"Parfait donc, VIP."

L'idée d'aller chercher elle-même son guerrier divin, sagement cloîtré au fond de son lit par le poids du temps et de la maladie, l'amusa quelque peu. Non qu'elle lui souhaitait une vieillesse douloureuse, mais il ferait sans doute moins le fier le jour où elle se présenterait, toujours belle et éternelle, pour venir l'emmener jusqu'à son domaine.
Mais son expression s'assombrit légèrement en songeant qu'entre-temps il aurait sans doute connu l'amour, une fois, plusieurs fois, peut-être fondé une famille, réalisé des projets, abandonné d'autres, changé le monde à sa façon puis coulé des jours paisibles en donnant le relais à la nouvelle génération. Et avec tout cela, tout ce temps passé à meubler le vide et à courir après le temps, il aurait sans doute oublié cette simple rencontre dans la forêt à chasser un rêne. Ou plutôt, une reine.

"Je crois que de nos jours, en théorie, tu n'as pas le droit de toucher n'importe quelle femme sans son consentement. Ni même n'importe quel homme, en fait."

Elle sourit moqueusement, appréciant au passage de prouver qu'elle était suffisamment à jour pour au moins pouvoir tenir une conversation avec un Éveillé sans paraître complètement dépassée. Les marques de téléphones et les séries télévisées étaient une chose, la condition des femmes et l'évolution des mœurs à grande échelle une autre. Mais le plus mignon dans tout cela tenait sans doute à sa façon de s'emmêler les pinceaux verbalement.

"Eh bien, comme nous le disions tout à l'heure, la très grande majorité des mortels voit en moi uniquement la mort, l'absence de gloire, les Enfers... Et j'ajouterais aussi que la très grande majorité des mortels ne s'oppose pas aux convocations de ses dieux, qui n'ont donc pas besoin de les rappeler à l'ordre et se présenter à eux en personne. Tenant compte de tous ces facteurs plus le fait que les mortels ont une très grande tendance à fuir la mort, je dirais que un : tu es complètement suicidaire, et deux : oui. Probablement. Bien qu'après des millénaires j'ai toujours un petit doute sur ce genre de choses, mais je pense que cela m'aurait marquée tout de même..."

Un haussement d'épaules ponctua ses derniers mots, l'air de dire que cela n'avait pas vraiment d'importance. La force de l'habitude éclipsait cette constante attitude de rejet, et la déesse tenterait d'y remédier dans cette incarnation. Si malgré cela les mortels refusaient de la considérer autrement, elle n'aurait d'autre choix que de se dire que les Nornes lui interdisaient la chaleur d'une main tendue, et que Baldr avait été l'unique exception à une règle plus jamais enfreinte.

"Je suis extrêmement exigeante en matière de bière. Et je te préviens tout de suite : je ne peux pas être ivre. J'espère que tu tiendras la comparaison."

Son rire fit s'envoler les corbeaux, comme si la vie s'était soudain allégée autour d'eux. Alors elle attendit qu'il lui montrât la route.

 

"Tu as... glissé ?"

Hel sembla réfléchir.

"Et s'il n'y a pas de neige ?"

Bon, ce serait probablement rare en Nordheims, mais pour peu qu'il se trouve en intérieur, le guerrier divin aurait du mal à faire passer son excuse. Ainsi visualisait-elle ses propos, sans se douter combien elle était éloignée de sa référence.

"Tu peux aussi tout simplement venir au palais et demander après moi, si tu souhaites me voir. Bien sûr il vaut mieux que ce soit pour une bonne raison, mais qui sait ? Une fois que j'aurais abattu le travail qui m'est dévolu je devrais bien pouvoir trouver du temps pour les valeureux élus d'Odin."

Un moment elle le suivit sans répondre, jetant des regards autour d'elle à mi-chemin entre la curiosité et le détachement. Il la croyait donc si sociable ? En donnait-elle l'air ? Pourtant, comme il l'avait dit, ses préoccupations n'étaient pas celles des mortels. Serviteurs comme civils. De quelle façon aurait-elle pu se faire des amis avec les gros handicaps qui formaient son point de départ ?

"Les serviteurs ne m'obéissent que parce que j'ai la bénédiction d'Odin et que je me suis imposée à eux. Les autres... préfèrent m'éviter."

Sauf lui. Pour une raison encore difficile à déterminer en fait.

Arrivés dans la demeure, Hel se sentit à l'aise. Il y avait ici un mélange entre certaines techniques de construction modernes et des éléments hérités de la longue histoire du nord. Les runes surtout attirèrent son attention, et elle ne put s'empêcher de venir en parcourir les contours du bout du doigt.

"Des vœux de bonheur pour ton foyer... C'est toi qui les as gravées là ?"

Sans attendre d'y être invitée, elle s'empara d'un tison et raviva le feu. Après tout ils étaient venus ici pour empêcher Run d'attraper froid, non ? Elle jeta un œil vers les livres, sans parvenir à lire leur titre. Cette langue était trop récente, et elle nota mentalement de l'apprendre quand elle en aurait le temps. Une simple formalité pour une déesse plurimillénaire, mais qui demandait tout de même quelques créneaux horaires assez longs.

"De la neige ou de l'huile, tout cela pour simplement parvenir à toucher une femme sans son consentement. J'ignore ce que tu cherches à faire, Run de Zeta Prime, mais tes méthodes semblent inutilement peu pratiques."

