"Tss. Comme si les soldes représentaient le moindre danger."

Au fond, elle éprouvait un peu de nostalgie pour cette époque révolue. Pas parce qu'elle était violente et pleine de conquêtes, mais au moins à l'époque on n'avait pas besoin de s'inquiéter des faibles et des opprimés : ils ne l'étaient pas et chacun savait se défendre. C'était le prix pour continuer à vivre tout simplement. Cette culture viking et guerrière imprégnait toujours la déesse. C'était en elle qu'elle se reconnaissait, en elle que les croyants avaient été le plus nombreux.
Désormais, on aurait pu croire que Helheim débordait des âmes de tous ces mollassons avachis dans leur fauteuil et qui finissaient terrassés par leur âge et leur diabète plutôt que par les tristes maladies de jadis qui les prenaient dans la fleur de l'âge, mais s'ils ne croyaient pas aux dieux... tout cela devenait vain.

Et le fait que Run demeurait totalement insensible à son illusion prouvait à quel point la religion et les traditions anciennes avaient perdu de leur force. L'inexorable déclin rongeaient les Ases et les Vanes, les géants et les nains, les alfes et les monstres... pendant que les Hommes se contentaient de penser à leur confort.

"Aurais-je touché un point sensible ? Je préfère encore ces hommes-là que ceux qui envoient des bombes raser des villes entières sans remuer le petit doigt. Que ceux qui plongent leur pays dans la misère pour devenir toujours plus riches et gras. Ou ceux encore qui sont prêts à tout pour se donner grands airs alors qu'ils pourraient en quelques minutes soulager le poids de famille entière sans moyens. Au moins les Vikings avançaient toujours de front et avec honneur. Sans délais ni excuse. Prêts à se salir les mains."

La déesse soupira et laissa son regard se perdre un instant dans les flammes. Temps révolu que tout cela.

"Le poisson devrait avoir fini de cuire. Prépare ton assiette et ton appétit."

La bonne humeur de déesse s'était trouvée douchée en un instant. Ce qu'il rejetait en quelque sorte, c'était sa culture, ce qui donnait un sens à sa vie. Les Vikings étaient les premiers peuples à avoir côtoyé les dieux scandinaves, à avoir cru en eux, et avoir répandu leur histoire. C'étaient aussi ces gens qui festoyaient au Walhalla et à Folkvangr, s'entraînant sans relâche pour le jour promis du Ragnarök. C'étaient aussi ces gens qu'elle abritait en Helheim et qui constitueraient une part de l'armée de Loki pour la même bataille. S'il n'y croyait pas, Run n'aurait jamais accès à tout cela. A son monde... A son éternité...

Le plat toujours en mains -qu'elle tenait à mains nues-, elle le dévisagea un moment en silence. Elle ne voulait pas le froisser ou piétiner la complicité qu'ils avaient partagée jusqu'à maintenant, mais cette différence d'idéaux allait peut-être poser problème.

"Je ne sais pas si tu réalises, mais je fais partie des Vikings. La notion même de déesse scandinave, aux yeux du monde entier, est liée à eux. Si tu t'y opposes... alors tu t'opposes à moi également."

Ce n'était pas une menace mais une simple vérité.

"C'est encore pire si tu considères que donner la mort à une personne alitée fait partie de cette notion de "s'en prendre volontairement à plus faible". Je le fais parce que leur temps est arrivé à son terme, mais je le fais tout de même. Alors que suis-je ?"

Une vague douleur dans le poignet lui rappela que la chair humaine supportait mal le contact trop prolongé d'une chaleur intense. Elle déposa aussitôt son plat sur la table et constata qu'elle s'était brûlée, même si elle ne sentait presque rien. Alors elle se tourna vers ce qui tenait lieu d'évier pour puiser un peu d'eau et tremper ses mains dedans un long moment.

"Ce n'est pas un public pour un spectacle que je cherche, Run. Ce sont des croyants. Des personnes qui auraient foi en moi, en Asgard, en Odin, aux neufs mondes. Cela sous-entend que certaines de nos pratiques que tu trouves peut-être barbares devront être perpétrées. A titre personnel je ne souhaite pas la guerre : je te l'ai dit, ce n'est pas dans mon intérêt. Mais cela ne signifie pas que je ne la déclarerai jamais.

