tu saurais qui je suis. Si tu l'avais fait, j'aurais sans doute d'autres noisettes à fouetter. Mais voilà. Tu ne l'as pas fait."

La fausse armure sembla hausser les épaules et lever les yeux au ciel, toujours sans un bruit. Elle tira sa révérence et s'en alla aussi vite qu'elle était venue, irréelle. Profitant alors que son regard soit tourné ailleurs, une main féminine vint effleurer la gorge du bellâtre, répandant frissons et pouvoir le long de son échine, tandis qu'un sourire joueur ornait ses traits. Elle se trouvait allongée exactement à la place du rêne imaginaire, jouait avec la flèche d'une main, attendant aussi bien sa stupéfaction que son courroux.

"Je suis sous tes yeux depuis le début. Il va falloir apprendre à mieux regarder."

Des iris bleu sombre, encadrés de cheveux d'or, une silhouette svelte, à peine hâlée. S'il regardait de nouveau, Zeta Prime verrait qu'il n'y avait aucune trace de rêne nulle part. Seulement leurs pas s'entrecroisant la neige, jusqu'à ce point précis où son couteau reposait à côté d'elle, propre mais inutilisé.

"Un problème monstre, évidemment... Toujours les monstres."

Elle soupira, singeant son ton d'excuse avec toute la désinvolture possible, avant de venir s'agripper à l'une de ses épaules pour se redresser en position assise et s'épousseter de la neige qui commençait à lui tomber devant les yeux.

"Fais attention à la manière dont tu parles des dieux et déesses, mon chaton. Je suis plutôt laxiste sur le sujet, mais il y a des limites à ne pas franchir. Et tu danses dangereusement avec. Je suis largement assez digne d'Odin puisqu'il me laisse fouler ses terres et... veiller sur elles."

Un éclat de rire secoua sa poitrine tandis qu'elle relevait complètement et lui tendait sa flèche intacte, à défaut de lui tendre la main pour l'aider à se relever car il n'en avait pas besoin, et elle n'en avait pas envie.

"Oh, comme tu es décevant... Tu étais pourtant bien parti. Reprends ton raisonnement, va au bout. Si je suis Loki ou son engeance, lequel de ses rejetons pourrait avoir un physique avantageux comme celui-ci, hum ? Tu as l'air de connaître un petit peu ton sujet, alors creuse un peu plus. Cela dit, si j'avais choisi le corbeau et que tu m'avais lancé cette pierre, j'aurais probablement moins de patience à ton égard."

Hel s'étira nonchalamment, passa une main provocatrice dans les épis blond du Dévoreur d'astres pour les ébouriffer un peu plus en attendant sa théorie. Sa voix se fit néanmoins beaucoup glaciale quand elle se pencha vers son visage pour murmurer à ton oreille.

"Le voici, ton rappel à l'ordre. Insulte-moi encore un peu et je pourrais bien te changer en rêne pour t'abattre ensuite."

 

"Tu as une façon plutôt déplorable de parler aux femmes."

Un hochement de tête accompagné d'un air entendu accompagnèrent un simulacre de bâillement qu'elle cacha derrière sa paume le temps de son petit laïus. Il faisait traîner les choses en longueur, ce qui était plutôt surprenant compte tenu de son emploi du temps très chargé de casseur de noisettes.

"J'apprécierais effectivement d'avoir mon larbin personnel, mais en plus de gaspiller des ressources pour peu de choses je sais que tu n'accepteras jamais de faire toutes ces choses de ton plein-gré. Je me suis quelque peu renseignée avant de venir vois-tu ? Nulle raison que tu sois le seul à connaître ta vis-à-vis. Nous pouvons donc essayer de nous entendre à l'amiable sur ce qu'impliquent les devoirs d'un guerrier divin -le minimum syndical, dira-t-on-, ou bien je peux faire de ta vie un calvaire jusqu'à ce que tu décides de bien vouloir daigner montrer un minimum de respect aux divinités que tu es censé, sinon servir, au moins respecter."

Elle claqua des doigts puis fit mine d'examiner ses ongles, tandis que tout à coup un Arn illusoire apparaissait près d'eux, ainsi que quelques têtes de Magnir que Run s'était retrouvé à fréquenter dans le cadre de ses petites aides au village.