Elle lui coula un regard amusé, qui s'accentua en voyant les différentes expressions se succéder sur son visage pour suggérer la réflexion, une certaine antipathie au sujet du palais, sa territorialité et et son humour. La palette était assez variée pour qu'elle prît un malin plaisir à scruter ses petits tics et les déchiffrer.

"C'est sûrement pour cela que mon stock de chaussettes a diminué..."

Son air le plus innocent au visage, elle se concentra sur les flammes encore un moment, reposa le tisonnier là où elle l'avait attrapé. Ses références étaient peut-être localisées grand public, mais elle en avait un peu. Merci Uskyld. Et puis, à bien y réfléchir, puiser dans les souvenirs de son hôte n'aurait pas dû se limiter à des séries ou des films. La déesse se concentra un moment et retourna vers la bibliothèque. Paupières closes, elle s'empara d'un ouvrage au hasard et rouvrit les yeux pour le feuilleter. Petit à petit, les mots de la langue natale de la jeune femme s'imprégnaient dans son esprit comme si elle avait elle-même suivi les cours, appris les nuances, formé son accent. Avant qu'elle s'en rendît complètement compte, elle avait lu une page entière sans autre difficulté que son rythme un peu lent. Elle secoua la tête un instant en se disant qu'elle renouvellerait l'exercice, puis revint à Run.

"Tu l'as sans doute remarqué, mais Asgard ne fonctionne pas à l'électricité. Les inventions des Hommes ne sont pas adaptables ici. Les téléphones portables ont un peu de réseau à Magnir, mais c'est à peu près tout. C'est pourquoi j'ai missionné un autre guerrier divin pour aller quérir ceux qui nous aideront à développer nos propres méthodes en la matière. En attendant, je me rends de temps en temps à la frontière avec Midgard, où je comble peu à peu mes lacunes."

Elle roula des yeux un instant, la malice revenant habiter ses prunelles de fond d'océan.

"Je pourrais peut-être troquer la permission à certains de prendre des pauses supplémentaires pour jouer à Candy Crush en échange d'une petite salle de projection où tu me programmerais ton cinéma personnel."

Tout à coup, l'odeur de l'alcool accapara son attention et elle délaissa les livres pour venir s'emparer de la choppe promise, les lèvres déjà friandes du liquide auquel le grès donnait une petite couleur rosée. La déesse fit tourner légèrement son contenant pour admirer le jeu des couleurs, sentir les effluves dégagés et... avaler deux ou trois bonnes gorgées sans se faire prier. Run pourrait deviner sans problème qu'elle se retenait de l'engloutir d'une traite et cul-sec, habituée aux festins vikings comme certains aux piques-niques du dimanche.

"Hum... Pas mal. Très léger comparé à de l'hydromel, évidemment, mais le goût est là. Le goût de la terre. Le goût de l'artisanat. Un jour il faudra que je te fasse goûter une pinte de Svartalfheim. Les nains font des merveilles."

Son bras s'arrêta à mi-chemin de sa bouche en entendant la question. Pensive, la déesse pencha légèrement la tête vers la gauche puis se balança dans l'autre sens.

"Les lire, oui. Mais les utiliser est une autre histoire. Beaucoup plus dangereuse. Quel usage souhaites-tu en faire ?"

"J'ai presque envie de m'en acheter une paire juste pour te prouver que c'est possible. Et que dans cette incarnation je ne suis pas Niflhel, mais plutôt Alfhel."

A ceci près qu'elle n'était pas une alfe, mais il lui rappelait suffisamment les préjugés qu'on avait sur elle pour se permettre d'en démolir les contours. Au moins il avait l'air de s'amuser et elle souhaitait profiter de cette bonne humeur communicative pour une fois.

"Oh je t'en prie ! Thor est peut-être le protecteur de Midgard, mais il est aussi fort que rustre. Le genre d'homme à participer à un concours de bière, suivi du concours du rot le plus sonore. Et bien sûr, il utiliserait son tonnerre pour faire encore plus de bruit."

Elle leva les yeux au plafond. Le rouquin avait la chance de tenir le beau rôle dans beaucoup d'histoires, et parce qu'il aimait les Hommes, parfois bien plus que platoniquement, tout le monde l'idolâtrait quasiment comme un sex symbol. Répugnant. Au moins autant que cette peste de Freyja avec sa beauté incroyaaaaable, ses sourires, sa fertilité. Un frisson de dégoût longea l'échine de Hel, qui n'oubliait pas non plus qui serait responsable du meurtre de son frère-loup. Avant d'être vengé par son frère-serpent. Un point partout, balle au centre !

Bon, en vérité, l'idée lui avait vaguement traversé l'esprit. Mais Mjöllnir n'était pas une batterie ou une centrale électrique. Il s'agissait d'un artefact divin que seul le dieu du Tonnerre pouvait manier à sa guise. Ce qui voulait dire beaucoup de contraintes en perspective pour qui voudrait l'utiliser en permanence. Non, Blue Graad semblait une meilleure solution, même si la mise en place d'un réseau de communication entre les mondes prendrait du temps et serait délicate à mettre en place.

"Et comment appelles-tu le fait d'inviter chez toi une jeune femme que tu connais à peine pour boire une bière ?"

Elle avait posé la question d'un ton innocent avant de profiter à nouveau de ladite bière qu'elle s'efforçait de faire durer un peu plus longtemps. Se rapprochant du feu, elle cligna volontairement des paupières comme une petite aguicheuse, très ironique.