Et maintenant dis-moi... Imagine, au siècle dernier. Tu dois œuvrer en Russie en tant que guerrier divin. Tu découvres un Goulag, déjà partiellement assiégé par une armée humaine anti-communiste. L'un des chefs de cet endroit est à terre, encerclé et sans défense. Objectivement, c'est lui le faible dans cette histoire. Donc si j'en crois ce que tu dis, tu te placerais de son côté à lui contre 'l’opinion de tous. Et si je te dis que cet homme est Staline. Tu le défendrais quand même ?"

Il présentait un avis tranché, alors mieux valait en saisir toutes les nuances dès maintenant.

Lorsqu'il proposa de nouveau de la bière, elle refusa d'un simple signe de tête. L'envie l'avait quittée.

"Tu as dit que tu serais en face. N'est-ce pas de l'opposition ? Et puis tu sais, je ne suis pas descendante de Vikings. Ragnarök et toutes ses conséquences sont notre Wyrd, tôt ou tard. Nous pouvons choisir les chemins qui y mèneront, mais ils y mèneront quoi qu'il arrive. C'est pourquoi il nous faut réunir les morts offensifs d'Odin et ceux défensifs de Freyja. Et les miens iront en partie à mon père. Je n'y peux rien. Mais c'est ce que tu as dit : "A partir du moment où on s’en prend volontairement à plus faible que soi, je serai toujours en face". Face à ceux qui s'en prennent à plus faible volontairement. Je l'ai fait et le referais peut-être si cela sert les neuf mondes. Surtout si je peux écraser un ou deux tyrans au passage."

Les choses étaient simples sur le papier, mais Hel avait déjà bien trop vécu pour se contenter de belles paroles telles que le courage, le sacrifice et la bravoure. Même s'il détestait qu'on lui répète qu'il fallait s'endurcir, ce serait pourtant nécessaire, pour pouvoir soutenir les valeurs qu'il défendait ici, pour pouvoir défendre ces gens qui lui tenaient tant à cœur -et le rejetaient paradoxalement.

Elle songea que l'avenir leur dirait s'ils étaient sur la même longueur d'ondes, par leurs actes plutôt que par un débat qui ne les mènerait nulle part ce soir. Néanmoins à elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine amertume en imaginant que tout ce qu'il avait dit de gentil sur son compte se basait sur l'abstraction de ses origines, de ce qu'elle était en tant que déesse. Il fallait qu'il voie les deux faces, et qu'il les accepte toutes deux. La vie et la mort. La déesse et la femme. La Viking et la contemporaine. L'enchevêtrement semblait aussi complexe que les branches d'Yggdrasil, mais l'un fonctionnait forcément avec un autre.

"La mission que je prévoyais pour toi à Moscou... Il s'agissait de les gagner à notre cause. D'en faire de potentiels alliés, ou renforts. Si ces gens sympathisent avec nous, ils se mettront peut-être à croire à Nordheims. Mais je me demande si tu es la bonne personne maintenant..."

Elle baissa les yeux pour vérifier l'état de sa main et ses os, plia les articulations sans problème. En croisant le reflet de son visage dans l'eau, la pensée qu'elle n'aurait finalement pas droit à son bonheur la traversa comme une fatalité. Ils s'étaient sans doute emballés pour pas grande-chose.

"Dans ce cas il faut le dire de cette manière dès le début !"

Elle préférait cette version, plus proche de ce dont ils avaient parlé dans la forêt. Le Run chevaleresque avait largement sa place dans l'armée d'Odin si c'étaient les innocents qu'il voulait protéger, et pas seulement "les plus faibles quelles que soient leur couleur, leur langue et leur foi". Car cela laissait beaucoup trop d'hypothèses et d'inconnus dans l'équation.

"Si tu veux vraiment que je t'enseigne la magie runique, il va falloir être précis sur les termes en toutes circonstances. Car elles ne comprennent pas l'ironie ni les métaphores."