"Et en dernier recours, j'ai toujours l'option de ne pas m'en prendre à toi directement mais plutôt à tes bienfaiteurs. Solution que j'aimerais fortement éviter dans le cadre de mes nouvelles fonctions."

Un sourire largement ironique et composé plus tard, la déesse laissa une parcelle de son pouvoir s'étendre dans la clairière. L'un des corbeaux vint se percher sur son épaule en croassant avant qu'elle l'attrape pour le caresser distraitement sans lâcher Run des yeux. Son visage perdit peu à peu de son amabilité pour devenir inexpressif.

"Je crois savoir que tu voues une bonne partie de ton temps à épauler Magnir et pester contre les puissants, dont tu faisais partie dans ton "ancienne" existence en tant qu'héritier à qui on voulait dicter sa vie et sa conduite. Encore une fois, si tu connais si bien les légendes à mon sujet, tu dois savoir que je fais plutôt partie des moutons noirs de la grande et belle famille des Ases, n'est-ce pas ? Eh bien sache que si tu travailles avec moi, avec Odin, tu pourras non seulement améliorer le quotidien de ce village, mais aussi je l'espère à terme, celui de tous les Nordhiens. Et pourquoi pas celui des royaumes humains sous notre juridiction de l'autre côté de la frontière. Tu pourrais devenir quelqu'un de nettement plus fréquentable et sortir de l'ombre des rejetés, accomplir des choses qui valent la peine qu'on se batte pour elles et forger une place destinée rien qu'à toi. Tout cela peut commencer ici."

"Le respect se gagne dans les deux sens. Si tu veux que je te considère comme un guerrier à la hauteur, fais preuve d'un peu d'implication."

Un soupir agacé forma un petit nuage brumeux au sortir de ses lèvres.

"Pourquoi tous les guerriers divins se sentent obligés de négocier comme si j'étais la grande méchante de l'histoire ? Je suis de votre côté pour une fois !"

Hel porta deux doigts à ses tempes et commença à les masser pendant un instant. En voilà un qui regardait la surface sans gratter le moins du monde pour savoir ce qu'il y avait dessous. Cette fois l'ennui dans son regard remplaça bel et bien le jeu et c'est d'un air dépité qu'elle répondit à son scepticisme.

"Tu es peut-être moins bien renseigné que tu veux bien le faire croire en fin de compte. Sais-tu au juste qui est Odin ? Le dieu des MORTS attaquants ? Et Freyja ? La déesse des MORTS défensifs ? Cette järskinn, comme les autres, est à l'image des monstres -mes neveux- qui finiront par déchiqueter tout le monde lors de Ragnarök. Voilà avec quel partenaire tu te bats mon pauvre ami... Quant à moi, je suis Hel, la déesse des morts PAISIBLES. Je prends certes les malades, ceux qui succombent à leurs blessures au fond d'un lit, les suicidés, tout ce que la société cache de peu reluisant... Et je prends également les vieillards et les femmes ridées qui ont vécu tout leur temps de vie et plus. Au contraire de ce tu penses, plus les Nordhiens évitent les guerres, et plus ils ont de chances de finir dans mon monde. Là-bas, ils recréent eux-mêmes leurs vices et leurs vertus d'après leur existence vivante. Si cela ressemble à l'Enfer pour toi, alors demande-toi pourquoi les Hommes aiment tant se damner par leur propre stupidité."

Elle pointa un index impérieux vers Magnir sans même regarder dans la direction du village.

"Plus tu aideras ces gens, plus ils auront de chances de vivre longtemps et confortablement, n'est-ce pas ? Et plus ils auront de chances de finir à Helheim. J'ai donc autant d'intérêts que toi à leur rendre l'existence douce, vois-tu."

Le corbeau crossa dans ses mains mais la déesse n'en avait pas fini. En un battement de cils, Uskyld laissa place à une femme autrement différente : le blond de ses cheveux pâlit et se décolora, son iris auparavant bleu avait soudain pris une teinte d'un rouge sombre et se mit à luire de puissance. Un demi-masque cachait la moitié de son visage, et ses vêtements ne ressemblaient plus à ceux d'une jeune femme du XXIe siècle. Le résultat était sublime, subjuguant, impossible.
Et puis, sans honte, elle ôta le masque, pour révéler une autre face, aussi laide et dénuée de vie que la première respirait l'abondance, la la jeunesse, la beauté et la fertilité. Son orbite vide, ses os blancs où l'air circulait librement, la froideur qui en émanait repoussaient le regard, mais elle avait l'habitude.