"Et après tu vas me demander un baiser ? Ou peut-être... glisser et me le voler ?"

Un sourire étira ses lèvres de plus en plus moqueusement, jusqu'à ce que la pensée qu'il était vraiment sérieux sous ses airs mutins la traversât. Essayait-il de la séduire depuis le début ? Peut-être qu'il fallait mettre les choses au clair là, tout de suite. Pour ne pas le blesser quand il réaliserait qu'elle ne pouvait aller dans son sens. Elle l'appréciait et ne souhaitait pas écorcher ses sentiments ou lui montrer de l'irrespect en lui cachant ce qui pourrait poser problème. Ce serait sans doute mieux pour tout le monde. Et si elle se trompait ? Non, ce serait clair quand même. Il ne se ferait pas de fausses idées de son côté non plus.

"Euh, Run... Je ne devrais peut-être pas jouer autant... Tu sais je... je ne ressens pas les choses comme les humains. J'espère que je ne te donne pas d'espoirs insensés à mon propos. Les rencards sont pour les personnes qui s'aiment. Qui peuvent s'aimer. Et moi je peux difficilement aimer qui que ce soit. Mon corps n'est pas fait pour. Je suis un monstre. C'est... contre ma nature en quelque sorte. Tu comprends ce que je veux dire ? Ce n'est pas que je ne veux pas, mais je ne peux pas. Et ce depuis toujours."

De lui, son regard tomba doucement vers sa choppe, sa voix et le goût dans sa bouche rendus amers par les mots qu'elle venait de prononcer. Oui, il était un mortel sympathique, qui pour une fois faisait fi des préjugés même après avoir vu son vrai visage. Mais cela ne changeait pas, à ses yeux, le problème de n'avoir qu'un demi-corps vivant et tout ce que cela impliquait de différence de fonctionnement avec une femme "normale".

Il était assez difficile de parler de runes après un sujet pareil, mais elle tâcha de garder le fil, de l'ancrer dans la réalité.

"Non, loin d'être recommandée. J'ai appris d'Odin en personne et il m'a mise en garde. Pour de bonnes raisons. Les runes recèlent une magie profonde, qui peut détruire leur utilisateur si manipulée n'importe comment. Si je t'apprends seulement à les lire comme un alphabet, tout ira bien. Mais si tu veux en savoir plus, je préfère demander l'avis du Père de Toutes Choses d'abord."

Les minutes qui suivirent furent gênantes, autant pour l'un que l'autre. Elle y avait sans doute été un peu brusquement dans son explication et en constata aussitôt les conséquences. Elle vit son assurance s'effriter puis franchement tomber en morceaux, alors qu'il venait tout juste d'avouer qu'elle était la première à entrer dans son foyer. Son espace vital en quelque sorte. Et de son côté la déesse n'en menait guère plus large. Après avoir confié pratiquement toute l'histoire de sa vie intime à un quasi-inconnu, elle se devait d'avouer une faiblesse qui la rendait malheureuse comme une pierre depuis toujours. Oui bien sûr Hel, tu as du mal à te faire des amis parce que personne n'aime les gens à moitié morts, ta famille est "dysfonctionnelle", et côté cœur ? Oh oui, le célibat éternel. Parfait, tout va bien.

Et le voilà qui enfonçait le pieu avec un maillet : des questions très précises, auxquelles elle allait devoir donner des réponses tout aussi précises si elle voulait avoir une chance de ne pas jeter toute la fragile confiance tissée avec son guerrier divin aux orties. Franchise, le mot d'ordre. S'intégrer, servir Odin, servir Asgard. Et peut-être... grappiller une petite, toute petite, ridicule, riquiqui part de bonheur égoïste.

Un profond soupir souleva sa poitrine. Elle posa sa choppe et passa les mains sur son visage, comme pour en réguler la température, ou la circulation sanguine -c'était un peu instinctif et difficile à décrire, même pour elle. Puis elle planta son regard dans le sien avec le plus grand sérieux.

"Ce que je vais te dire et te montrer est un secret. Non, un tabou ! Et je te jure que si tu trahis ta parole, je viendrai te réduire en miettes de mes propres mains, au point que tu ne seras même pas en état de voyager jusqu'au moindre monde des morts."

Son introduction suffisamment explicite, la déesse se leva pour aller fermer les différents volets, rideaux, s'assurer que la porte était fermée à clef et même tracer une rune de silence dessus. Elle s'assura qu'il n'y aurait pas d'autres issues ou possibilités qu'un espion se trouvât à proximité et éteignit complètement leurs téléphones, avant d'enfin revenir près de la cheminée qui était désormais le point le plus éclairé de la maison.

"Je vais lever l'illusion. Le temps que tu comprennes. Sois attentif car je ne le referai pas."

Sa main gauche se porta à la broche qu'elle avait érigée en bague d'oreille, et en quelques vifs mouvements les traits d'Uskyld disparurent pour laisser place à ceux de la déesse de la mort paisible. Elle desserra les dents pour prendre la parole plusieurs fois, cherchant comment aborder le sujet sans paraître trop catégorique. Parler de ce qu'elle était à ce niveau de détail n'avait rien d'habituel.

Finalement, sa main squelettique vint ôter son demi-masque puis glisser sur sa "joue" d'os blanc et lisse.