Ce qui expliquait aussi en partie pourquoi Hel était si attentive elle aussi à l'égard des formulations mal faites. Un mot de travers et un sort pouvait devenir une catastrophe incontrôlable. Mais ils en étaient encore loin, et ici les dégâts se limitaient aux blessures qu'ils pouvaient s'infliger l'un et l'autre. L'idée bien sûr n'était pas de faire du mal à son guerrier divin, que ce fût pour l'exercice ou le plaisir, mais cette rigueur ne la quittait pas souvent.

Elle se renfrogna en l'entendant parler des fourrures et des M-16.

"Je n'ai jamais eu l'intention de faire une chose pareille ! Je ne suis pas idiote, ni décalée à ce point !"

Sa prunelle luminescente lui foudroya les omoplates du regard, puis la vexation retomba tout net. S'emporter sur un coup de colère était bien un sentiment humain. S'il en était déjà à considérer quitter l'armée d'Odin, alors il était beaucoup plus tendre encore que l'avait supposé la déesse. Sans en faire une machine de guerre, il allait vraiment falloir lui apprendre à faire abstraction de certaines émotions, pour son propre bien. Demeurant silencieuse un moment, elle prit le temps de peser ses mots pour ne pas se faire trop tranchante, son regard dérivant malgré elle sur la guitare. Un skald à la tablée d'Odin ?

Elle s'approcha doucement de lui, puis posa les mains sur ses épaules avec douceur, trempant du même coup sa veste.

"Tu m'as déjà traitée de monstre et séché une réunion de guerriers divins ordonnée par Odin en personne. Tu étais à deux doigts de m'offrir ton hamr pour que je puisse savourer les plaisirs de la chair, et tu m'as chanté une chanson pendant que je te préparais à manger -qui va refroidir, en passant. Si j'étais vraiment, obstinément, rigoureusement opposée à l’insubordination et à partager un bout du quotidien de mes guerriers, je n'aurais pas attendu pour te sanctionner comme il se doit.
Mais tu sais, parmi les traditions scandinaves que je souhaite perpétrer, il y en a une qui laisse les järskinns choisir leur porteur selon les qualités qu'elles peuvent lire en lui. Ce serait dénigrer ma propre culture que de refuser à Zeta Prime le droit de tenter sa chance. Cette même culture désuète de quelques 1500 ans en arrière, en arrondissant beaucoup, qui ne demande qu'à évoluer.

Je ne te demande pas de l'aimer ou d'en devenir le porte-étendard, ou même de la promouvoir. Simplement de tenir compte du fait qu'elle est indissociable de moi-même. Quand tu les juges si durement, tu me juges aussi. Et cela me blesse. De même que, j'en ai conscience, je t'ai blessé en abordant le sujet de la mauvaise façon.

Je pourrais te forcer, mais je ne le souhaite pas. Que ce soit pour te battre, pour faire le diplomate, te convertir... ou partir. Tu es libre, Run. Seulement, si tu pars, ce sera définitif. Et en ce qui concerne Ragnarök... j'ai bien peur que seuls ceux qui croient véritablement à nous, les divinités scandinaves, y dirigent leurs pas. Pour le dire plus clairement, tu as le droit d'utiliser la järskinn pour protéger ceux que tu souhaites, mais si tu n'adoptes pas la religion scandinave comme tienne tout au fond de ton être, il est possible que ta mort t'amène ailleurs. Loin d'Odin, de Freyja ou de moi."

"Si tu le dis."

Elle avait déjà entendu ce genre de remarques, pas toujours avec ces mots-là mais dans la même veine. Si plusieurs personnes le pensaient, alors elle devait sans doute l'être. Et cela ne lui faisait ni chaud ni froid, tant que Run parvenait à comprendre le sens profond de ce qu'elle essayait de défendre.

Elle accueillit avec chaleur -autant que possible- et son demi-sourire caractéristique l'étreinte du guerrier divin, laissant reposer sa partie gauche contre lui.

"Je suppose que je me suis mal exprimée également, alors nous partageons les torts. Comme je te le disais, je ne ressens pas comme les humains... mais quel rapport avec la lessive ?"