"Je suis Hel, la déesse au double visage. Je suis la mort d'un côté, mais aussi la vie de l'autre. Et cela beaucoup de gens l'oublient. Garde donc tes ronds de jambe pour ceux en qui tu crois vraiment. L'avertissement est donné."

Balayant sa posture pseudo-obéissante d'un regard de mépris, elle fit volte-face et reprit aussitôt son apparence précédente, avec tout ce que cela impliquait de couleur et de chair recomposée en illusion. Elle congédia le corvidé et croisa les bras en lui tournant le dos.

"En plus, si tu essayais de me tenir tête et que je devais te tuer pour cela, il y a de bonnes chances que tu finisses plutôt au Walhalla, où je ne pourrais même pas te torturer personnellement pour te faire passer l'envie d'être aussi désobligeant."

"C'est toi."

Le ton était sec, peut-être légèrement moins qu'avant mais sans revenir à sa désinvolture précédente. La déesse commençait déjà à réfléchir à l'étape suivante de la politique d'Asgard : ils devaient rester en pleine évolution s'ils voulaient rattraper le gouffre les séparant des mondes humains, gagner en efficience communicationnelle, logistique, veiller à bien couvrir les besoins primaires en nourriture et en eau douce que le pays peinait à satisfaire par lui-même actuellement. Un travail conséquent, loin d'effrayer une déesse sortie fraîchement de son sommeil.

Les opérations avaient déjà commencé, avec Halfrid en mission à Blue Graad d'une part, Hruodland répondant à la demande des Spectres de l'autre. En tant que souveraine des Nordhiens en l'absence d'Odin, elle avait donc un pied chez des Éveillés étrangers, un autre dans les terres locales, et il lui manquait de pieux adorateurs qui viendraient gonfler les rangs du culte scandinave. Run ferait-il un bon émissaire pour convaincre de nouveaux peuples de s'allier au Nord ? A voir... mais pas seul.

"Si tu veux faire tes preuves, j'aurais peut-être bientôt un travail pour toi. Un travail de guerrier divin, j'entends."

Elle tourna le visage de profil vers lui. Avec sa tendance à la contradiction, mieux valait être claire sur ce qu'elle sous-entendait, juste au cas où.

"Il faut que je trouve un compagnon à t'adjoindre, car le territoire à atteindre est vaste, mais... si tu fais l'effort de surveiller un peu tes manières, ce devrait être à ta portée. Dis-moi un peu, que connais-tu des terres humaines en-dehors de la frontière ? Des autres Ordres Éveillés ? Ah, et, à tout hasard, des téléphones ? Ne me regarde pas de cette manière, on m'a demandé ce que c'était il y a peu ! Je sais m'en servir !"

Ils avaient bien ri mais le message avait dû finir par passer. Plutôt que de remettre une pièce dans la machine, Hel laissa couler l'indignation du Norvégien pour se concentrer sur l'essentiel, à savoir la mission qu'elle avait en tête de lui confier. Et ce qu'il lui indiqua déjà savoir à propos du monde amena un sourire satisfait sur son visage tandis qu'elle lui faisait de nouveau face.

"Bien, donc si je te dis la Russie, tu situes j'espère. Le territoire est... quoi ?"

Elle marqua un temps d'arrêt pour comprendre le sens de sa question. Bien qu'ayant rattrapé beaucoup de choses depuis son retour parmi les vivants, il y avait encore des lacunes sur cette époque qui coinçaient par moments. Par acquis de conscience, elle sortit l'appareil que son hôte possédait -sans vraiment en avoir eu l'utilité jusque-là puisqu'elle préférait jouer de ses illusions pour se déplacer ici et là. Il était récent, tactile, et l'écran de verrouillage indiquait qu'elle savait même entrer un mot de passe. Pour le reste, il fallait veiller à ne pas trop demander.

"Je ne connais pas Snake et je ne crois pas avoir jamais vu de... Nokia... 3310... C'est un vieux modèle, c'est bien cela ?"