"Comme tu peux le constater, je n'ai vraiment qu'une moitié de corps. Enfin... C'est celui d'Uskyld, mais qui a été altéré par mes pouvoirs pour ressembler à ce que je suis en réalité. Il n'y a vraiment qu'un côté carné, des organes manquants, des muscles disparus... Tu pourrais même passer ta main dans ma moitié de crâne pour constater qu'elle est vide."

De son œil unique, elle lui adressa un regard qui disait "Non, tu ne le feras pas".

"Cependant... même borgne, je te vois distinctement. Avec mon bras droit je peux soulever du poids si nécessaire, avec ma jambe courir... Et tu imagines bien que quand je bois de la bière, je fais en sorte que le liquide ne coule pas à travers ma cage thoracique. Mon cerveau, de même, assure ses fonctions primaires. Cela est possible grâce à mon cosmos divin. C'est mon identité divine propre on pourrait dire. Mais cela demande de l'énergie. Je me porte donc mieux si je ne sollicite pas mon corps pour manger, digérer, boire... Je peux m'en passer. De la même manière, je n'ai pas besoin d'autant de chaleur qu'une humaine puisque je n'ai pas autant de chair à préserver. Je pourrais bien marcher nue dans la neige, je ne sentirais pratiquement pas la différence. Le sommeil en revanche m'est nécessaire afin de ne pas provoquer de rupture dans l'entretien de ce corps et pouvoir refaire mes forces."

Tout en parlant, elle s'était laissée regarder, avait fait quelques pas, soulevé une chaise pour illustrer ses propos. Elle revint alors près de la cheminée et s'accouda contre son rebord de pierre avec son côté gauche.

"Pour le sujet qui nous intéresse..."

Elle se racla la gorge tout en laissant vagabonder son regard n'importe où ailleurs que dans le sien.

"Disons que les hormones nécessaires à l'apparition du désir... Le niveau de toucher requis pour véritablement éprouver ce qu'il faudrait... L'énergie que demanderait l'illusion pour y satisfaire... dépasseraient grandement ce que mon corps physique utilise en temps normal. Autrement dit, il me faudrait faire un effort conscient et continu simplement pour réussir à être suffisamment impliquée physiquement, au détriment de tout l'aspect émotionnel. Et cela pour une moitié de corps... Donc... je me dois me contenter des souvenirs de mes hôtes en la matière."

Particulièrement gênée par le fait qu'elle venait d'avouer fouiller des mémoires qui ne lui appartenaient pas afin d'en extraire une sorte de parcelle de plaisir voyeuriste, Hel ne tint plus en place et retourna vers la bibliothèque de façon à lui tourner le dos complètement. Une mèche blanche atterrit entre ses doigts vivants, sa voix baissa.

"Est-ce que c'est assez clair comme cela ?"

 

L’œil obstinément planté sur les tranches des livres face à elle, la divinité fut plutôt soulagé de constater qu'il avait compris le problème du premier coup, lui épargnant le difficile exercice de préciser sa condition déjà fort particulière. Néanmoins il y avait un léger bémol dans son résumé qui fit retourner la déesse face à lui, la mine amère.

"En fait, je pensais plutôt à mon côté vivant... Pour l'autre, prends tout ce que je viens de te dire et multiplie-le. Nous parlons de ressusciter un corps divin, avec tout ce que cela implique de pouvoir contenu à l'intérieur. Que ma nature divine cherchera à dégrader à nouveau. Ce n'est pas anodin."

Au moins il essayait de l'aider. Et de façon désintéressée si l'on excluait le fait que, peut-être, ils essayaient de mettre au point une solution pour eux deux. Si on lui avait dit dès le matin qu'elle passerait sa soirée en compagnie d'un guerrier divin fraîchement rencontré, à parler de son fonctionnement corporel et plus si affinité, elle ne l'aurait pas cru. Sauf si c'étaient les Nornes qui le lui avaient annoncé mais les vieilles biques ne venaient pas se mêler des affaires mortelles. Ou sentimentales en général.

Elle lui fit signe de poursuivre lorsqu'il voulut poser ses questions. Après ses aveux plus qu'embarrassants et le silence qui avait suivi, ils n'étaient plus à cela près. N'est-ce pas ? Et ce qu'il avançait était loin d'être idiot.

"Tu veux savoir si je peux être amoureuse en somme ? Eh bien, oui. Je l'ai été, il y a longtemps... Bien longtemps..."

D'un amour à sens unique, qui s'était vu écrasé dans l’œuf aussi bien par la mort du dieu que ses épousailles. Si aujourd'hui elle pouvait lui rendre visite à sa guise car il était la Lumière personnifiée de son monde, Hel avait abandonné toute idée de romance. Le savoir heureux dans cette autre vie lui suffisait, même si cela n'effaçait pas sa propre solitude.

"Si je devais trouver une image pour illustrer je dirais... Voyons voir... Un énorme mal de crâne. Tu souhaites occuper ta journée tranquillement avec un livre, en jardinant, en... regardant la télé... en mangeant... mais il y a cette douleur perpétuelle qui cogne, cogne, cogne, si fort dans ta tête qu'il est tout simplement impossible d'en faire abstraction. Au fond, tu pourrais, en te forçant, exercer une activité tout en supportant cette douleur, mais pas l'oublier. Pas la mettre de côté. Et jusqu'à ce qu'elle passe, tu es forcé de t'en préoccuper. Mobiliser l'énergie pour avoir une enveloppe "normale", c'est un peu l'équivalent. Impérieux, irrémédiable. Éreintant."