Il l'avait l'esprit volage ce jeune humain, à passer de la confrontation aux doutes ou à la tendresse en un éclair. Pour tâcher de lui faire comprendre qu'elle ne comptait pas le laisser de si tôt, la déesse resserra un peu plus leur étreinte et se mit à caresser ses cheveux distraitement -elle les aimait bien, ils étaient doux et soyeux. Oui, il arrivait aux järskinns de se tromper. Pas sur le caractère ou l'ambition des humains qu'elles choisissaient, généralement l'osmose évoluait bien de ce côté-là, mais plutôt sur la compatibilité entre les les idéaux de ces personnes et ceux des divinités à leur tête. Pour Hel, que l'on rangeait traditionnellement dans le camp des "méchants" et de la famille monstrueuse, le phénomène était d'autant plus flagrant qu'elle avait changé sa méthode d'approche de Midgard dans cette incarnation et qu'elle devait passer dans une sorte de période probatoire exactement comme ses guerriers.

"Les järnskinns ont leur volonté et leurs goûts, comme les êtres humains. Zeta Prime et toi êtes partenaires depuis plusieurs années maintenant, alors je ne pense pas qu'il y ait matière à parler d'erreur. Ce qu'il faut prendre le temps d'examiner, c'est ce qu'elle veut, et ce que toi tu veux, par rapport à ce qu'Odin et moi voulons dans notre façon de gouverner Nordheims. Il y a un temps d'adaptation pour tous, c'est normal. Alors je te propose de procéder étape par étape : d'abord, je suis bien viv... hum... je suis bien réelle. Nous allons nous pencher sur cette première mission d'envergure à Moscou. Nous apprendrons à travailler ensemble. Et quand nous serons plus à l'aise, je pourrais t'enseigner les rites, la magie ou que sais-je, en échange de quoi tu programmeras des séances de cinémas, des concerts et tout ce que tu veux pour approfondir ma culture. D'accord ?"

Une caresse sur sa joue mit fin à leur étreinte, puis elle désigna la table qui les attendait depuis trop longtemps déjà.

"Pour ce soir, voilà déjà beaucoup d'émotions. Que dirais-tu de manger et boire un peu pour nous calmer ?"

De la lessive... Sa plaisanterie référait-elle à l'expression qui disait "laver son linge sale en famille" ? Mais dans ce cas pourquoi comparer des durées ? Ou alors une publicité ?

"Je... ne comprends pas du tout..."

Sans doute l'explication était-elle si simple que même s'il prenait la peine de la lui donner, elle le regarderait avec scepticisme. Alors, pour éviter de le gêner davantage, elle garda le silence et s'installa à table comme suggéré auparavant. Là au moins elle s'y retrouvait, et ce fut avec un certain plaisir qu'elle le vit piocher dans le plat et manger, pendant qu'elle se concentrait un peu plus sur la bière, resservie au passage. Sans son illusion, on pouvait voir le liquide glisser entre ses os d'un côté, encadré par la chair de l'autre, en une étrange coupe de profil vivante. En suspension, comme si son corps était juste devenu complètement translucide à moitié, avant de disparaître au niveau de l'estomac.


"C'est l'idée, oui. Et c'est pour cela que je veux au moins deux personnes sur le terrain. Vous pourriez par exemple approcher les gens en les aidant à résoudre des problèmes qu'un Éveillé peut résoudre en quelques minutes. Aider à faire avancer des chantiers de construction. Proposer vos compétences personnelles au gouvernement pendant un temps donné. Mettre en place des partenariats commerciaux entre nos territoires. Ou... une sorte de protectorat militaire.
Pas pour les guerres civiles à grands coups d'obus et de char, mais plutôt en ce qui concerne les Éveillés. S'il y a des créatures mythologiques qui se mettent soudain à apparaître, ou si quelqu'un veut s'emparer de la région... Je me suis un peu documentée sur ce genre de pratiques, et il semblerait que la région sino-japonaise ait été de la même façon placée un temps sous domination d'un Ordre appelée "Chevaliers noirs". Et plus récemment, un chevalier d'or d'Athéna a fait la même chose en Égypte.