Sa moue se fit pensive. Le plus sérieusement du monde, elle planta ses iris bleu sombre dans ceux de Run et demanda :

"Est-ce qu'il faut connaître ce genre de détails pour avoir l'air complètement humain ? Les jeux, les marques de téléphones... Parfois votre espèce me dépasse. J'ai surpris quelques fois des standardistes en train de jouer à quelque chose qui s'appelle Candy Crush. Je ne comprends pas en quoi c'est intéressant. Tous ces bonbons qui défilent sans fin..."

Sa voix baissa, comme si elle abordait un sujet sensible.

"Qu'est-ce que c'est, un bonbon ?"

Soucieuse d'apprendre et de comprendre, Hel s'était faite parfaitement immobile et attentive. Ce bref élan d'enthousiasme, aussi indésiré que spontané, lui racontait quelque chose sur Run, sur son passé. Les humains aimaient bien parler d'eux, chérir des souvenirs pas si vieux mais précieux tout de même. Parce que leur vie était si courte, il leur fallait poser des jalons régulièrement, partager des expériences et des connaissances communes pour pouvoir se reconnaître, se parler plus facilement. Et si possible, des souvenirs heureux, pour se donner l'illusion d'avoir pu attraper une petite part de bonheur au lieu de sans cesse guerroyer.

Il avait l'air de comprendre un peu là où elle voulait en venir, cette ambition d'aller voir par elle-même, voire jouer de ses illusions pour essayer des tas de choses différentes. Pas nécessairement dans le but de tourmenter les mortels, mais parce que c'était sa manière à elle de fonctionner, de découvrir. Et qu'il y avait cette incompressible contrainte de cacher sa moitié défunte pour éviter de repousser tout le monde au premier regard.

"Mais les humains ne connaissent pas tout. Même à l'intérieur d'un seul pays, ils apprennent, ils oublient, ils sont obligés de choisir. Alors me reconnaitrait-on vraiment si je disais que je ne me préoccupe pas de ces choses ?"

Elle soupira, mais un début de sourire étira tout de même ses lèvres.

"Ce serait avec plaisir, mais j'ai encore énormément de travail pour reprendre en main ce qu'a laissé Odin derrière lui. Les neuf mondes ne doivent pas être laissés sans supervision divine, autrement on pourrait en profiter pour courir à la révolte. Donc en ce qui concerne Midgard, je laisse mes guerriers divins s'occuper de ce qui doit l'être. Je dois pouvoir compter sur chacun de vous, et rétablir mon nom comme celui d'une alliée dans cette incarnation... Il me faut rester à Asgard encore un moment. Mais j'entends bien qu'un jour, les aimés de Thor voient mon vrai visage, et l'acceptent. Pour le moment, cela doit rester connu seulement du palais."

Cette question...

Le Père de Toutes Choses avait eu une réaction similaire en apprenant qu'elle avait emporté tout le fjord avec elle, sans vraiment le vouloir. L'histoire n'avait pas fait énormément de bruit à l'étranger, mais en Norvège les journaux en avaient parlé. Un fjord mystérieusement décimé par une maladie inconnue. Quelqu'un avait appelé Oslo anonymement quelques jours avant la découverte. Au début, les autorités d'Oslo avaient pris cela pour un canular, mais un échange scolaire entre deux établissements étant prévu, ils avaient quand même envoyé quelqu'un vérifier. Les agents avaient alors découvert des centaines de tombes non loin du port, celui-ci vide de toute embarcation. Les autopsies avaient simplement révélé une mort biologique en chaîne, contenue probablement dans la petite vallée grâce à l'accès très difficile par véhicule -un passeur louait ânes et chevaux pour faire le relais entre un parking de covoiturage et le col quelques centaines de mètres plus haut qui s'ouvrait sur le fjord.

La déesse observa longuement Run en silence. Si elle lui racontait exactement l'ampleur des dégâts, allait-il s'en aller ?

"Non. Elle n'a jamais rien soupçonné, pas plus que ses proches."