Et puis il fallait se préoccuper de la source. Elle se voyait mal aller puiser dans Helheim ou dans l'énergie vitale de quelqu'un juste pour satisfaire un besoin physique ou une pulsion amoureuse, aussi passionnée fût-elle. Aussi lorsqu'il parla de drainer inconsciemment quelqu'un d'autre, ses sourcils se froncèrent.

"Que veux-tu dire par "inconsciemment" ?"

Établir un lien de drain d'une personne à un autre lui semblait déjà délicat à réaliser, surtout avec un mortel, alors sans s'en rendre compte ? N'était-ce pas le meilleur moyen de tuer cette personne ?

"Je n'ai jamais tenté quelque chose de ce genre mais... je ne suis pas bien sûre. Ce serait dangereux pour la personne drainée. Il m'a l'air facile de s'oublier dans les brumes de l'amour. Charnel ou passionnel."

Un instant elle cessa de penser aux aspects techniques pour le regarder, lui. Prendre le temps de détailler ses boucles blondes, le bleu presque arctique de ses yeux, longer la silhouette carrée de sa mâchoire, les contours de ses épaules. Et se demander une fois de plus comment ils en étaient arrivés à parler de tout ceci, aussi vite, à oublier les plaisanteries taquines pour parler amour et biologie. Pourquoi la discussion avait-elle l'air simple avec Run ?

"Run. Est-ce que tu... Je me trompe peut-être... Aurais-tu... des sentiments pour moi ? Je veux dire... de ceux dont nous sommes en train de parler ?"

Plus il précisait sa pensée, et plus elle avait l'impression qu'il voulait servir d'expérience lui-même, pour elle. Pour son bon plaisir. S'en rendait-il seulement compte ? Hel se demandait, voyait dans ses yeux seulement la réflexion d'un homme qui cherchait une solution à un problème. Touchant. Pur, d'une certaine façon. Bien éloigné de cet impertinent chasseur qu'elle avait dû mener à travers les bois pour se moquer un peu de lui et lui rappeler son devoir.

Laissant de côté un instant son problème d'humanisation temporaire, elle le vit se décomposer une fois de plus sous le poids de sa question. Des mots sans voile qui avaient besoin d'être exprimés. Indélicate peut-être, la mi-morte avait l'habitude d'aller à l'essentiel. Après tout la mort ne s'embarrassait pas de mille critères pour emporter une âme. Soit elle vivait, soit elle mourait, et c'était à peu près tout. Le franc-parler de la fille de géante reflétait cette espèce d'impitoyable loi de la Nature dont elle maniait les fils, telle une marionnettiste des destins post-mortem.

De nouveau elle se rapprocha de lui, la pensée furtive qu'elle ne tenait pas en place et finirait sans doute par l'agacer avec cette manie de rester en mouvement. Un demi-sourire étira ses lèvres et ne put s'empêcher -ou plutôt ne voulut s'empêcher- d'amorcer un nouveau contact entre eux, comme pour vérifier. Elle porta ses doigts vivants à sa joue, les fit glisser dans son cou en se demandant s'il éprouverait un frisson juste ainsi.

"Je ne sais pas si c'est ce que tu dis, ce tu fais, ou toi tout entier que j'aime, mais il y a bien quelque chose. Sans cela je ne t'aurais pas confié en quelques heures ce que des générations et des générations de mortels n'ont jamais su et ne sauront jamais. Sans cela non plus, tu ne m'aurais pas acceptée ici, n'est-ce pas ? Ce jour pourrait être le point de départ de bien des premières fois..."

La main de chair descendit encore un peu, dessina l'épaule puis descendit et stoppa sur le torse du jeune homme. Elle pouvait sentir les battements de son cœur sous sa paume. Lentement, elle lui rendit son espace, ôta sa main.

"La sagesse recommanderait que nous nous arrêtions ici pour cette fois, afin d'y réfléchir plus posément. Sommes-nous sages, Run ?"

"N'aie crainte, mon doux mortel. Personne ne me volera à toi."

Hel pouvait presque sentir la vie filer à toute vitesse dans ce cœur éphémère. Puis le hamr enthousiaste et demandeur du jeune homme qui les entourait. Elle avait suivi du regard le chemin de sa main le long de ses os, gardant l'autre contre elle sans condition. Refermé ses doigts dépourvus de nerfs, de muscle et de peau sur la paluche qui semblait bien épaisse en comparaison. Ce fut avec plaisir qu'elle revint se noyer dans les océans du bleu limpide, soutenir la puissance farouche et fragile de ce regard, de cette voix devenue timide.

"Calme ton pouvoir. Si nous recourons à cette méthode, ce ne sera pas sans avoir étudié toutes les possibilités et les risques qu'elle implique. Je ne veux pas te faire courir de risques démesurés sur un coup de tête."

Loin d'être un refus de lui, la réponse se voulait douce et empathique. Comme dans la forêt, elle laissa son corps s'échouer contre le sien, plutôt sur la partie gauche, le regard accroché tranquillement à sa sensibilité. Son sourire s'agrandit légèrement.