Il faut que la Russie fasse appel à nous plutôt qu'à eux. Il faut envoyer un signal au monde disant que les guerriers divins et Nordheims font aussi partie de l'échiquier. Pas une déclaration de guerre, mais un acteur du monde. Tu comprends ce que je veux dire ?"

Un rire discret fit plisser les yeux de malice à la déesse.

"Beaucoup d’Éveillés ont tendance à l'oublier facilement, mais le cosmos a ceci d'universel que tu n'as pas besoin de vraiment connaître une langue pour communiquer avec les habitants. C'est inné. Bien sûr, tu peux faire l'effort conscient de parler dans la langue des personnes que tu croises, pour leur témoigner du respect. C'est une commodité. Par exemple, si j'utilisais ma langue natale, je serais en train de m'exprimer dans un très vieux norrois ancien, plus du tout utilisé aujourd'hui, ou seulement à des fins d'études universitaires et historiques -c'est grâce à cela qu'on a pu me programmer le téléphone dans cette langue, en passant. ne t'en fais pas pour cela. C'est juste une preuve que tu n'es pas beaucoup sorti de ta masure depuis que tu as la järskinn."

Taquine, elle lui adressa un clin d’œil, qui rendait assez étrange étant donné qu'elle ne possédait qu'un seul œil.

"Si tu penses qu'il faut un présent, je pourrais me renseigner sur ce que les nains et les alfes auraient à proposer. Que penses-tu qu'il serait approprié d'offrir au Kremlin, de nos jours ?"

Ravie d'apprendre que son art avait persisté avec sa nouvelle incarnation, la déesse aventura ses fins doigts dans un coin du plat pour détacher une lamelle de chair du poisson, la baigner dans la sauce et la porter à sa bouche. Les légumes avaient parfaitement mariné à l'intérieur et l'échange de saveurs était tout bonnement délicieux. Même s'il fallait se limiter pour que son corps factice s'en trouvât reconnaissant, elle pouvait au moins partager un peu avec son hôte, un malin plaisir piquant ses envies de chapardage.

"Je confirme !"

"J'ai toujours pensé que l'anneau de Sauron était inspiré de l'anneau de Gigès. En devenant invisibles les humains succombent à leurs besoins voyeuristes et chapardeurs..."

Quant à celui des Nibelungen, outre le fait qu'il était protégé de la même manière que Balmung par la répartition de plusieurs pierres sur certaines järskinns, son aspect autrement plus maléfique qui poussait son propriétaire à mettre tout en œuvre pour protéger son trésor pouvait représenter un danger non négligeable entre de mauvaises mains. Néanmoins la déesse était d'accord sur le fait que ce qu'ils étaient en mesure d'offrir demeurait limité.

"En gardant l'idée d'un artefact, tu penses à une forme de chantage ? Nous gardons le secret, ils en disposent ? Je ne pensais pas que le fier défenseur des opprimés serait ouvert à ce genre de méthodes. Mais admettons ! A quoi servirait-il, cet artefact ? Un gadget d'espion pour observer les Américains ?"

Un sourire mutin l'anima en imaginant les membres du Kremlin réunis autour d'une boule magique similaire à un Palantir, ou bien à se disputer une sorte de collier de vision, une cuve d'eau bénite... En fait, ce serait si absurde que cela pourrait marcher. Mais mieux valait rester dans un domaine d'idées "normales" dans un premier temps, pour pouvoir s'adapter à la réponse que fournirait Moscou à ce type d'accord.

"Il n'est pas nécessaire de conclure un traité dès la première rencontre. Vous commencerez par aller là-bas et nouer le contact. Généralement les gouvernements savent que, même si rien n'aboutit, il vaut mieux recevoir des ambassadeurs Éveillés courtoisement plutôt que provoquer leur ire et leurs coups. Vous identifierez leurs éventuels besoins, et dans quelle mesure Nordheims pourrait y répondre sans que cela nous lèse. Si vous pouvez négocier quelque chose rapidement, tant mieux. S'il faut passer par moi pour trancher, je resterai près de la frontière de Midgard en attendant de vos nouvelles. S'il faut des négociations plus approfondies, alors n'hésitez pas à les faire patienter. Nous ne sommes pas aux abois."