Le mot d'ordre avec les guerriers divins était la franchise, un principe quelque peu délicat à appliquer présentement. Hel s'y tiendrait. Elle avait prêté serment sur Gungnir de servir Odin et les neuf mondes, ce n'était pas pour s'arrêter à la première question sensible. Alors elle déverrouilla son téléphone et commença à taper le nom du fjord et trouver un article aussi détaillé que possible, avec des photos illustrant les tombes.
Elle amorça un geste pour tendre l'appareil au Zeta Prime, avant de le suspendre à mi-chemin.

"Il faut que tu comprennes une chose, Run. Je suis une déesse majeure. Trouver l'hôte adéquat, capable de contenir mon pouvoir, est délicat. J'aurais pu anéantir toute la Norvège juste par mon réveil... Et si je te le dis, c'est bien parce que tu es un guerrier divin et que je souhaite ta confiance. Alors... aussi dur soit ton jugement, prends le temps d'y réfléchir s'il te plaît."

Elle lui tendit enfin, le navigateur ouvert sur un article traduit automatiquement en vieux norrois pratiquement inintelligible pour l'époque actuelle, une langue qu'elle maîtrisait bien mieux à l'écrit que celle utilisée par les contemporains. Pendant un moment, la déesse se tut et le laissa lire, zoomer sur les images à son aise. On n'y voyait aucun corps, mais le vide était plutôt éloquent. Elle observa son visage surtout, les changements d'expression qui survenaient, se préparant à toute réaction.

"Aucun d'entre eux n'a souffert. Et je me suis assurée que chacun aurait son embarcation pour Helheim. De mes propres mains si nécessaire."

Consciente qu'elle touchait là des sentiments puissants et moteurs pour l'homme face à elle, la déesse au double visage conserva un contact visuel franc et sans fard. Il semblait visiblement plus concerné que les autres qu'elle avait rencontrés avant, et c'était peut-être pour cette raison qu'elle lui en disait autant. Elle se contentait de lui faciliter la tâche en répondant à ses questions plutôt qu'en le laissant remuer un passé de carnages et des événements plus sanglants les uns que les autres.

Lentement, elle effaça la distance entre eux pour venir cueillir la larme au bout de ses doigts, sans craindre les crépitements de pouvoir qui émanaient de lui. Il avait besoin d'extérioriser.

"Mon hôte serait morte quoi qu'il arrive. Ma nature monstrueuse entraîne toujours la mort de la moitié de ma personne, et bien sûr aucun humain ne peut survivre à cela."

Son bras retombant le long de son corps, elle prit quelques secondes pour réfléchir à l'autre partie sous-entendue de la question, envoya son cosmos au loin à travers les neuf mondes pour chercher une autre personne qui aurait pu correspondre à ce qu'elle recherchait. Elle soupçonnait d'avance le résultat mais attendit tout de même une demi-minute pour confirmer.

"Peut-être aurais-je pu réduire le nombre des autres morts en choisissant une autre hôte. Peut-être au contraire que mon pouvoir aurait explosé et provoqué davantage de ravages. En sommeil, il m'est impossible de savoir précisément. Mais il aurait été trop tard pour Uskyld de toute manière. Elle avait une maladie qui la condamnait à une mort précoce."

Bien sûr cela demeurait sans doute à ses yeux un crime : elle était responsable de leurs décès à tous, et qu'elle le voulût ou non cet état de fait ne changerait pas, tout comme le fait qu'elle avait déclenché la guerre des Fléaux et que les survivants de ce conflit la voyaient d'un mauvais œil.

"D'un point de vue humain, je suppose que cela est totalement injuste. Et tu aurais raison de le penser. Seulement, mon réveil était nécessaire. Car maintenant que le Voyageur est parti on ne sait où, il n'y a que moi pour assurer sa charge, que moi pour veiller sur Nordheims et lui permettre d'évoluer. Il y aura des guerres à cause des réveils des dieux, nous le sentons tous. Je dois prendre ma place avant que nous soyons noyés et éradiqués dans la masse. C'est ainsi que les Nornes tissent leurs fils. Même moi je ne peux rien contre cela."

Puisqu'il le dédaignait, elle récupéra son téléphone dans un soupir.

"Je comprendrais que tu m'en veuilles."

"Plus ? Non, je dirais plutôt... exactement le temps qui lui était imparti. Sauf si tu considères que le fait d'arborer son apparence quand je veux avoir l'air humaine prolonge son existence. Dans ce cas oui."