"Je suis une éternité. Toujours là demain, et encore le lendemain. Ne me pleure pas quand je pars, mais fête-moi quand je reviens, veux-tu ? Et cesse de te comparer aux dieux, aux mortels, aux géants, aux autres... Tu es Run. Cela me convient. Tu endosseras ta järskinn quand le besoin se fera sentir, et je t'utiliserai comme le guerrier divin que je veux que tu sois. Mais en-dehors de ces moments-là, sois simplement toi-même. Sois cet homme qui voit en moi la femme belle, charmante, dont tu aimes l'esprit, la compagnie et la répartie. S'il te plaît."

Moi aussi, je veux compter pour quelqu'un. Pas seulement pour mes pouvoirs ou mon rôle pendant et après Ragnarök. Je veux que l'on me voie comme tu me vois.

"Cela m'est précieux. Tu m'es précieux."

Abaissant les paupières, elle vint doucement plaquer son front au sien -toujours en penchant plutôt du côté gauche-, et demeura ainsi un moment, sage comme une image.

"Appelle-moi. Dis mon nom avec amour. J'ai envie de l'entendre dans ta bouche."

"Préférable pour le moment en effet. Et de toute façon tu ne vas jamais au palais, n'est-ce pas ? "

L'image du presque dégoût qu'il avait affiché lorsqu'elle avait parlé de venir la voir au palais lui revint et la fit rire. S'il avait pensé parler dans le vide, il se trompait.

"Pour ce qui est du royaume, ils n'ont pas à savoir. C'est ma... notre vie privée. Mais en effet, dans le pire des cas il reste les illusions. Ces mêmes illusions que je conserverai sur moi-même au moins jusqu'à sentir que les peuples sont prêts à m'accepter comme guide en l'absence d'Odin. "

Juste une manière de rappeler que, toute déesse qu'elle était, elle aussi avait à faire ses preuves en quelque sorte. Que le chemin serait sans doute long et ardu, les obstacles nombreux et la prise de conscience difficile. Pourtant à cet instant et plus que jamais avant, elle se sentait capable d'abattre des montagnes, des jötuns si nécessaire, et d'insuffler aux guerriers divins ainsi qu'à tous les Nordhiens le souffle nécessaire à leur renouveau. Parce que l'un d'eux croyait en elle au point de s'oublier en gestes de tendresse et de confiance malgré sa demi-existence.

"Run."

A ses oreilles le mot sonna différemment. Plus comme un vœu solennel, une promesse, un fragment d'une lumière depuis longtemps oubliée. Elle avait été honnête lorsqu'elle avait déclaré ne pratiquement rien ressentir physiquement et s'appliquait à exprimer le bouleversement qui étreignait son être dans un langage corporel que le Norvégien comprenait aisément. Elle songea à lui rendre son baiser d'une manière un peu plus explicite, mais toujours y avait-il cette barrière des sensations, et elle aurait peur de lui donner quelque chose d'important sans pouvoir en partager l'essence la plus pure. Et puis il était tout aussi beau à s'inquiéter de ce qui était mort autant que de ce qui était vivant. Elle lui rendrait ses gestes, un jour.

Il semblait réellement insister sur leur différence de longévité, comme pour garder quelque part une distance, se retenir de trop s'attacher de peur de la brûler lorsque le moment de sa mort viendrait. Si la démarche était compréhensible, Hel eut un pincement au cœur en l'entendant. Alors elle prit sa main la plus proche, l'amena à son cœur -du côté gauche !- pour qu'il en sentît les battements, plus lents que ceux d'une humaine, mais pas moins existants.

"Ton éternité est ici."

"Des papar... ?"

Un instant étonnée par sa question, elle se fit pensive et laissa l'esprit d'Uskyld la guider de lui-même vers la signification du mot. La jeune Norvégienne n'avait pas été la plus assidue sur la mode et les dernières tendances mais l'image d'un homme perché sur sa branche dans l'espoir d'obtenir une photo rare pour un magazine était une façon un peu particulière de s'évader du fjord. Revenue aussi vite au moment présent qu'elle l'avait quitté, la déesse eut un sourire amusé.

"Je suis navrée de te décevoir, mais je pense être encore loin du statut de star de mon côté."

Toujours plus ou moins alanguie contre lui, son demi-sourire s'étira, et son œil se plissa de la malice qui lui était coutumière.

"Serais-tu en train de m'avouer que tu nourris le fantasme d'être pourchassé par une foule d'admirateurs -ou admiratrices- alors même que tu aurais pour fréquentation la déesse dont l'une des moitiés ferait tomber à ses pieds n'importe quel mortel ? C'est qu'il va falloir que je te surveille de près. De très près."

Elle passa une main possessive à l'arrière de son crâne, glissant dans ses boucles blondes jusqu'à pouvoir saisir sa nuque. Arrivée là, elle ne voulait plus le lâcher et profita de sa prise pour lui masser doucement les cervicales. Il devait y avoir à cet endroit bon nombre de centres nerveux qui demandaient à être détendus, ou simplement stimulés de la plus agréable des manières. Juste histoire de prouver qu'elle pouvait user d'autres méthodes que de la menace pour l'envoûter et le garder près d'elle si nécessaire.

Puis l'aveu. Cette peur juste là, autant provoquée par le plaisir d'avoir quelqu'un qu'elle avait été ignorée jusque-là. Hel avait ressenti cela auparavant. Souvent même. La peur de la solitude en quelque sorte, après avoir entraperçu la chaleur d'un foyer. Pour cette raison elle se laissa pleinement dévisager un moment sans répondre. Comment le rassurer alors qu'elle savait qu'elle avait encore beaucoup à faire pour les neuf mondes, et que cela pouvait potentiellement les tenir éloignés un moment ? N'avait-elle pas elle-même commencé à songer à l'envoyer à Moscou ?