Hel papillonna des paupières en réponse à sa taquinerie, jouant d'un charme auquel elle ne croyait qu'à moitié -faute à son physique particulier encore une fois. Il y avait de fortes chances qu'il en ait pour ses frais, à vouloir voir plus avant. Après tout, ils avaient parlé de relation charnelle déjà. Et elle était invitée à rester dormir pour la nuit. Assumerait-il, le louveteau, lorsque le moment viendrait de passer à l'acte, lui qui n'avait jamais touché une femme ?

"Aucune pitié pour les puissants, hein ? Me voilà déçue... Moi qui pensais avoir droit à un traitement de faveur pour une fois..."

Elle fit mine de bouder un instant, avant de saisir la choppe qu'il venait de remplir pour en vider la moitié du contenu d'une traite. Il allait finir par la penser alcoolique à force, mais il s'agissait là d'un petit pêché mignon qu'elle s'autorisait pour apporter un peu de saveur dans sa demi-vie.

Ceci fait, son regard suivant les gestes de Zeta Prime à mesure qu'il dévorait son plat, elle s'appuya sur les coudes, croisa les doigts et posa son menton par-dessus d'un air songeur. Ce qu'il envisageait là demandait une surveillance très fine des usages qui seraient faits de l'artefact, et quelqu'un capable de réagir rapidement pour enclencher cette "sécurité" qu'il mentionnait.

"A l'origine, nous occupons l'extrême nord de l'Europe justement pour empêcher la fonte des pôles et maintenir l'équilibre climatique de la planète. Si nous donnons un tel pouvoir à la Russie sur ses terres, il serait facile pour eux de nous reprocher de bâcler notre propre travail -alors que les gaz à effet de serre, la pollution et ces autres joyeusetés ne font que gâcher l'abnégation de générations de Scandinaves."

Pour la déesse, réfléchir à la place d'un dirigeant mortel avait quelque chose de délicat dans le sens où ils nourrissaient des priorités différentes. Il fallait trouver un appât suffisamment séduisant et auto-suffisant pour pouvoir poser les bonnes limites. Qu'aimaient les mortels ? La richesse, mais produire des billets en masse anéantirait les échanges mondiaux. La sécurité, mais tout ce qui touchait à l'ordre public pouvait être dévié à des fins militaires. La santé, mais fournir des médecins à une nation aussi grande allait prendre un temps considérable...

"Des golems ? Des automates ? Que l'on programmerait par magie, suivant les besoins ? Ainsi on pourrait les laisser quelques temps en autonomie et affiner les réglages de temps en temps."

Elle pointa un doigt vers les deux téléphones éteints sur un meuble un peu plus loin.

"J'ai un téléphone tactile verrouillé par mot de passe et je navigue sur internet, très cher. Donne-moi un peu plus de crédit s'il te plaît."

Le voilà qui voulait passer à la vitesse supérieure sans crier gare ? Hel se laissa faire, intéressée, avant de voir qu'ils se contentaient de changer d'endroits tout en s'offrant, comme depuis un certain temps, des caresses et des petites touches tactiles. Qu'avait-il en tête exactement ? La bière avait-elle fini par lui monter au cerveau ?

"Eh bien, eh bien... Tu pouvais aussi demander."

Elle se laissa câliner un moment tout en l'écoutant décrire l'inconscience humaine dans des exemples plus qu'affligeants.

"Évidemment, parce que l'arme et le cran de sûreté vont ensemble. Les golems, eux, ne pourraient pas être recalibrés par des Midgardiens."

Un moment silencieuse, la déesse se redressa sur les coudes tout d'abord pour lui laisser le temps de se dégager, puis pivota sans prévenir de façon à se positionner au-dessus de lui et s'asseoir à califourchon sur son bassin. Un sourire possessif et aventureux anima son expression puis elle se pencha pour croiser les bras sur son torse, dominatrice en quelque sorte. Ils pouvaient jouer sans aucun souci, mais cela contrariait ce qui avait été dit précédemment. Aussi, la reine de Helheim se contenta sagement de passer les doigts dans ses cheveux, puis sur son torse après avoir écarté les pans de sa veste.