La surprise l'emporta sur l'indignation lorsque les bras du grand blond se refermèrent sans prévenir autour d'elle, sans l'emprisonner. Précipitée contre son torse, elle put entendre le bruit de son cœur, lent et régulier, sentir sa chaleur bien vivante sur ses propres membres froids -même son côté vivant avait tendance à être froid plutôt que chaud étant donné qu'elle se promenait dans des vêtements légers sans sentir la différence de température.

C'était tellement inhabituel qu'elle ne sut pas vraiment comment réagir, se contenta de lever la tête pour lui rendre son regard et de l'écouter sagement. Il lui rappelait étrangement Baldr tout à coup, en plus humain. Et maintenant qu'elle y pensait, physiquement aussi il en avait quelques traits. Loin d'être aussi éblouissants certes, mais juste assez pour que la comparaison vînt à l'esprit de la fille de Loki.

"Je ne te dégoûte pas ?"

Après tout il avait dit lui-même que les humains cherchaient à éviter la mort le plus possible. Et Hel, déesse de Helheim, gardait également l'accès à Niflheim, la véritable définition des Enfers nordiques par le biais de Garm. Une titulature peu flatteuse que même elle évitait de mettre en avant, histoire de ne pas aggraver encore sa mauvaise réputation. Pourtant, malgré cela... il l'accueillait dans ses bras, sans conditions. Fou ? Peut-être. Elle s'en accommoderait volontiers dans ce cas.

Lentement, avec la maladresse d'une personne accoutumée au rejet et au mépris, elle passa ses bras autour de sa taille, se laissa doucement peser contre lui. A cause de la partie décharnée de sa personne, elle était bien plus légère qu'une mortelle et s'appuyait plutôt du côté gauche -vivant-, déséquilibrant ainsi la posture dans laquelle ils se trouvaient.

Comment en étaient-ils arrivés là ?

 

"Qui sait ? La terrible déesse que je suis pourrait bien décider de venir te chercher en personne pour donner envie à d'autres guerriers divins de la servir avec fierté et constance... mais dans ce scénario-là, tu as encore quelques décennies devant toi pour peaufiner les détails."

Car elle n'admettrait pas qu'il fuie lâchement un combat ou s'ôte la vie d'une manière ou d'une autre juste pour la rejoindre à Helheim. S'il voulait qu'elle le considère comme un guerrier divin digne de la servir, accomplir son devoir faisait partie des petites lignes du contrat, et ce jusqu'à ce que son corps lâche prise, voûté sous le poids des ans, voire des blessures.

Le sentant tout à coup crispé, la déesse se rétracta à son tour et s'écarta tout doucement de son torse. Peut-être était-ce trop pour une première rencontre. Même si c'était lui qui avait initié le geste, peut-être n'avait-il pas mesuré le poids symbolique de son action, la conséquence de se confronter à une divinité de cette façon. Elle l'observa un moment, sans déceler de changement notable dans son regard, juste ce malaise dans sa voix, cette tension dans ses muscles. Avait-il vu un détail qui le dérangeait ? Imaginé les os à nu peut-être sous sa paume ? L'illusion devait tromper tous ses sens, toucher compris, mais le fait de savoir...

Machinalement elle rabattit une mèche de cheveux derrière une oreille, celle portant la broche qui maintenait l'illusion même quand elle n'y pensait pas. D'un simple effleurement elle s'assurait que le sort était toujours là, complet. Et c'était le cas, même si l'espace d'un instant elle avait volontairement laissé sa vraie masse s’appesantir sur lui, lui rappeler qu'elle n'était pas complètement mortelle.

"Attenter ? Je suis toujours aussi divine. Et toi toujours aussi mortel."

Visiblement quelque chose s'était mal passé dans ce contact. Mais quoi ?

"Si je répugnais à ce qu'un mortel me touche, je t'aurais repoussé en conséquence. C'est juste que cela n'arrive pas en temps normal. Car je suis ce que je suis."

Une évidence toute simple.

"Peut-être devrions-nous rentrer à Magnir, avant que tu n'attrapes froid. J'ai senti ton cœur accélérer... Nous pourrons tout aussi bien parler devant un bon feu. Et je t'ai fait perdre assez de temps en jouant au rêne."