"Il y a des réponses qu'il te faut trouver tout seul, et des moments que tu devras passer seul à nouveau. De même, la prochaine fois que nous nous croiserons, je porterai sans doute l'un de mes masques. Cela ne signifie pas que je t'abandonne ou que je ne t'aime plus. C'est un mal nécessaire pour que nos vœux pour les Nordhiens aient une chance de se réaliser. Mais si tu m'attends, je reviendrai toujours. Alors souris, Run. Profite du bonheur pendant qu'il est à ta porte. Après il sera trop tard."

Elle jeta un œil vers les fenêtres fermées, réfléchissant un moment à une marque d'encouragement qui lui permettrait de tenir le coup jusqu'à la prochaine fois. Une idée lui vint et la fit replonger aussitôt dans son étreinte.

"Si tu le souhaites, je peux rester ici cette nuit te tenir compagnie. Mais demain à l'aube au plus tard, il faudra que je retourne au palais d'Asgard. Dis-toi que nous revoir nous ne pourra qu'être délicieux après l'attente."

Le voir sourire était un plaisir inattendu que la souveraine de Helheim savoura pleinement. Sa main toujours sur sa nuque descendit dans son dos pour des caresses, sans autre but que simplement profiter de lui pendant qu'il la tenait contre elle. Et manifestement elle avait réussi à lui remonter le moral et chasser la peur au moins pour un temps, ce qui venait parfaire un tableau déjà fort engageant.

"Un plan couette ? Qu'est-ce que c'est ?"

Il y avait bien un autre type de "plan" que cela évoquait dans son esprit, mais elle venait juste de lui confirmer en visuel qu'elle ne pouvait pas s'adonner à celui-là. Et quand bien même, ils allaient vraiment vite dans la progression dans leur relation jugea-t-elle, même pour un mortel éphémère et dénué de sagesse.

Son changement d'expression tendit à faire penser à la jeune femme qu'il s'agissait là encore d'une plaisanterie, comme il semblait que Run était incapable de s'en empêcher. Elle afficha une moue boudeuse, bientôt doublé d'un désespoir largement exagéré.

"J'ai comme l'impression que tu fais exprès d'essayer de me perdre avec tes innombrables références de mortel pour me tester. Me penses-tu à ce point ignare des nouveautés de cette époque pour avoir à me "mettre à jour" de la sorte ? Même s'il est vrai que j'ai à rattraper des choses... Et pour mon plus grand déplaisir, je suis obligée d'accepter car j'ai horreur de ne pas comprendre."

Elle croisa les bras et son expression passa au défi.

"Entendu pour la musique. Mais c'est moi qui vais te cuisiner quelque chose. Et tu verras que je suis capable de m'intégrer sans aucun problème."

Désirable... Si elle s'était attendue à ça ! Et le voilà qui était tout gêné de sa propre prévenance. Elle aurait voulu ses doutes d'un simple revers de main comme on chassait une araignée en détruisant sa toile. En lieu et place, elle posa un doigt sur ses lèvres pour lui faire comprendre qu'il n'était pas nécessaire de rentrer dans les détails.

"Moi non plus."

Elle se détacha doucement de lui, fit un tour sur elle-même comme s'ils se trouvaient en plein centre commercial, en train d'essayer des vêtements sous le regard de l'autre. Se faisant c'était bien sa moitié morte qu'elle voulait montrer.

"Il me semble avoir été la première à dire que ce n'était pas possible. Alors pas besoin de t'excuser. Je n'ai pas l'intention de brusquer les choses."

Elle fit mine d'être offensée, comme si on pouvait lui reprocher le caractère malicieux et espiègle qu'elle tenait sans doute pour bonne partie de Loki. Un moment la déesse songea à rétorquer qu'elle pouvait être hautaine, arrogante et autoritaire s'il préférait, mais ce n'aurait été que forcer beaucoup trop le trait de leur jeu. Surtout qu'il pouvait lui arriver de l'être, quand on remettait trop en cause sa souveraineté -dans le cas de Run, il avait dansé avec la frontière acceptable, et heureusement pour eux deux la conversation avait dévié.

Tandis qu'il s'occupait de son instrument, Hel entreprit d'aller fouiller dans le cellier. Si les régimes alimentaires de Norvège n'avaient pas trop changé, elle savait y trouver a minima du poisson, quelques légumes, et elle espérait que Run aurait le bon goût de posséder quelques épices, des œufs et/ou de quoi concocter une sauce qui se marierait bien avec.

"La seule magie que je vais utiliser sera celle de mon savoir-faire. Observe et apprends, jeune coq !"

Bon en vérité, il ne s'agissait pas que de son savoir-faire, mais il fallait bien qu'il y ait des avantages à traverser les ères encore et encore. Elle réunit donc ses ingrédients et commença à s'occuper du poisson tout en écoutant sa voix. Un demi-sourire orna son visage pendant qu'elle écaillait, vidait et dés-arrêtait un gros animal encore entier puis le lavait. Ses gestes étaient sûrs et précis. Avec les légumes, elle remplit la chair de la bête comme s'il s'agissait d'une farce, ajouta de l'eau et referma par-dessus. Sachant le chaudron déjà chaud, elle prépara une grille et un plat épais en terre cuite ainsi que le couvercle assorti. Le poisson commencerait à chauffer doucement tandis qu'elle utilisait les œufs, un peu de crème et des épices pour sa sauce, laquelle rejoindrait l'ensemble une fois suffisamment épaissie.