"Ton attention serait-elle en train de se disperser, Run ? Je t'ai dit que la magie runique était dangereuse, et n'admettait pas l'ironie ou les métaphores, pour prendre les exemples les plus courants. Une appli qui en utiliserait pourrait provoquer plus de ravages en un an que Fimbulveltr si tu veux mon avis. Quand au dictionnaire norrois ancien-anglais, je n'ai rien contre, mais puisqu'il n'y a pratiquement plus que les dieux qui le parlent, je doute que le monde en ait l'utilité. Tu marques toutefois de bons points pour l'effort."

Ses doigts descendirent nettement pour parcourir son ventre, puis glisser vers ses cuisses en un froissement de tissu. Elle savoura du regard les réactions de son guerrier à ces stimuli audacieux avant de redevenir sérieuse.

"Je crois... que tu as d'autres choses en tête. Et je pourrais probablement y remédier s'il n'y avait pas cette espèce d'accord tacite selon lequel il faudrait que je sois pleinement impliquée moi aussi. Tu m'as pourtant l'air de céder à quelques impulsions pressantes... Dis-moi à quoi tu penses, là, tout de suite."

Ce fut à son tour de se figer. N'avait-il pas dit... ? Pourquoi soudainement... ?

"Je croyais que... La fougue viking... ?"

Elle le dévisagea de longues secondes, avant de tout simplement s'écarter de lui pour réinstaurer une distance plus raisonnable entre eux. Un peu confuse elle désigna les places qu'ils avaient tenues un peu avant à la table, mima le trajet qui les avait menés là soudainement, comme si cela expliquait tout. Elle avait rêvé ce qu'elle avait vu ou bien son expertise en langage corporel amoureux était vraiment à jeter aux orties ?

"J'espère que je n'ai pas été... trop... invasive..."

S'il demandait franchement, elle n'avait aucune honte à s'occuper de lui de la sorte. Elle avait eu des millénaires pour réfléchir à la manière dont elle pourrait jouer avec un partenaire, que ce fût pour elle ou pour lui, et la perspective d'être une parfaite débutante en la matière ne l'impressionnait pas du tout. Mais lui... avait eu l'air gêné de simplement lui avouer sa virginité, alors mieux valait y aller par petites touches seulement.
La déesse se rallongea donc à son côté, sans pouvoir s'empêcher de réfléchir tout de même à la suite de mots et de gestes qui l'avaient conduite à cette conséquence-là. Comme une étudiante en pleine recherche sur son sujet d'étude, elle décortiqua la scène dans son esprit, sans vraiment trouver le point de départ de l'incompréhension.

"Tu as froid ? Tu veux te coucher maintenant ? Ou c'est encore une image... ? J'ai besoin que tu m'expliques clairement Run, je voudrais te faire plaisir mais comme tu vois ce n'est pas mon fort..."

Il y avait en plus la question de son apparence, de comment ils allaient bien pouvoir partager cette couette en tout bien tout honneur. Les humains qui faisaient cela, pour ce qu'elle en savait, avaient l'habitude de plus encore. C'était comme si ses actes contredisaient ses mots pour la perdre dans l'attitude à adopter en réponse.

"Étant donné qu'il semble y avoir un malentendu, autant aborder une autre question qui risquerait de poser problème : d'ordinaire je dors nue. Mais si nous ne faisons rien, est-ce vraiment correct de partager la même couche ? Je pensais reprendre les traits d'Uskyld en même temps... Au cas où quelqu'un dérangerait..."

Ses traits oscillaient entre le rire et le dépit. D'un côté, lorsqu'elle le comprenait, elle appréciait l'humour de Run qui dédramatisait les choses. De l'autre, ne pas réussir à le comprendre piquait son orgueil, la rappelant sans cesse aux regards des autres qui la méprisaient ou la craignaient, sans même chercher à l'approcher pour la connaître. Il lui était difficile d'osciller entre les deux en permanence comme un pendule en pleine recherche de son objectif, mais au moins s'en accommodait-il.

"Run..."

Elle se surprit à le trouver terriblement romantique... et à aimer cela. Il demandait peu de choses, et toujours avec son accord. Comment faisaient les mortels pour rejeter cet homme ? Non vraiment, cela lui paraissait impensable, pas quand elle le voyait si proche de lui, à attendre simplement des caresses et des mots doux.

"Tu peux m'admirer autant que tu veux. Être nue est pour moi moins gênant que d'exposer mes os et ma chair à vif."

Car voir à travers elle relevait d'une intimité encore plus prononcée à son sens.

Elle jeta un regard vers les volets fermés à double tour. Ce que venait de dire le guerrier divin la décida : en quelques mouvements très rapides, l'illusion du corps d'Uskyld revint à sa place. Ainsi, s'il désirait réellement voir la lune l'éclairer, et si quelqu'un passait et voyait cela, volontairement ou non, nul ne saurait qu'il s'agissait de la divinité à double visage. Seulement une lycéenne venue de Norvège.

Peu sûre de savoir s'il avait exagéré ou non ses propos, elle ôta ses bottes puis se glissa sous les peaux et la couette avant de se déshabiller. Et c'est en glissant le bras hors du lit pour rassembler ses vêtements qu'elle se souvint de quelque chose. Curieuse, elle se retourna alors vers Run.

"J'aimerais essayer des chaussettes. Est-ce que tu en as ?"

Elle rit, sachant pertinemment que les vrais alfes ne ressemblaient pas du tout à ce décrivait les films auxquels il faisait référence. Et même comme cela il parvenait à faire valoir les droits des faibles. Une douce tendresse passa dans son œil, tandis qu'elle le voyait se faire pratiquement avaler par sa malle. Il en avait si peu, pour devoir chercher aussi loin ? Un moment elle s'en voulut de le faire chercher, puis le vit brandir les vêtements avec un air triomphal.

"Eh bien, tant d'égards ! Je suis de plus en plus curieuse."

La couverture fut retenue par la magie de la gravité féminine juste au bord de sa poitrine et calée sous les aisselles pour lui permettre de libérer ses mains et examiner les pièces de tissus. Run avait ainsi vue parfaite sur son décolleté de fortune et elle étudia aussitôt les chaussettes un peu plus en détails. Elle savait comment les mettre -mémoire d'hôte-, mais n'en utilisait généralement pas elle-même puisqu'elle ne craignait pas le froid. Elle commença à caresser la matière vantée par le maître de maison lorsque celui-ci lui demanda un peu plus de vision.

Une nouvelle fois la déesse hésita à le prendre au pied de la lettre ou non. Si elle s'était dévêtue sous la couette, à la base, c'était pour éviter de le gêner. Mais s'il demandait à voir, c'est qu'il le voulait vraiment cette fois, non ? Surtout s'il proposait lui-même de se dénuder aussi.

Parvenant à la conclusion que cette fois il était sérieux, l'illusionniste replia les jambes pour se hisser dessus et laissa retomber les pans de tissus dans le mouvement. Elle rassembla ses cheveux en arrière, qui lui tombaient à peu près au milieu du dos, dévoilant des formes tout à fait plaisantes même si elles n'égalaient pas sa physionomie divine vivante.

"Tada !"

Joueuse, elle fit un tour sur elle-même avant de venir s'échouer contre lui et l'enlacer. Puis caresser encore ses cheveux dont elle ne se lassait décidément pas.

"Je t'ai déjà donné la permission, non ? Mais j'apprécie la réciprocité de ta proposition. Je peux même enfiler ces chaussettes près du feu pour que tu aies tout le loisir de me contempler et que tu ne prennes pas froid."

Joignant le geste à la parole, Hel s'approcha et rajouta une bûche dans l'âtre, avant de retourner à l'examen de sa nouvelle curiosité. Visiblement rien ne distinguait la chaussette gauche de la chaussette droite. Elle en déposa donc une sur le côté et tendit la jambe pour enfiler l'autre, sur son pied gauche.

"C'est effectivement moelleux. Tout doux. Pour ce qui est de la chaleur je ne sais pas trop, mais si c'est une habitude humaine nécessaire à la discrétion, je pourrais m'y faire. A ton tour maintenant !"