Sûre de son ouvrage, Hel s'était approprié l'espace comme si elle y évoluait depuis toujours. Malgré l'absence de faim, elle se régalait d'avance de l'expression que Run arborerait en goûtant son plat, tout plaisantin qu'il était. Cette compétence-là aussi, elle l'avait acquise à force de frustration de ne pas comprendre le monde qui l'entourait. Voir les tribues festoyer jusqu'à épuisement, et plus encore les einherjar, lui avait donné envie de pouvoir goûter, dévorer à son tour. Même si cela lui occasionnait de la fatigue supplémentaire, tout comme boire l'excellent hydromel des nains.

Elle rajouta quelques bûches dans le feu puis revint près de Run avec un air fort satisfait.

"Un peu des deux. Les humains ont toujours dû manger pour survivre, et j'ai toujours eu des hôtes humains. Et puis tu imagines bien qu'avec des homologues comme Thor, on est forcé d'assister de temps en temps à un banquet plus grand qu'un gymnase."

Il se souvint même l'avoir défié une fois à ce fameux concours de bière. Et avoir gagné puisqu'il lui était impossible de connaître l'ivresse, au contraire du dieu du Tonnerre. Juste histoire de rabattre son caquet.

"Il y a également quelques techniques de divination qui requièrent des sacrifices. C'est un bon exercice pour apprendre à vider correctement les entrailles et à étoffer ses connaissances en anatomie. Le Père de Toutes Choses sait y faire."

Et elle avait été son élève la plus assidue.

"Aujourd'hui seuls ceux qui chassent et qui vendent leurs proies ont ce savoir-faire... La paresse est un fléau à Midgard."

Une idée germa. Tant pour l'ambiance que pour l'Histoire. Il allait en avoir pour son compte, à pousser la curiosité toujours plus loin. Profitant qu'il avait besoin d'équilibre pour tenir son instrument, elle se glissa dans son dos et posa les mains par-dessus les siennes, son souffle baignant sa nuque un instant. Cherchant le son adéquat à travers ses doigts, elle finit par lui faire jouer un rythme simple, régulier, profond, presque mystique. Lorsqu'il eut compris qu'il fallait continuer de jouer, elle se sépara de lui et marmonna quelque chose en vieux norrois, impossible à comprendre.


Son hamr s'étendit dans l'espace de la maisonnette, tissant des trames d'une réalité lointaine dans laquelle Run pourrait voir des silhouettes assemblées auprès d'un feu où cuisaient différentes viandes sur des broches de bois toutes simples. La déesse se mit à onduler, d'une manière qui n'avait plus grand-chose d'humain, ensorcelante. Dans son sillage les personnages se précisaient petit à petit : jarl coupant le pain pour ses fils, farouche valkyrie les mains pleines du sang d'un porc fraîchement égorgé, un petit bol rempli du liquide encore chaud. Des enfants se battaient dans un coin ou s'emparaient de plus de victuailles dans les plats abondamment disposés sur des tables basses, tous assis à même le sol de paille ou de terre, ou bien sur des peaux de bêtes. On comptait une douzaine de personnes dans cette assemblée, probablement toutes de la même famille à en juger par les ressemblances des uns et des autres.
Le jarl se mit à chanter, d'une voix gutturale et guerrière, poussant d'autres personnes à initier la même danse que Hel entre ce passé et le présent. Il y avait là une atmosphère sauvage et pourtant conviviale. La simplicité de l'existence d'un viking, une fois rentré de la saison des raids où il avait pillé, incendié, capturé, tué, conquis.
La soirée avança en quelques images, comme si le guerrier divin voyait un film défiler devant ses yeux. Les enfants ivres avaient fini par se tasser dans un coin, leurs fourrures les faisant ressembler à un tas informe seulement muni de têtes et de pieds qui dépassaient. Les adultes, eux, se livraient toujours à ces danses étranges, et à d'autres plus sensuelles, plus proches, jusqu'à fatalement s'adonner à des plaisirs bien plus terre à terre, en couple ou à bien plus.

Loin de vouloir charmer ou gêner Run par cette vision d'un passé fort lointain, Hel limita la vision à celle des ombres, éventuellement des sons associés, avant de revenir envahir tout son champ de vision et saisir son visage possessivement.

"Il était un temps où tu aurais pu être l'un de ces grands vikings que toute l'Europe redoutait. Aujourd'hui les choses sont bien trop faciles. Paisibles. Pas que cela me dérange, mais si tu veux être un loup, il va falloir aiguiser tes crocs, mon tout beau. Souviens-toi que j'ai pour frères un loup géant dévoreur d'astres, et un serpent encore plus géant capable d'avaler les mondes... La sauvagerie ne m'est pas étrangère. Là où ils sont grands par leur taille, je le suis par mon pouvoir. Seras-tu à la hauteur ?"

Elle rit. Un son bas, presque aussi guttural que dans la vision sans rien perdre de sa féminité. Enfin elle consentit à lui laisser de l'air pour aller vérifier la cuisson du poisson dont la bonne odeur embaumait désormais la pièce.